« La mondialisation économique est allée plus vite que la mondialisation politique. » En 2006, le prix Nobel d'Économie américain Joseph Stiglitz anticipait les conséquences sur le plan politique d'un tel phénomène dans son ouvrage, « Un autre monde », bien avant une décennie marquée par le Brexit et l'arrivée fracassante de Donald Trump à la Maison Blanche.
Seize ans après la publication de cet essai à succès, les deux longues années de pandémie et l'éclatement de la guerre en Ukraine pourraient rebattre les cartes d'une mondialisation débridée. En quelques années, beaucoup d'États ont subi de plein fouet les répercussions des délocalisations dans les pays à bas coûts. De leur côté, les multinationales sont obligées de prendre en compte ces tensions géopolitiques persistantes.
L'Europe en quête de souveraineté énergétique et industrielle
En Europe, les gouvernements se sont livrés à une bataille féroce pour réussir à importer des conteneurs entiers de masques de protection en provenance de Chine tandis que les services de réanimation des hôpitaux manquaient de matériel technique (respirateurs, etc.) pour soigner les patients atteints du Covid. Cette crise sanitaire planétaire a été un révélateur pour l'Europe de son incapacité à répondre à des besoins urgents pour protéger la santé de sa population.
« Il y a une prise de conscience chez les dirigeants de l'importance d'avoir une industrie forte. Cette prise de conscience est liée à des questions d'autonomie et de souveraineté. Tant qu'il n'y avait pas cette prise de conscience, il était difficilement envisageable d'engager cette réindustrialisation », confie à La Tribune Thomas Grjebine, responsable du programme Macroéconomie et finance internationales au CEPII (Centre d'études prospectives et d'informations internationales).
En février dernier, l'invasion de l'Ukraine par la Russie a amplifié cette onde de choc sur les chaînes d'approvisionnement en gaz et en pétrole partout sur le Vieux Continent. Cette succession de crises pourrait amener les Etats européens à rapatrier une partie de leur production pour assurer leur souveraineté non seulement énergétique mais industrielle. Pour autant, le chantier paraît immense pour les gouvernements.
Effacer cinquante ans de désindustrialisation vertigineuse
Le poids de l'industrie dans l'économie du Vieux Continent n'a cessé de chuter depuis des dizaines d'années. La part de la production industrielle dans le produit intérieur brut (PIB), c'est-à-dire la richesse produite, est passée de 29% à 22,5% entre 1990 et 2020 avant de légèrement se redresser en 2021, sous l'effet du rebond économique post-Covid.
Derrière cette moyenne globale, se cachent des contrastes très marqués en Europe. Si certains pays ont conservé un tissu industriel relativement important, tels l'Allemagne (26% du PIB selon la Banque mondiale), l'Italie (22,6% du PIB) ou encore l'Espagne (20,5%), d'autres, comme la Grèce (15,9%) ou la France (16,8%), figurent en queue de peloton.
« En France, il y a eu une tendance très lourde à la désindustrialisation. Elle s'est accompagnée de déficits commerciaux persistants. Ces deux phénomènes s'alimentent. La France a freiné l'hémorragie depuis 2015, mais on ne peut pas encore parler de réindustrialisation », ajoute l'économiste du CEPII.
Entre 1974 et 2018, l'emploi industriel a diminué de près de moitié
Sur le front de l'emploi, cette désindustrialisation a fait des ravages. Entre 1970 et 2021, l'emploi industriel a dégringolé pour passer de 5,4 millions à 3,1 millions, selon les derniers chiffres de l'Insee. Et durant le premier quinquennat Macron, l'industrie a encore perdu des emplois (environ 4.000 emplois en moins) entre la fin du 2e trimestre 2017 et la fin de l'année 2021. La part de l'emploi industriel dans l'emploi salarié total a baissé durant les quatre dernières années, passant de 12,5% fin 2017 à 12,1% fin 2021.
« Entre 1974 et 2018 les branches industrielles ont perdu près de la moitié de leurs effectifs (2,5 millions d'emplois), l'industrie ne représentant plus aujourd'hui que 10,3 % du total des emplois », explique le dernier rapport de la commission d'enquête parlementaire sur la désindustrialisation.
" Quand un pays se désindustrialise, le pays perd en compétences et l'innovation devient de plus en plus difficile car l'industrie concentre 70% de la recherche et développement des entreprises. Les deux principaux freins à la réindustrialisation, lorsqu'on interroge les industriels en France, sont la pénurie de compétences et la pénurie de foncier », ajoute Thomas Grjebine.
L'accélération de la dépendance à la Chine accroît les risques
Les récentes enquêtes de conjoncture montrent que les difficultés d'approvisionnement persistent pour les entreprises françaises. Le prolongement des mesures zéro-Covid en Chine en début d'année a contribué à semer la pagaille dans les chaînes d'approvisionnement mondiales. Il faut rappeler que Pékin a pris une place considérable dans le commerce mondial depuis son adhésion à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001. En vingt ans, les exportations de la Chine ont été multipliées par six sur l'ensemble de la planète.
