L'Afrique, un continent prêt à se réinventer grâce à la "blockchain"

Même s'il est difficile d'évaluer les effets à moyen et long terme des futurs usages de la "blockchain", le changement de paradigme induit par cette technologie va impacter de nombreux domaines. Les pays émergents, notamment en Afrique, constituent un champ d'exploration exceptionnel pour celle-ci.
Laurent Lequien
(Crédits : DR)

La blockchain (BC), véritable vecteur de confiance et de transparence, est un outil puissant dont l'utilisation pourrait offrir de nombreux bénéfices pour les pays africains. Certains considèrent même que cette avancée technologique peut permettre au continent de réaliser un nouveau leapfrogging [saut technologique, ndlr], à l'instar de celui qu'il a connu lors du déploiement de la téléphonie mobile.

Mobile et BC, un mariage à l'africaine

Le parallèle avec la téléphonie mobile « made in Africa », exprime bien les potentialités de structures adaptées et simplifiées, proches des usages quotidiens comme a pu l'être l'explosion du mobile banking. Car s'il existe un créneau à ne pas négliger en Afrique pour se développer dans la banque de proximité, c'est bien celui de la banque mobile. L'Afrique subsaharienne est la région du monde qui compte le plus grand nombre d'utilisateurs de services financiers sur mobile, avec 98 millions de personnes, selon une analyse du Boston Consulting Group. Ce cabinet de conseil en stratégie évalue le potentiel du seul marché des paiements mobiles dans cette zone géographique à 1,5 milliard de dollars en 2019.

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Assurer une véritable confiance numérique

Dans un contexte marqué par une faible bancarisation, une forte dynamique d'innovation et des services mobiles en pleine explosion, la BC est potentiellement une nouvelle brique technologique des échanges, véritable tiers de confiance numérique, et représente une nouvelle opportunité pour l'Afrique.

Actuellement, la suppression des billets de banque dans les pays se heurte à d'importants problèmes conceptuels : les billets émis par les banques centrales constituent notre monnaie de base ; ils sont notre unité de mesure de la valeur. Les États-Unis ont abandonné l'étalon-or en 1971 et désormais, les pays ne soutiennent plus leur monnaie en la basant sur des réserves de valeurs primitives comme l'or - à l'exception du Venezuela qui a récemment lancé le Petro, une cryptomonnaie soutenue par les réserves pétrolières du pays. L'argent de base est actuellement une monnaie fiduciaire dont la valeur est maintenue par la confiance.

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Pour autant, la plus grande part de la masse monétaire ne se trouve pas sous forme de billets de banque : ceux-ci ne contribuent qu'à 5 ou 10% de la masse monétaire selon les pays, les 90 à 95% restants étant constitués de dépôts bancaires répertoriés dans les serveurs des banques.

L'Afrique, un continent qui a "besoin de la BC"

Pour le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), Marouane El Abassi, « la communauté monétaire et financière tunisienne est convaincue que la technologie BC constitue une nouvelle source de croissance aussi bien pour la Tunisie que pour l'Afrique ».

« Notre continent est celui qui pourrait le plus bénéficier de cette technologie », a-t-il réaffirmé en ouverture du premier sommet africain consacré à la blockchain, le 14 mai dernier à Tunis.

Cette technologie peut en effet s'utiliser dans tous les domaines où un intermédiaire de confiance est requis. Elle garantit l'exécution d'une transaction en conformité avec des règles établies en amont. Les représentants des pays africains présents au sommet sont unanimes : la BC est une technologie qui permettra de générer une confiance numérique, aussi bien au niveau local que sur le plan international, dont les pays africains ont besoin.

Au-delà de l'aspect monétaire, la technologie BC peut « ouvrir les portes aux entrepreneurs, en proposant d'innombrables solutions bâties sur des protocoles fiables, sécurisés et transparents », nous explique le gouverneur de la BCT.

« De nombreuses startups sont en train de proposer des solutions basées sur cette technologie et les projets se multiplient afin de résoudre des problèmes spécifiques au continent africain : la gestion de l'identité, le titrage des terres avec un cadastre numérique, l'octroi de micro-prêts, le développement de micro-grids, un meilleur accès aux services de santé ou en encore une gestion de l'eau optimisée pour les populations », s'enthousiasme ainsi le banquier central.

Des services œuvrant pour l'inclusion financière et sociale

Depuis 2017, les bourses de cryptomonnaies fleurissent en Afrique. L'Afrique du Sud, pays le plus avancé en matière de crypto-actifs, a poussé sa banque centrale à adopter la BC pour lutter contre la corruption. D'autres pays, comme le Ghana, le Kenya, le Nigeria, mettent en avant cette technologie. Au Zimbabwe, investir dans la monnaie bitcoin est devenu un bouclier face à deux problèmes majeurs auxquels est confronté le pays : l'hyperinflation et la pénurie de dollars.

Digitus, une startup tunisienne spécialisée dans la cryptofinance, et la Poste tunisienne se sont associées pour le lancement d'une application mobile permettant d'envoyer et recevoir de l'argent ou encore de payer les achats de produits et services dans un réseau de commerçants partenaires. Les utilisateurs créent un portefeuille DigiCash et l'approvisionnent en e-dinar, cryptomonnaie qui utilise la technologie de la BC pour authentifier les échanges monétaires des utilisateurs.

