Les messages de soutine au peuple russe et de condamnation affluent du monde entier depuis l'attentat vendredi soir au Crocus City Hall, dans la banlieue moscovite, mais il aura fallu près de vingt-quatre heures à Vladimir Poutine pour s'exprimer. Dans un message enregistré et diffusé à la télévision publique hier en fin d'après-midi, le président russe est apparu l'air grave, mains serrées l'une contre l'autre, posées sur la table devant lui. « Un acte terroriste sanglant et barbare dont les victimes ont été des dizaines de personnes pacifiques et innocentes », a indiqué le maître du Kremlin. Avant d'ajouter : « Les quatre auteurs directs de l'attaque terroriste, tous ceux qui ont tiré et tué des personnes, ont été retrouvés et arrêtés. »
L'État islamique a revendiqué l'attentat vendredi soir, et pourtant, pas une fois le président russe n'a cité l'organisation djihadiste, évoquant seulement la « menace du terrorisme ».
Signe que le narratif a été longuement réfléchi, le site russe indépendant The Insider affirme que l'intervention a été repoussée à trois reprises dans la nuit de vendredi à samedi, Poutine laissant la vice-Première ministre Tatiana Golikova transmettre un message lapidaire souhaitant « à tous un prompt rétablissement » et exprimant sa « gratitude aux médecins ».
Le mutisme du président a fait réagir dans les rangs de l'opposition politique. Andreï Kolesnikov, l'un des rares politologues critiques du Kremlin vivant toujours en Russie, a osé témoigner sur le site Web indépendant The New Times : « J'écris cette chronique dans l'après-midi du 23 mars. Poutine reste silencieux. Pas un seul mot, sans parler du deuil national. L'appareil du Kremlin est à la recherche de formules verbales appropriées - une autre portion de mensonges sans fin et une justification de l'injustifiable. » « Per- sonne n'y croirait » si le président russe venait à « discréditer l'Ukraine » a-t-il assuré.
Et pourtant. Moins d'une semaine après la réélection en grande pompe du président et ses démonstrations de puissance, l'Ukraine, contre laquelle la Russie est en guerre depuis deux ans, est en fait le parfait bouc émissaire pour l'ancien chef du FSB. Les terroristes « ont tenté de se cacher et se sont dirigés vers l'Ukraine, où, selon des données préliminaires, une fenêtre leur était ouverte du côté ukrainien pour franchir la frontière de l'État », a affirmé Vladimir Poutine devant la caméra hier. Rien d'étonnant pour le politologue français Nicolas Tenzer : « Les ennemis déclarés de Poutine sont les "nazis" en Ukraine, et les autorités russes ont toujours été démunies devant ce genre de phénomène qui montre une très grande déficience et des failles des services de sécurité. » « Tout comme les nazis ont commis autrefois des massacres dans les territoires occupés, a ajouté le chef du Kremlin, ils ont planifié une exécution spectaculaire, un acte d'intimidation sanglant. »
Des instructions aux médias
L'Ukraine a démenti à plusieurs reprises toute implication dans l'attaque, dénonçant une manipulation du Kremlin. « On s'attendait à ce que la version des responsables russes soit la "piste ukrainienne", a déclaré sur X le conseiller de la présidence ukrainienne Mykhaïlo Podoliak. Les déclarations des services spéciaux russes concernant l'Ukraine sont absolument intenables et absurdes. L'Ukraine n'a pas le moindre lien avec l'incident. »
Selon Meduza, site d'informations russophone basé à Riga, en Lettonie, « les médias russes fidèles à l'État et au gouvernement ont reçu l'instruction de l'administration présidentielle russe de souligner la possible "trace ukrainienne" dans leurs publications sur l'attaque terroriste ».
Les forces de l'ordre intouchables
L'opposition russe a dénoncé les manquements des services de sécurité, dans l'incapacité de protéger la société des menaces réelles. « L'attaque terroriste avait été annoncée mais le FSB était trop occupé à combattre les politiciens, les activistes et les journalistes ; ils n'ont pas eu le temps de s'occuper des terroristes », a martelé sur X vendredi soir Maria Pevchikh, proche collaboratrice de l'ancien opposant Alexeï Navalny, mort en prison le 16 février. Observateurs, opposants, habitants, beaucoup se demandent comment Vladimir Poutine va tirer profit de cet événement. « Les forces de l'ordre sont intouchables car elles constituent l'épine dorsale du régime, a commenté sur X hier le politologue Dmitri Kolezev. Par conséquent, la propagande tentera d'utiliser la tragédie pour une nouvelle étape de rassemblement "autour du drapeau" - et pourrait bien y parvenir. »
L'angoisse monte en effet sur un possible renforcement de la répression dans le pays et une accentuation de l'offensive en Ukraine. Exilée en Lituanie, l'opposante Anastasia Shevchenko avoue être « très inquiète pour tous ceux qui restent et pour les Ukrainiens ». « La situation risque d'empirer à partir de maintenant, confie-t-elle. La terreur contre ses propres citoyens et contre l'Ukraine va s'intensifier. »
Cette ancienne prisonnière politique en Russie de 44 ans l'affirme : « La Russie est le pays le plus dangereux en ce moment. » Vendredi soir, la militante a reçu un message d'un ami à Moscou : « Je ne crains rien tant que mon propre pays. La terreur est terrible et il n'y a aucune excuse à cela. Et c'est très douloureux pour tous ceux qui sont morts et qui ont souffert hier. »