Santé : « Il devient incontournable de territorialiser certaines politiques publiques » (Caroline de Pauw)

ENTRETIEN. Chercheuse associée au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé), la sociologue Caroline de Pauw insiste sur le fait qu’un programme de santé est avant tout un projet de société. Explications. Cet article est issu de T La revue n°14 - Santé : un équilibre en jeu, actuellement en kiosque.
Caroline de Pauw.
Caroline de Pauw. (Crédits : DR)

LA TRIBUNE- Quel rapport entretiennent les Français avec la santé ?

CAROLINE DE PAUW- Que ce soient les patients, les soignants ou les politiques, rares sont ceux qui contrediraient l'idée que le système de santé français est un bien précieux. S'il est question de le sauver aujourd'hui, c'est bien pour cette raison. De même, personne, dans le discours public, ne remet en cause l'approche universelle du droit à la santé. Cet objectif, issu de la Révolution française et la notion d'égalité des conditions pour les individus, n'a donc pas changé. Ceci n'empêche pas la complexité dans son fonctionnement et notamment la question des bénéficiaires, répartis en deux catégories : les contributeurs actifs, autrement dit, les travailleurs qui alimentent le système par leurs cotisations, et ceux qui ne sont pas en capacité d'y contribuer mais en sont bénéficiaires grâce au mécanisme de solidarité fiscalisée. S'il n'est aujourd'hui pas question d'abandonner cette approche universelle de l'Assurance maladie, la part de plus en plus grande laissée aux complémentaires santé, par exemple, montre bien qu'elle évolue malgré tout... En outre, la question des inégalités face à la santé réveille toujours le débat - depuis Rousseau et Diderot - entre l'inné et l'acquis. Les différences en matière de santé sont certes liées à quelques critères innés, biologiques, mais surtout imputables aux trajectoires et conditions de vie, qui sont des situations générées par la société, et donc acquises, comme l'accès à un logement décent ou à une alimentation saine et équilibrée. Nos comportements de santé sont clairement liés à nos conditions de vie. La plupart des inégalités de santé démontrées aujourd'hui - géographiques, professionnelles, genrées, etc. - sont des conséquences de constructions sociales, ce qui veut dire qu'il est possible de lutter contre, car la société peut jouer sur ces déterminants individuels. Penser le contraire serait réducteur et injuste. Or, les politiques publiques mettent aujourd'hui l'accent sur l'individualisation des parcours, y compris en matière de santé. Si la stratégie est louable en soi, puisqu'il s'agit de s'ajuster à la personne et à sa trajectoire personnelle, elle a un travers majeur : la déresponsabilisation de la société dans la genèse du problème.

Nombreux sont les gouvernements qui ont fait évoluer le système de santé. Comment expliquez-vous cette volonté ? Quels ont étaient leurs motifs ?

Les évolutions proposées ont toujours eu comme motivation officielle la pérennité du système, via des politiques de maîtrise des dépenses de santé. Prenons l'exemple de la tarification à l'activité pour les établissements de santé (la T2A), qui doit être abandonnée, selon la déclaration du président Macron en début d'année. La volonté de départ était de pouvoir maîtriser les dépenses des établissements de santé en ayant une meilleure visibilité sur les activités de soins qui y sont produites, afin d'harmoniser les tarifications en fonction des actes réalisés. Malgré la sécurité et la qualité des soins invoquées, cette réforme a été sous-tendue par une logique de maîtrise économique. On changeait de paradigme avec l'idée que si la santé n'a pas de prix, elle a dorénavant un coût qu'il faut prendre en compte... De l'opulence - relative -, nous sommes passés à une logique administrative et comptable. Sous prétexte d'efficience et de rendement des établissements, a été instaurée une culture d'objectifs et de résultats, et non plus de moyens, avec une course à la rentabilité et aux actes les plus rémunérateurs qui en a découlé. Cette nouvelle culture s'est également imposée à la médecine générale de ville, avec l'intégration de Revenus sur objectifs de santé publique (Rosp) : les médecins perçoivent une somme forfaitaire s'ils atteignent leurs objectifs, par exemple en matière de participation de leur patientèle aux dépistages organisés. Or, ce paiement à l'acte, et la T2A en particulier, ne tient pas ou peu compte de toutes les spécificités du patient ni d'autres éléments tels que le coût de l'énergie ou du foncier, qui peuvent largement varier d'un territoire à un autre. Et les conditions de travail se sont tellement dégradées qu'il règne aujourd'hui un climat de défiance entre les professionnels de santé et leurs tutelles, climat forcément délétère pour la qualité des soins. Le secteur sanitaire vit donc une crise majeure aussi bien sur la définition des soins, leur accessibilité et les professionnels habilités à les dispenser que sur la quête de reconnaissance et de sens de la part des acteurs de la santé, qui ont parfois l'impression que leur métier finit par se résumer au remplissage de tableaux de bord et autres documents administratifs. Or le sens, utile aux métiers du care, ce ne sont pas les indicateurs qui le donnent !

On dit le système français mauvais en prévention...