Dans l'Hexagone, les importations en provenance de la Chine ont été multipliées par cinq sur la même période. L'ex-empire du Milieu est ainsi devenu le deuxième fournisseur de l'économie française, derrière l'Allemagne, selon une récente étude des douanes.
Dans leur travail, les chercheurs ont identifié près de 200 produits vulnérables en provenance de Chine, contre seulement 65 au début des années 2000. Parmi cet éventail de produits, figurent aussi bien du textile que « des produits "informatiques, électroniques et optiques » ou encore des produits "métallurgiques et métalliques". En devenant « l'atelier du monde », Pékin a acquis une place considérable dans l'économie mondiale au détriment de l'industrie de la santé ou du secteur des hautes technologies en Europe.
Réindustrialiser la France, un impératif pour Macron
En France, la réindustrialisation dans les prochaines années devrait passer par le plan France 2030 présenté à l'automne dernier par le président de la République Emmanuel Macron. Devant un parterre de ministres, chefs d'entreprise, économistes, étudiants et journalistes, Emmanuel Macron avait posé les jalons du programme industriel pour les cinq prochaines années.
Doté d'une enveloppe de 30 milliards d'euros, ce plan est destiné à soutenir notamment les petits réacteurs nucléaires (1 milliard d'euros), l'avion bas carbone (4 milliards d'euros), les énergies renouvelables (500 millions), la décarbonation de l'industrie, l'agriculture et l'agroalimentaire (2 milliards), ou encore la santé (7,5 milliards). Il sera piloté par l'ex-député LREM Bruno Bonnell, nommé secrétaire général à l'investissement en janvier dernier.
Concilier réindustrialisation et changement climatique
La multiplication et l'intensification des vagues de chaleur partout en Europe obligent les États riches à prendre en compte le changement climatique dans leur réflexion sur la réindustrialisation. Dans de nombreux rapports, les scientifiques ont pointé le rôle de l'industrie dans les émissions de gaz à effet de serre. Bien que la France puisse se prévaloir d'émissions de CO2 relativement modérées par rapport à d'autres pays du Vieux Continent, la prise en compte de la pollution induite par les importations (émissions importées) change sensiblement la donne.
En effet, dans une récente étude, l'Insee a montré qu'un tiers de l'empreinte carbone de l'Union européenne était provoquée par les importations. En 20 ans, les émissions de CO2 ont diminué en Europe d'environ 6% alors qu'elles ont triplé en Chine. Dans l'Hexagone, 40% de l'empreinte carbone est liée aux importations en dehors de l'Union européenne.
La réindustrialisation et le rapatriement de sites de production en France va contraindre le gouvernement à prendre au sérieux cette question des émissions de gaz à effet de serre en grande partie responsables du réchauffement climatique. Surtout que la France a pris des engagements en matière de neutralité carbone.
Sur ce point sensible, la justice a condamné en 2021 l'Etat français pour inaction climatique et l'a obligé à "réparer le préjudice écologique dont il est responsable", avant 2022 dans sa décision dévoilée à l'automne dernier. Dans ce contexte, les marges de manœuvre du prochain gouvernement seront particulièrement étroites. « Du point de vue de la Commission européenne, la transition écologique est une opportunité. Elle peut générer de l'emploi, des investissements et pourrait permettre de gagner des parts de marché à l'international. La France est sur une position assez proche. L'industrie va devoir réduire ses émissions de 35% d'ici 2030. Or, cette transition peut être une opportunité, mais également un boulet supplémentaire pour une industrie déjà affaiblie. Il y aura un coût important, notamment pour l'industrie automobile », explique Thomas Grjebine.
La hausse des relocalisations dans l'Hexagone en 2021 : une simple parenthèse ?
En 2021, l'industrie tricolore a retrouvé des couleurs. Selon un bilan du cabinet Trendéo dévoilé au printemps, le nombre d'ouvertures d'usines a été bien supérieur au nombre de fermetures avec un solde positif de 120 usines nouvelles (176 créations et 56 fermetures), note la société de données. De même, le nombre de relocalisations a grimpé en flèche en passant de 30 en 2020, à 87 en 2021. En dépit de ces chiffres records, beaucoup d'économistes et de spécialistes estiment qu'il est encore trop tôt pour parler véritablement de tendance.
En outre, le renversement de la vapeur pourrait encore se faire attendre au vu de la dégradation de la conjoncture mondiale. En effet, beaucoup d'entreprises sont plongées dans un épais brouillard depuis la guerre en Ukraine. Ce manque de visibilité pourrait freiner ou reporter des projets d'investissement.