Le projet de loi réformant le code du travail est-il utile? Est-il bien ciblé? La méthode employée - les ordonnances- est-elle la bonne?... La très sérieuse et fort peu extrémiste association Entreprise & Personnel (E&P), qui regroupe plus d'une centaine de dirigeants d'entreprises, de responsables de ressources humaines et de spécialistes des questions sociales, a mobilisé son réseau pour tenter de répondre parfois de façon très iconoclaste à ces questions, alors qu'Emmanuel Macron a fait de la réforme du droit du travail sa priorité. Etant bien entendu qu'E&P ne s'est pas penchée sur l'ensemble du projet mais s'est surtout focalisée sur les questions touchant à l'articulation entre l'accord d'entreprise et l'accord de branche ainsi que sur l'idée de fusionner les différentes instances représentatives du personnel.
Une méthode de travail clarifiée
Sur la méthode, E&P salue le travail de clarification opéré par la nouvelle équipe au pouvoir. A la différence de ce qui s'est passé pour l'élaboration de la loi El Khomri par exemple, l'exécutif assume totalement le pilotage de la future réforme, on ne fait pas croire aux syndicats qu'il y a une sorte de négociation. Le fait qu'il s'agisse "seulement" d'une concertation est assumé. E&P reconnaît que le pouvoir s'est doté "d'une équipe expérimentée qui a du métier, cohérente, complémentaire, professionnelle...". De fait, à l'Elysée comme à Matignon ainsi qu'au sein du cabinet de la ministre du Travail, on retrouve de très grands professionnels des questions des relations du travail, y compris d'anciens syndicalistes. Ce qui facilite grandement les choses lors des rencontres bilatérales avec les organisations patronales et syndicales.
Faire entrer Force Ouvrière dans le jeu
En outre, le gouvernement actuel est "malin", avec une approche tactique "de rééquilibrage des relations avec les différents syndicats", explique E&P. En d'autres termes, là où le gouvernement précédent avait très nettement donné l'impression de privilégier la CFDT, ce n'est plus le cas maintenant. Tout a été fait pour que Force Ouvrière revienne dans le jeu social. Et, pour l'instant, ça marche : Jean-Claude Mailly, le secrétaire général, a souligné à maintes reprises que la concertation paraissait réelle et sincère. Bien entendu, le but de la manoeuvre est d'isoler davantage encore la CGT qui, toujours pour l'instant, est la seule centrale représentative à avoir appelé à une journée d'actions le 12 septembre, soit une semaine avant l'adoption des ordonnances en conseil des ministres.
Un texte avec "peu d'idées nouvelles"
Sur le fond du texte, E&P met les pieds dans le plat en affirmant que, finalement, le projet de réforme contient... "peu d'idées nouvelles". Et force est de reconnaître que c'est exact: le plafonnement des indemnités prud'homales, le périmètre d'appréciation de la cause du licenciement économique étaient déjà évoqués dans certaines moutures des lois Macron et El Khomri. Quant à savoir si un accord d'entreprise peut déroger à un accord de branche - la fameuse inversion de la hiérarchie des normes -, le débat est encore plus ancien et une importante loi sur la question a déjà été votée en 2004.
Et que dire de l'évocation du "chèque syndical" pour financer les organisations syndicales. L'idée était très en vogue - la société Axa avait défrayé la chronique en proposant ce chèque - dans les années... 1980.
Tou ceci fait dire à E&P "qu'aucun diagnostic au plus près des réalités opérationnelles n'a été conduit pour saisir les situations qui posent problème dans le fonctionnement du dialogue social".
Interrogations sur l'efficacité réelle des futures mesures
En d'autres termes, les professionnels d'E&P ont l'impression d'une loi "qui vient d'en haut", pas forcément adaptée aux réalités du terrain.
Aussi, l'association s'interroge sur l'efficacité réelle des futures mesures. Et n'hésite pas une nouvelle fois à mettre les pieds dans le plat en allant à l'encontre du discours généralement entendu. Ainsi, sur la nécessité de "sécuriser les relations de travail" pour donner confiance aux entreprises et les inciter à recruter. E&P, comme d'autres, estime pourtant que "le facteur déterminant d'une décision d'embauche au niveau micro-économique reste le besoin lié à l'activité, le carnet de commandes".
L'association rappelle par ailleurs, que la rupture sécurisée existe déjà, "elle s'appelle la rupture conventionnelle", instituée par accord national entre les organisations patronales et syndicales en 2008.
Le "CDI de mission" ? Peu adapté pour garder les talents
De même, E&P se montre sceptique face à la généralisation à d'autres secteurs du "CDI de chantier" en vigueur dans la construction. Un tel contrat prend automatiquement fin lorsque la mission du salarié est achevée. Certes, pour l'association, ce contrat peut trouver sa place dans quelques "startups ou dans le monde du luxe". Mais, plus généralement, elle s'interroge:
"Dans des secteurs où l'acquisition de ressources est difficile et où on s'arrache les expertises pointues, la proposition d'un tel contrat sera-t-elle attractive? On peut en douter."
C'est en effet une bonne question, à l'heure où l'on parle tant du besoin impératif d'avoir des salariés de plus en plus qualifiés et où il est impératif de séduire et garder les talents.
Un "trop-plein" de négociations d'entreprise
Sur le souhait de privilégier la négociation d'entreprise, une fois de plus, E&P se montre iconoclaste et s'étonne que des "experts" poussent à fond vers cet objectif.
"Cela surprend quand on entend beaucoup d'acteurs (tant RH que syndicaux) dans les entreprises se plaindre de la pléthore de négociations, dont beaucoup contraintes depuis plusieurs années. On entend plus de critiques devant l'excès de négociations que d'attentes à en ouvrir de nouvelles."
De fait, qu'il s'agisse des négociations annuelles sur les salaires, des questions relatives aux conditions de travail, etc., c'est déjà plutôt le trop-plein dans les entreprises.
E&P s'interroge donc sur la méthode :
"Parler de simplification sans suppression ou réduction des contraintes formelles existantes n'est qu'un trompe-l'oeil ou un abus de langage (...). La négociation d'entreprise n'est pas la panacée (....), multiplier les sujets d'affrontement ne signifie pas un meilleur dialogue social."
On le voit, E&P n'y va pas par quatre chemins en remettant en cause un certain nombre de "vérités".
Les effets pervers de la "simplification"
D'autant plus que l'association -composée, répétons-le, de très nombreux professionnels de terrain- s'interroge aussi sur la volonté à tout prix de fusionner les instances représentatives du personnel (CE, DP, CHSCT), afin de simplifier. Elle souligne un aspect pervers de cette idée:
"Le regroupement des instances conduit à une concertation des mandants sur des acteurs syndicaux de plus en plus hors-sol. Renforcer un système qui crée des permanents, des professionnels du cumul des mandats n'est pas une réponse qui semble à la hauteur des enjeux de renouvellement syndical (...).
Et ce, d'autant plus que la possibilité (et non pas l'obligation) de fusionner les instances est déjà prévue par la loi Rebsamen de 2015 - loi que, selon E&P, les entreprises ne se sont pas encore réellement appropriée.
En conclusion de cette étude riche en remises en cause d'idées convenues, E&P émet donc un regret:
"L'écart semble encore se creuser entre une vision parfois théorique des relations sociales et la perception des acteurs de terrain, faute d'études sociologiques en France du fonctionnement concret des relations sociales."
Une étude vraiment iconoclaste.