Les comparaisons sont toujours périlleuses car les systèmes nationaux ne sont pas identiques. Toujours est-il que l'approche française a souvent privilégié l'accès aux soins comme principale porte d'entrée à la réduction des inégalités de santé. Or, promouvoir une politique de prévention basée uniquement sur l'accès aux soins et le secteur sanitaire est une erreur. Même si des programmes nationaux de dépistage existent, et on ne peut que s'en féliciter, ils ne peuvent être dispensés efficacement sans se préoccuper des conditions de vie des patients. Un programme de santé est un projet de société, un projet de vie, puisqu'il y a des liens forts entre les conditions de vie - revenu, logement, alimentation... - et l'état de santé. Prenez le tabac, par exemple. Il peut être pris en charge par de très bons praticiens et comporter un remboursement des substituts nicotiniques pour aider la personne. Mais si ce sont les conditions de vie qui l'ont amenée à fumer, si celles-ci ne changent pas, il n'y aura pas d'amélioration, même avec une offre de soins particulièrement efficaces. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut rien faire, mais qu'il faut aller plus loin. Enfin, pour que la prévention fonctionne, il faut que les citoyens puissent se projeter dans le temps. S'ils n'ont, comme c'est le cas des plus précaires, aucune perspective positive à moyen ou long terme, pourquoi renoncer aujourd'hui à un plaisir immédiat pour un bénéfice à distance qui n'est pas envisageable ? Ils n'ont aucune raison de le faire.

Et la santé au travail ?

La santé au travail est le parent pauvre des politiques de santé. Il n'y a qu'à observer les classements pour les étudiants en médecine : la médecine du travail arrive en dernier. De même, les places vacantes dans ce domaine, malgré les offres d'emploi, sont très nombreuses. Le métier est peu attrayant et peu valorisé. En outre, il peut aussi arriver que les salariés soient méfiants, même à tort, vis-à-vis des services de santé intra-entreprises. Beaucoup n'oseront pas parler de problèmes comme des addictions, de peur que cela ne soit partagé avec la direction et aboutisse à un licenciement. Ajoutez à cela la fonction publique, où il n'y a quasiment aucune médecine du travail et bien sûr les travailleurs libéraux, y compris les médecins de ville, et les indépendants, qui n'ont pas accès à ces services, et cela fait une proportion élevée de la population active qui passe à travers les mailles du filet. Cette situation est d'autant plus alarmante que le travail indépendant est en plein essor - et dédouane l'entreprise qui y a recours de la responsabilité quant à l'état de santé lié aux conditions de travail. Par ailleurs, les travaux sur les femmes au travail montrent une sous-estimation de leur exposition aux risques professionnels en matière de santé et une non-reconnaissance de certaines pénibilités des travaux dits féminins, du fait, en particulier, de l'insuffisance d'intégration des femmes dans les recherches. En fait, en matière de lombalgies ou d'arthrose, les femmes sont surreprésentées. Et les risques psychosociaux sont très élevés dans les métiers à prédominance féminine. En outre, la dynamique, en matière d'accidents du travail, est clairement en défaveur des femmes. Alors que les hommes ont connu, entre 2000 et 2011, un recul de 20 % des accidents du travail, les femmes ont connu une augmentation de 27 %. Il y a donc nécessité de déployer des politiques de prévention en direction des femmes, d'autant que nombreuses sont celles, précaires ou en situation monoparentale, qui vont préférer souffrir, de peur de perdre leur emploi.

Comment voyez-vous l'avenir de la santé en France ?

Il faut avant tout remettre du dialogue et de la concertation - par opposition à une simple logique d'assentiment - entre toutes les parties prenantes. Cela prendra du temps, mais ce temps est nécessaire, puisqu'il faut que tout le monde, autour de la table, soit convaincu des solutions à adopter, que chacun y trouve sa place et que le système fonctionne dans la durée. À entendre Emmanuel Macron annoncer, en janvier, la fin de la tarification à l'activité à l'hôpital avec effet dès juin, je m'interroge... Il devient également incontournable aujourd'hui de territorialiser certaines politiques publiques. Il paraît en effet logique d'avoir des organisations de soins et de santé différentes selon que vous vous trouvez dans un secteur de haute montagne ou une grande métropole, par exemple. La démographie médicale, la sociologie des patients, les conditions de vie ne sont pas les mêmes. Il faut certes garder une égalité dans les objectifs de santé, mais aussi parvenir à une équité dans les moyens, avec de l'agilité en fonction des territoires. Sans oublier la nécessaire réaffirmation du principe de solidarité pour tous, afin de restaurer un sentiment de justice sociale partagé par tous, contributeurs actifs ou non. Sinon, ce n'est pas le système de santé qui risque d'imploser, mais la société tout entière...

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T14

Commentaires 3
à écrit le 06/05/2023 à 12:04
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Nous avons nos ARS, dont le R = Régionale, on se demande bien pourquoi, puisque tout est centralisé la dernière preuve la fin par BRAUN de la rémunération soit disante excessive des médecins remplaçants (trop chers) et la normalisation devait être bi...

à écrit le 06/05/2023 à 11:24
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Le principe des complémentaire santé est une aberration économique . Je m'explique , que ce soit une mutuelle , un institut de prévoyance ou une compagnie traditionnelle l'assuré paie deux fois pour une même prestation des frais de gestion et de com...

à écrit le 06/05/2023 à 9:06
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Affaire de résilience et de sobriété ! Dites nous ce dont vous avez besoin, on vous indiquera les moyens de vous en passer ! ;-)

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