Inde : Narendra Modi surfe sur la révolution numérique

La carte d’identité biométrique a bouleversé le fonctionnement d’une administration réputée bureaucratique et permis aux classes moyennes et populaires d’ouvrir des comptes en banque.
(Crédits : © Avishek Das/SOPA Images/Sipa USA via Reuters)

Passer d'un bureau à un autre pour récupérer un document indispensable pour en obtenir un deuxième. Faire une queue interminable au guichet pour espérer monter à bord d'un train. Parcourir la ville à la recherche d'un distributeur de billets qui fonctionne. Des scènes familières vécues par tous les Indiens - et des touristes qui, selon la célèbre formule, perdent ici leur patience ou la trouvent, s'ils étaient impatients. Ce cliché tenace en Inde est en train de s'estomper grâce au programme Aadhaar (« fondation », en hindi). Lancé il y a dix ans, il a doté 95 % des Indiens d'une carte d'identité numérique qui leur simplifie l'accès aux services administratifs et bancaires. Une réussite pour le Premier ministre, Narendra Modi, élu en 2014, qui a voulu une « digital India » afin de remplacer la légendaire bureaucratie indienne.

Le succès s'explique d'abord par son caractère pratique. « Avant sa création, on utilisait notre carte électorale ou notre carte de rationnement selon les circonstances pour prouver notre identité, se souvient Divya Shastry, 42 ans, habitante de Bangalore employée dans la technologie informatique. Le passeport était réservé aux plus éduqués et aux urbains. » Grâce à la biométrie, la carte unique d'identité Aadhaar associe chaque citoyen à un numéro au sein d'une base de données et fait gagner un temps précieux pour effectuer de nombreuses démarches. Il faut moins d'une heure pour ouvrir un compte bancaire. Couplé au programme gouvernemental de comptes low cost avec des assurances garanties par l'État, Aadhaar a ainsi permis à 80 % des Indiens de plus de 15 ans d'obtenir un compte en banque. Ils n'étaient que 40 % en 2011. Ce sont surtout les classes pauvres et moyennes qui ont profité de cette hausse.

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Faire valoir ses droits à l'obtention de nombre d'aides gouvernementales est donc devenu plus facile. « Les fonds publics versés pour l'accession à la propriété des plus démunis sont passés de 1,6 milliard d'euros en 2017 à 3,3 milliards aujourd'hui en raison de la hausse du nombre de bénéficiaires enregistrés », souligne Nalin Mehta, auteur de Digital Revolution and Change in the World's Largest Democracy (« révolution numérique et changement dans la plus grande démocratie du monde », 2023).

La carte biométrique s'est révélée précieuse lors de la pandémie de Covid-19, qui a vu l'Inde lancer la plus vaste campagne de vaccination du monde. « Aadhaar a déclenché une vraie révolution de l'État providence », constate Abhishek Singh, directeur de la Digital India Corporation, qui travaille sur un projet : DigiLocker, un coffre-fort numérique « qui permettra aux Indiens d'avoir accès à leurs diplômes, leur RIB ou leur permis de conduire sur mobile ».

Un succès qui nourrit les rêves d'une société sans cash

En attendant, grâce à la hausse des ouvertures de comptes en banque, l'utilisation de l'interface de paiement mobile instantanée UPI (Unified Payment Interface) a explosé depuis sa création en 2016. Un succès qui nourrit les rêves d'une société sans cash. Des centres commerciaux au plus petit marchand de légumes, chacun est équipé d'un QR code associé au système UPI. À partir de n'importe quelle banque indienne, il permet de transférer de l'argent avec son smartphone. « C'est beaucoup plus pratique, assure Pradeep Nagendra, 36 ans, vendeur de rue qui propose du thé à 15 roupies (17 centimes d'euro). On peut être payé n'importe quand, même pour une petite somme ; il n'est plus nécessaire d'avoir de la monnaie. » En 2023, la moitié des paiements mobiles du monde ont eu lieu en Inde. C'est plus que la Chine, le Brésil et la Corée du Sud réunis.

« Le DPI [infrastructure publique numérique] adopté en Inde inspire le monde entier », s'enthousiasme Abhishek Singh, qui imagine déjà l'extension de nouvelles solutions. « L'Inde compte 22 langues officielles, ajoute-t-il. L'intelligence artificielle va nous permettre de rapprocher le gouvernement de chaque citoyen grâce à la traduction et aux chatbots. » Plus que le nationalisme hindou souvent décrié, Nalin Mehta voit pour sa part dans cette transformation de la gouvernance « un moteur central de la popularité de Narendra Modi ».

Le Premier ministre, qui aime critiquer ses prédécesseurs, n'hésite pas en effet à récupérer cette révolution numérique. Des aides sociales aux vaccins, la photo et le nom de Narendra Modi sont omniprésents auprès des bénéficiaires, alors que nombre de ces programmes, à commencer par Aadhaar, ont été mis en œuvre par le Congrès national indien, le parti de Gandhi, qui lança la libéralisation économique du pays à partir des années 1990. Aadhaar fait aussi l'objet de critiques de la part des défenseurs de la vie privée numérique. Selon un rapport de la société américaine de cybersécurité Resecurity, les informations personnelles de 815 millions d'Indiens ont été mises en vente sur le darkweb en octobre.

Au-delà de ces critiques, la numérisation des procédures légales et des échanges financiers représente néanmoins une solution pour améliorer la situation des plus défavorisés dans le pays le plus peuplé du monde. « Aadhaar est révolutionnaire, mais la numérisation des services ne touche pas encore 100 % de la population », souligne Ashwini Shrivastava, journaliste et auteur de Decoding India Babudom (« décrypter la bureaucratie indienne »). « Il faut aller encore plus loin, imagine le spécialiste de la lutte contre la corruption, de la gouvernance et la bureaucratie. Le numérique peut aussi servir à exprimer les revendications des citoyens. »

Commentaire 1
à écrit le 21/01/2024 à 9:03
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Dans un pays avec 1.5 milliard de personnes à gérer le numérique semble indispensable si on ne veut pas abattre une forêt entière à chaque démarche administrative exigée. Surtout s'ils font comme la technocratie bruxelloises ! En un mois yaurait plus...

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