(Article mis à jour le 27 août à 8 h 55 : conséquences de l'attentat du 26 août)
LA TRIBUNE - Treize soldats américains et plus de 70 civils ont été tués le 26 août dans les attentats suicides qui ont frappé les abords de l'aéroport de Kaboul. Cette attaque, cinq jours avant le retrait annoncé des militaires américains, va-t-elle encore compliquer le départ des occidentaux ?
OLIVIER DE BAVINCHOVE - Cet attentat a perturbé profondément les opérations d'évacuation prévues hier par les Français, les Britanniques et les Américains. Il crée de nouvelles tensions et du désespoir dans la population à Kaboul. Les explosions ont été très fortes et entendues dans toute la ville. Daech est capable de frapper partout. Sur place, la lutte entre Daech et les différentes factions des Talibans a déjà commencé, et elle va se poursuivre.
Avec le retrait brutal des Américains, que restera-t-il de l'action de la coalition internationale présente en Afghanistan depuis 2001 ?
La façon de se retirer m'interpelle grandement. On pouvait retirer massivement l'ensemble des forces et en même temps, continuer d'apporter un soutien décisif aux forces afghanes de sécurité qui luttaient face aux Talibans. Conserver une petite force extrêmement calibrée avec des capacités d'action fulgurante et des capacités logistiques d'évacuation de blessés, pour garantir le moral d'une armée. Cela n'a pas été le cas. J'ai été très surpris par la dégradation brutale des forces afghanes, qui pour certaines d'entre elles étaient très motivées, bien entraînées et se sont bien battues. Nul doute qu'il faille quitter l'Afghanistan. Nous avons, nous Français, retiré nos forces en 2012. C'est moi qui ai reçu l'ordre de le faire et c'est ce que nous avons opéré en ordre, en passant le relais aux Afghans dans les deux provinces qui étaient de notre responsabilité, la Kapisa et la Surobi.
Peut-on parler d'une déroute de l'armée afghane, formée et équipée par la coalition internationale et les Américains ?
Les Talibans doivent être très surpris de se retrouver aussi rapidement au pouvoir. Il n'y a quasiment pas eu de combats. Les forces afghanes, selon la planification budgétaire de l'OTAN, c'étaient 352.000 hommes répartis entre les forces de sécurité intérieure dépendant du ministère de l'Intérieur et les forces armées dépendant du ministère de la Défense. Cette masse considérable s'est littéralement débandée pour des raisons mécaniques : des soldes non versées, plus de soutien logistique, plus d'essence ni de munitions, et un sentiment que si les choses se dégradent, ils ne seraient pas traités dans les délais permettant leur maintien en vie. C'est une situation quasiment impossible dans laquelle les Américains ont placé les forces afghanes.
Quels ont été les apports aux civils de la coalition internationale, sur ces deux décennies ?
L'Afghanistan de 2021 est profondément différent. Lorsque nous sommes arrivés en 2001, il n'y avait pour ainsi dire pas d'école qui fonctionnait. Aujourd'hui, alors que le système va peut-être s'effondrer, 10 millions d'enfants et de jeunes gens vont à l'école ou à l'université. Pas tous, bien sûr, et davantage dans les grandes villes que dans les campagnes Mais les professeurs ont été formés. Les jeunes filles ont eu accès à la connaissance et à l'éducation : savoir lire, écrire, compter, avoir accès à la culture et à l'histoire, connaître la géographie. Des filières prometteuses ont été mises en place pour former des infirmiers, des médecins, des architectes, des avocats. Que deviendront les professeurs femmes qui exerçaient avec talent, avec courage compte tenu des mentalités qui existent dans ce pays ? Je ne suis pas capable d'émettre un pronostic et je m'en garderai bien.
Le système administratif du pays et ses infrastructures étaient-ils au point ?
Un appareil d'Etat, qui peut être critiqué, a été mis sur pied à partir du pouvoir central avec une forme de décentralisation vers les provinces, avec des gouverneurs régionaux, répondant aux besoins de santé, d'accès à l'eau potable, d'électrification partielle du pays. Nous avons réparé des centrales hydroélectriques qui ne fonctionnaient plus, installé des réseaux de communication. En 2001, il n'y avait pas un téléphone portable en Afghanistan. En 2021, la 5G est à Kaboul, la 4G couvre tous les grands centres urbains ou presque et vous avez probablement 20 millions de téléphones portables dans le pays. Tous les hommes ont un téléphone portable, y compris les Talibans bien sûr. Les femmes en ont un aussi. Elles peuvent appeler sans l'aval ou l'assentiment de leur mari, ce qui peut évidemment sembler incongru en France . Mais c'est un progrès inimaginable dans ce pays. Ce changement technologique a changé radicalement le mode de fonctionnement et l'aspiration à la liberté des Afghans.
L'action internationale pourra-t-elle se poursuivre en Afghanistan sous une autre forme, sans les militaires ?
Je n'en ai aucune idée. Les pays occidentaux sont encore assommés par ce qui s'est passé. Des équipes sont actuellement engagées dans une action remarquable pour rapatrier des Afghans. Quelle sera la nature des relations qui vont être établies avec le régime taliban ? Quels seront les objectifs de la communauté internationale ? Les Talibans vont-ils accepter une aide des pays comme les nôtres ? On aura besoin d'énormément d'études et de réflexions avant d'entreprendre quoi que ce soit d'opérationnel.
Le principe des opérations extérieures de l'armée française doit-il être remis en cause ?
Nous avons perdu 90 hommes en Afghanistan depuis 2001 et déploré des centaines de blessés, dont certains très gravement atteints et qui le seront pour leur vie entière. Il faudra tirer toutes les conclusions de ce qui s'est produit. Mais je ne pense pas que le principe d'aider un pays agressé ou qui risque de passer sous le joug d'une dictature épouvantable, permettant à des terroristes d'agir et de proliférer à partir de ce territoire, soit remis en cause. La sortie de ces interventions, phase beaucoup plus délicate, me semble devoir être préparée plus sérieusement en respectant un certain nombre de principes : s'assurer que le flambeau peut être transmis à celui qui le reçoit, tenir compte de ses capacités, de son leadership, de son organisation, de ses moyens. Et veiller à ne pas faire les choses brutalement. Il y a un certain nombre de capacités dont les pays occidentaux auront toujours la maîtrise, presque exclusivement. Il n'y aura jamais une aviation de chasse afghane. Pas dans ce siècle, pas dans ce millénaire ! Maintenir une capacité d'action depuis les airs, une capacité de renseignement et une capacité d'évacuation sanitaire pour que les combattants gardent le moral, cela me semble essentiel. Les choses doivent être faites dans la durée.
[Depuis 2015, Olivier de Bavinchove est vice-président du groupe Rivolier. Crédit : O.Mirguet]
Propos recueillis par Olivier Mirguet