En matière d'inclusion financière et sociale, via la promotion des prestations de service numériques, la Poste tunisienne a notamment introduit l'e-commerce et facilité bon nombre d'opérations administratives avec l'e-gouvernement. On compte près de 700.000 utilisateurs de cartes prépayées e-dinar, 520.000 abonnés aux services de paiement par SMS. Plus de 2,5 millions de transactions sont également enregistrées chaque année.

Sur la problématique du foncier en Afrique, les enjeux sont importants afin de développer une économie horizontale, en rupture avec une économie technocratique et centralisée. Pour Mehdi Houas, président du groupe Talan, expert de la transformation digitale, « le cadastre est la première grosse application à déployer [...] Les investisseurs ont besoin d'actifs en gage pour prêter de l'argent. La terre reste aujourd'hui encore le premier actif en Afrique » (lire l'interview ci-dessous).

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Bitland, une organisation implantée au Ghana, s'est donné pour mission de permettre aux institutions et aux personnes privées qui le souhaitent de réaliser l'arpentage de leurs territoires et d'enregistrer leurs actes fonciers sur une BC. Quiconque désire inscrire son terrain sur le cadastre de sa municipalité peut remplir un formulaire disponible sur Internet. Les données sont ensuite enregistrées dans la blockchain et il est impossible de les en sortir et de pirater les données.

La BC permet ici de répertorier les terrains et de stocker l'information de façon transparente, publique et sécurisée, garantissant ainsi la propriété du bien répertorié. Développant un projet pilote dans la ville de Kumasi au Ghana, Bitland se donne cinq ans pour convaincre les autres pays d'Afrique d'adopter sa solution.

Une transparence des chaînes de production et de distribution

L'entreprise kenyane GreenSpec, dont les activités vont de la vente de semences au contrôle qualité dans les domaines agricoles et agroalimentaires, assure que la blockchain permettra d'améliorer la transparence des chaînes logistiques. L'inscription sur le registre BC peut se faire soit de façon manuelle, en photographiant les documents avec son smartphone, soit automatiquement au moyen de capteurs connectés disposés sur le produit et capables de transmettre des données, telles la localisation, la température ou encore l'humidité.

La BC permet ici un horodatage et une transparence du suivi des aliments, sans qu'un individu ou une entité ne puisse unilatéralement modifier ou supprimer d'informations. Les différents acteurs de l'industrie peuvent dès lors détecter en temps réel où et quand la faute ou la fraude a été commise, là où aujourd'hui, en cas d'intoxication alimentaire d'un consommateur, le processus d'identification de la denrée fautive est chronophage.

Sur le sujet des faux médicaments largement distribués en Afrique, les risques sur la santé des populations sont critiques. Chaque année un million de personnes meurent dans le monde à cause de faux médicaments, fraude 20 fois plus rentable que la vente d'héroïne et bien moins risqué. Appliquée à l'industrie pharmaceutique, la BC permettrait également au local de fluidifier le processus d'homologation de mise sur le marché des principes actifs et de virtualiser l'assistance technique apportée aux producteurs locaux en validant leurs bonnes pratiques de fabrication.

La jeune pousse française Meditect cherche à combattre ces trafics mafieux de faux médicaments. Leur application mobile utilise la technologie BC pour authentifier les médicaments. Dans le cadre de plusieurs directives internationales, chaque boîte sous blister sera bientôt dotée d'un numéro unique, un datametrix, qu'il faudra scanner avec l'appli pour savoir si le médicament est authentique ou contrefait.

L'éolien et le solaire comme levier du développement

Associer micro-grid et BC peut favoriser l'autoconsommation particulière et collective via le partage rémunéré d'énergie entre habitants d'un même quartier ou d'un même village. Les acteurs qui produisent plus d'énergie qu'ils n'en consomment peuvent alors vendre leur « surplus de production » en utilisant la BC via les cryptomonnaies.

Pour Mehdi Houas, c'est la structuration d'un « réseau bottom-up » de l'énergie qui se met en place en Afrique :

« En construisant localement sa propre usine à énergie - à partir de l'éolien ou du solaire - [...], on va se retrouver dans dix ans avec un système de distribution qui peut fournir de l'énergie à tout un continent. »

Lancée en Afrique du Sud, The Sun Exchange est une plateforme de crowdfunding concernant l'énergie solaire entièrement basée sur la logique de BC tant dans la recherche de financements que dans la redistribution d'électricité. Son objectif est de faciliter les relations entre clients et fournisseurs sur le marché de l'énergie, offrant même la possibilité de changer de fournisseur toutes les 15 minutes.

Dans ce contexte, la BC favorise le développement des énergies renouvelables et renforce le rôle des « consomm'acteurs » qui contribuent à pallier les défaillances des opérateurs étatiques.

Au-delà de la création de cryptomonnaies, la BC, qui repose sur le principe de décentralisation des transactions, offre des opportunités multiples. Ce d'autant plus qu'elle offre sécurité et transparence. Certains parlent alors de « machine à confiance ». Les défis restent encore nombreux pour faire de la BC le levier de la prochaine révolution numérique en Afrique.

Laurent Lequien
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