
Cela fait maintenant vingt ans que Recep Teyyip Erdogan et son parti de la Justice et du développement (AKP) dominent le pouvoir en Turquie. Si le président peut se targuer d'avoir fait connaître à son pays un véritable boom économique durant la première décennie passée à sa tête, permettant l'essor d'une classe moyenne florissante, c'est une époque qui appartient désormais au passé. Celui qui convoite un troisième mandat a, ces dernières années, entrepris de mettre l'économie au service d'une politique basée sur un contrôle de plus en plus resserré.
Élément clé de sa stratégie, Erdogan a placé des proches au sommet de chaque autorité de régulation, à même de respecter toutes ses volontés. Désormais, il gouverne à rebours de toutes les théories économiques, doté d'une vision court-termiste basée sur « une croissance à tout prix ». Et ce, au détriment de sa population écrasée par une inflation abyssale et une dévaluation de la monnaie nationale. Sans compter que le pays panse ses plaies après le double séisme survenu en février dernier. Ainsi, alors que les élections, dont le premier tour se tient dimanche, pourraient porter au pouvoir une coalition de six partis d'opposition, représentée par Kemal Kiliçdaroglu, la perspective d'un nouveau mandat d'Erdogan inquiète plus que jamais.
Des proches à la tête des institutions
Pour de nombreux spécialistes de la Turquie, c'est à partir de 2018 qu'on observe un véritable changement dans la politique économique menée par Erdogan. Deux ans plus tôt, il a entrepris d'étendre ses pouvoirs grâce à l'instauration de l'Etat d'urgence à la suite de la tentative de coup d'Etat. Réélu, il change la constitution par référendum affaiblissant considérablement les pouvoirs du parlement.
Surtout, Erdogan prend soin de nommer à la tête des autorités de régulation du pays, notamment la banque centrale de la République de Turquie (TCMB), « des personnes proches du pouvoir, qui lui sont inféodées », pointe Deniz Ünal, économiste au Centre d'études prospectives et d'informations internationales (Cepii). Le 19 mars 2021, le gouverneur de l'institution, Naci Agbal, déjà nommé par Erdogan quelques mois plus tôt, est limogé et remplacé par l'économiste et homme politique Sahap Kavcioglu par un décret présidentiel. L'objectif du chef de l'Etat : mener une politique monétaire basée sur des taux très bas. Depuis septembre 2021, la TCMB a ainsi procédé à une dizaine de baisses successives de son taux directeur passé de 19% à 8,5%. Le tout pour supporter une croissance forte sans pour autant parvenir à masquer les failles de cette nouvelle politique.
Une croissance à tout prix...
Erdogan veut, en effet, une croissance à tout prix. Pour cela, il lui faut encourager la consommation, l'investissement et donc le crédit à la consommation comme immobilier. Avec des taux aussi bas, quiconque avec un minimum d'épargne veut l'investir dans un bien, notamment immobilier avec le risque de créer une bulle immobilière, explique Rémi Bourgeot, économiste et chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Ces dernières années, la Turquie a, en effet, connu un énorme mouvement de constructions immobilières et d'infrastructures gigantesques dans ses grandes villes à commencer par Istanbul peuplé désormais de gratte-ciel. Des « projets fous » de ponts, d'autoroutes ou encore d'aéroports, à plusieurs milliards de dollars. Au total, plus de dix millions de logements ont été érigés en vingt ans.
Une politique d'expansion qui a d'ailleurs été pointée du doigt après le double séisme qui a frappé le sud-est du pays le 6 février dernier. « Le coût de la reconstruction est monumental et cet événement remet en question le système d'urbanisme mené jusqu'alors avec des constructions douteuses », souligne Rémi Bourgeot. Sans compter que cette politique de construction sans limite a majoritairement servi un cercle proche du pouvoir. Ainsi, dans certains domaines qui ont joué un rôle moteur dans la dernière décennie, Erdogan a fait en sorte que les appels d'offres pour les vastes projets d'infrastructures publiques soient remportés par des gens « proches de lui, même s'ils n'ont pas d'entreprises. Elles ont été simplement créées à cette occasion pour que l'investisseur empoche l'argent. Un système basé sur la corruption qui fait grimper le taux de croissance sans pour autant ajouter à la productivité du pays et, surtout, qui tarit les ressources pour les vraies entreprises », explique Deniz Ünal.
En conséquence, si la Turquie peut se targuer d'une croissance forte, plus de 5% en 2022 contre 3,5% au sein de la zone euro, c'est une « croissance appauvrissante au prix d'inégalités de revenus et d'épuisement de ressources insoutenables », résume l'économiste du Cepii.
... qui alimente une hyper-inflation...
