Comment l'accord décroché à la COP28 de Dubaï peut-il être à la fois une victoire pour « le climat », selon les termes du gouvernement français, et pour la major pétrogazière TotalEnergies ? Alors que le ministère de la Transition énergétique s'est félicité mercredi d'une « avancée historique » et d'un « langage très fort sur la sortie des énergies fossiles », l'énergéticien a en effet « salué » un texte « confort[ant] sa stratégie »...laquelle consiste, en grande partie, à accélérer dans le gaz fossile.
Autre signal troublant : l'Alliance des petits Etats insulaires, qui figurent parmi les premières victimes du dérèglement climatique, a dénoncé mercredi un « manque d'ambition » et un « langage faible » sur les combustibles fossiles. La petite île du Pacifique Samoa affirmant même, sous les applaudissements, que « le processus a[vait] échoué ».
Une référence tacite au gaz naturel
Pourtant, l'accord final s'avère plus ambitieux que la version présentée lundi soir par la présidence émiratie et rejetée en bloc par l'Union européenne. Après une nuit de négociations intenses, l'appel à « réduire la production et la consommation d'énergies fossiles » s'est en effet changé en volonté de « transitionner hors » de ces combustibles (« transitioning away »), en « accélérant l'action dans cette décennie cruciale afin d'atteindre la neutralité carbone en 2050 conformément aux préconisations scientifiques ». Soit une formulation plus engageante que la précédente, selon le ministère de la Transition énergétique, mais qui évite en même temps de recourir au terme de « sortie » de ces énergies (« phase out »), celui-ci faisant office de ligne rouge pour certains États pétroliers.
Il n'empêche : comme tout compromis, cette avancée ne vient pas sans contrepartie. Car dans un nouveau paragraphe, le texte « reconnaît que les carburants de transition peuvent jouer un rôle en facilitant la transition énergétique tout en garantissant la sécurité énergétique ». Une référence tacite au gaz, cet hydrocarbure moins émetteur de gaz à effet de serre que le charbon. Or, il s'agit là d'un élément de langage classique des entreprises pétrogazières pour justifier leurs nouveaux investissements dans ce combustible fossile, d'ADNOC à Shell en passant par TotalEnergies. Ce dernier « note » d'ailleurs « avec intérêt » la « mention dans l'accord de l'utilité des transition fuels comme le gaz », affirme un porte-parole à La Tribune.
« C'est une distraction dangereuse ! », réagit-on au WWF. « Les vrais gagnants du nouveau projet de texte sont les producteurs de combustibles fossiles qui continuent de qualifier de « gaz » le combustible de transition », estime même Vibhuti Garg, directeur de l'Asie du Sud au sein du groupe de réflexion IEEFA (Institute for Energy Economics and Financial Analysis). Pour le ministère de la Transition énergétique cependant, l'idée est d'être « pragmatique », ce qui ne remet pas en cause la « cohérence » du texte au global.
Le gaz naturel, indispensable pour l'économie africaine
Le gaz naturel présente toutefois un intérêt dans certaines régions du monde. « La fin des énergies fossiles pour le développement de certains pays africains posent une vraie difficulté », pointe ainsi Thibaud Voïta, chercheur associé au Centre Énergie et Climat de l'Institut français des relations internationales (Ifri), alors que quelque 600 millions de personnes, soit 43% de la population totale du continent, n'ont toujours pas accès à l'électricité.
« L'Agence internationale de l'énergie (AIE) reconnaît ainsi que l'accès à l'énergie dans la plupart des pays africains ne pourra se faire que par le gaz naturel », rappelle le spécialiste.
Dans son scénario pour une Afrique durable (SAS), qui vise à instaurer un accès universel aux services énergétiques à l'horizon 2030, l'AIE table donc sur une augmentation de la demande de gaz naturel.
Elle estime même que l'industrialisation de l'Afrique reposera « en partie sur une utilisation accrue » de ce combustible fossile. « Plus de 5.000 milliards de mètres cubes de ressources en gaz naturel ont été découverts à ce jour en Afrique, mais leur exploitation n'a pas encore été approuvée. Ces ressources pourraient fournir 90 milliards de mètres cubes de gaz supplémentaires par an d'ici à 2030, ce qui pourrait bien être vital pour les industries des engrais, de l'acier et du ciment, ainsi que pour le dessalement de l'eau », développe l'agence. Les émissions de CO2 liées à l'utilisation de ces ressources gazières au cours des 30 prochaines années, ajoutées aux émissions actuelles de l'Afrique, porteraient la part du continent dans les émissions mondiales « à seulement 3,5 % », précise l'AIE.
Des risques d'abus
Reste que la formulation dans l'accord de la COP28, « peut ouvrir la porte à des abus, en dehors de l'utilisation du gaz naturel faite en Afrique », anticipe Thibaud Voïta. De fait, la reconnaissance du gaz naturel comme énergie de transition peut être perçue comme un signal et encourager d'autres pays, comme la Russie, ou même des entreprises à miser davantage sur cette ressource. A l'image de TotalEnergies, dont la stratégie de transition consiste justement à pivoter du pétrole vers le gaz, et notamment le gaz naturel liquéfié (GNL), dont la production doit augmenter de 40% entre 2021 et 2030.
« Dans nos scénarios [d'évolution du mix énergétique mondial, ndlr] le gaz naturel joue un rôle important car il est immédiatement substituable au charbon et il est deux fois moins émetteur de CO2 », expliquait encore récemment Patrick Pouyanné, le patron de la major pétro-gazière.
Si, pour ses défenseurs, le gaz naturel doit jouer un rôle clé dans le remplacement des centrales à charbon, l'accord de la COP28 reste sur ce point décevant. Il mentionne uniquement l'objectif « d'accélérer les efforts en vue de la diminution progressive de l'électricité produite à partir de charbon » non associée à des techniques de captage de carbone, sans fixer de calendrier précis. Nous n'avons pas « progressé par rapport à la COP de Glasgow », déplore-t-on dans l'entourage d'Agnès Pannier-Runacher, la ministre de la Transition énergétique.
Surtout, le texte n'entérine aucun objectif ambitieux sur la réduction des émissions de méthane, à l'effet réchauffant 80 fois plus puissant que le CO2 sur une échelle de vingt ans. Le secteur gazier reste pourtant à l'origine d'une grande partie des rejets de cet hydrocarbure, en raison de fuites lors de sa production, son transport et sa distribution.