Autre conséquence immédiate de la baisse des taux qui a débuté à l'automne 2021, le pays subit une poussée inflationniste qu'il n'est toujours pas parvenu à enrayer. Et ce jusqu'à atteindre 85,51% sur un an en octobre 2022, soit son plus haut niveau depuis 1997. « Actuellement, l'inflation est l'une des plus élevées au monde selon le FMI. La Turquie se place ainsi après le Venezuela, l'Argentine, le Soudan... », déplore Deniz Ünal. Si la Turquie n'est pas le seul pays à faire face à une flambée des prix, cette dernière s'explique, en Europe ou encore aux Etats-Unis, par les conséquences de la guerre en Ukraine qui ont, notamment, fait bondir les tarifs de l'énergie. Au pays d'Erdogan, c'est donc bien les choix monétaires de celui-ci qui pèsent sur le pouvoir d'achat des ménages. Et si l'inflation semble se tasser depuis six mois, atteignant néanmoins 43,68% en avril sur un an, cette apparente accalmie s'explique surtout par un effet de base, tant la hausse fut exponentielle l'année passée.
Sans compter que, « les chiffres officiels ne sont pas fiables , pointe l'économiste du Cepii, car, depuis deux ans, on ne connaît pas la composition du panier des produits pris en compte pour mesurer la hausse des prix. Selon des économistes indépendants, qui considèrent un panier de produits vendus en ligne, elle serait d'ailleurs deux fois plus élevée, même si leurs chiffres ne sont pas non plus totalement fiables. En revanche, ceux de la chambre de commerce d'Istanbul, qui indique sa base de calcul, attestent bien, avec un taux de plus de 60%, du fait que les résultats officiels sont très en deçà de la réalité ».
... et la dépréciation de la livre turque
En parallèle, la Turquie a vu sa devise nationale s'effondrer, elle aussi victime de la baisse des taux. En septembre 2022, la livre turque avait chuté de plus de 27% face au dollar en moins d'un an, après avoir déjà dégringolé de 44% de sa valeur en 2021. En outre, « les nombreux événements politiques, la tentative de coup d'Etat, les tensions à chaque élection, mais aussi les chocs extérieurs comme la guerre en Syrie et l'afflux de migrants qui en a découlé, sont autant de chocs négatifs pour le taux de change », explique Julien Marcilly, chef économiste au sein de Global Sovereign Advisory (GSA). « Or, quand la livre se déprécie, ça augmente les prix importés et donc l'inflation », précise-t-il. Un contexte inflationniste qui génère également des tensions sur la devise nationale au point d'installer le pays dans un cercle vicieux où la remontée des taux, solution privilégiée par de nombreux pays, continue d'être balayée par le pouvoir.
Ce dernier a toutefois mis sur pied une politique destinée à renforcer son stock de devises étrangères afin de soutenir sa monnaie. Très dépendante de ses importations, la Turquie dispose d'une épargne intérieure limitée conduisant à un déséquilibre de sa balance des paiements et ainsi à une dévaluation de la livre. La TCBM, poussée par Erdogan, s'est donc mise en quête de dollars, principale monnaie qui compose les paniers de devises étrangères détenues par les Etats. Elle a notamment engrangé des « swap », ces accords entre banques centrales qui s'échangent des devises nationales. Ces dernières viennent ainsi remplir les réserves de la Turquie, artificiellement toutefois puisque les Etats peuvent les récupérer à tout moment. Au total, le Cepii estime le montant des réserves de la Banque centrale turque à moins 69 milliards de dollars si on ne prend pas en compte les « swap ». En outre, Erdogan a décidé en décembre 2021 d'appliquer une politique incitant les Turcs qui disposent de dollars à les déposer sur un compte en échange de livres turques mais dont le cours est indexé sur celui du billet vert, garantissant la valeur de ces dépôts. Une mesure très coûteuse, à nouveau destinée à renflouer les réserves intérieures du pays.
Un système arrivé à saturation
D'autant que la livre turque pourrait, de nouveau, s'effondrer si Erdogan était maintenu au pouvoir à l'issue de l'élection présidentielle, prévient Deniz Ünal qui ne prédit aucune évolution dans sa politique économique. « Connaissant son exercice du pouvoir, elle ne devrait pas beaucoup changer s'il remporte les élections. Il va continuer avec des mesures à très courte vue, et le pays va continuer de s'enfoncer », soupire-t-elle.
Même si l'actuel chef de l'Etat choisissait une remontée du taux directeur de la banque centrale, le pays pourrait se retrouver confronté à une crise de son système bancaire à l'instar de ce qui a pu être observé aux Etats-Unis avec la faillite de plusieurs banques californiennes du fait du resserrement monétaire de la Réserve fédérale américaine (Fed). De même, la population, déjà largement appauvrie par l'inflation galopante, payerait le prix fort de ce choix avec le risque d'engendrer une crise sociale.
Autant de craintes qui semblent diriger inéluctablement la Turquie vers une crise profonde... quelque soit l'issue de l'élection le 14 mai.
Sujets les + commentés