Microprocesseurs : comment les Etats-Unis veulent sortir de l'ornière chinoise

Dans un contexte de pénurie mondiale sans précédent de microprocesseurs, le président américain Joe Biden entend augmenter les capacités de production aux Etats-unis pour accroître la résilience de son économie et réduire sa dépendance vis-à-vis de la Chine. La tâche s'annonce titanesque. Décryptage.
Les Etats-Unis vont massivement investir dans les semiconducteurs et les batteries.
Les Etats-Unis vont massivement investir dans les semiconducteurs et les batteries. (Crédits : KEN CEDENO)

Face à la pénurie de microprocesseurs qui frappe actuellement l'économie mondiale, Washington veut muscler les capacités de production américaines pour rendre le pays moins dépendant des contingences extérieures et améliorer sa souveraineté numérique, notamment vis-à-vis de la Chine. Joe Biden a reçu vendredi 21 mai le président sud-coréen Moon Jae-in à la Maison-Blanche, afin de discuter de la façon dont les deux pays pouvaient synchroniser leurs chaînes de valeur respectives afin de se passer des microprocesseurs chinois. La Secrétaire du Commerce américaine, Gina Raimondo, a dans la foulée annoncé sa volonté de renforcer la transparence de la chaîne de valeurs des microprocesseurs afin de permettre aux fabricants et acheteurs de prendre de meilleures décisions.

L'ambitieux plan d'infrastructures que le président américain espère faire voter par le Congrès comprend dans cette optique une enveloppe de 50 milliards de dollars qui seront investis dans l'industrie locale des puces électroniques. En avril, lors d'une réunion avec des cadres de l'industrie américaine de l'automobile et des nouvelles technologies, Joe Biden a défendu le côté impératif de ce projet dans un contexte de compétition internationale croissante.

« Je le dis depuis déjà quelque temps, la Chine et le reste du monde n'attendent pas, eux », a-t-il déclaré. « Et il n'y a pas de raisons pour que les Américains attendent. C'est pourquoi nous allons massivement investir dans les semiconducteurs et les batteries »,a-t-il dit.

Cet investissement sert doublement le programme de Joe Biden, lequel, dans un contexte de plus en plus tendu entre les deux grandes puissances, souhaite, d'une part, réduire la dépendance de son pays vis-à-vis de la Chine, et, d'autre part, réindustrialiser mes Etats-Unis. Deux des rares axes pour lesquels Joe Biden s'inscrit plutôt dans la continuité de la politique menée par son prédécesseur, Donald Trump. Les 50 milliards de dollars seraient principalement consacrés à la construction d'usines de microprocesseurs par l'américain Intel, le coréen Samsung et le taïwanais TSMC sur le sol américain, ainsi qu'à la recherche et au développement.

Contrairement à d'autres volets du plan d'infrastructure de Biden, celui-ci a, en outre, pour avantage de pouvoir facilement séduire les élus républicains, pour qui l'autonomie vis-à-vis de la Chine est également une priorité. Glaner quelques précieux votes auprès de l'opposition permettrait au président, qui doit composer avec une marge très serrée aux deux chambres du Congrès, de s'assurer le passage de son plan d'investissement. Des sénateurs démocrates et républicains ont d'ailleurs adressé en avril une lettre collective au président, dans laquelle ils l'invitent à mettre l'accent sur l'industrie des microprocesseurs et à travailler avec des pays alliés pour contre la Chine dans ce domaine.

«Si nous perdons ces emplois hautement qualifiés et ces connaissances au profit de la Chine, les États-Unis ne pourront jamais les récupérer », peut-on lire dans cette lettre. « Nous risquerions alors de perdre notre indépendance autour des semi-conducteurs, qui sont essentiels à notre économie, notre armée et nos infrastructures de base. »

Comment les États-Unis ont perdu la main sur les semiconducteurs

Les microprocesseurs sont indispensables au fonctionnement des ordinateurs, des smartphones et des objets connectés, mais leur importance s'étend bien au-delà de la sphère informatique et touche tous les secteurs de l'économie. Voitures, télévisions, machines à laver et réfrigérateurs modernes ont tous recours à des puces électroniques.

Il n'est donc guère étonnant qu'accroître leur autonomie en la matière soit une cause nationale pour les États-Unis. Le pays a considérablement perdu du terrain dans l'industrie sur les trente dernières années, notamment au profit de la Chine, du Japon, de la Corée du Sud et de Taïwan. En 1990, les États-Unis produisaient 37% des microprocesseurs fabriqués dans le monde. Ce chiffre est aujourd'hui tombé à 12%. La Chine, de son côté, est montée en puissance, grâce à la politique volontariste menée par son gouvernement.

En 2014, celui-ci a créé le National Integrated Circuits Industry Investment Fund, un fonds d'investissement conçu pour soutenir l'industrie locale des microprocesseurs. Un an plus tard, l'initiative Made in China 2025, un plan décennal de développement pour l'industrie chinoise, faisait la part belle à la construction de puces, avec un objectif d'autonomie et de moindre dépendance face à l'industrie américaine.

Une stratégie que les autorités ont savamment entretenue jusqu'à aujourd'hui : l'an passé, un nouveau fonds de 204 milliards de yuans (32 milliards de dollars) a été mis en place, et le gouvernement a offert en mars dernier des réductions d'impôts aux fabricants de microprocesseurs chinois. Cette stratégie semble s'avérer payante : pour le Boston Consulting Group, la Chine dominera le marché mondial d'ici à 2030, avec 24% de parts de marché. De Oppo à Xiaomi, en passant par Tencent, ByteDance et Alibaba, toutes les grandes entreprises technologiques chinoises travaillent sur des microprocesseurs maison.

Les États-Unis, de leur côté, ont largement externalisé leur production au cours des dernières décennies afin de réduire les coûts, selon Ganesh Moorthy, directeur général de Microchip Technology, entreprise américaine de semiconducteurs. « Détenir et faire fonctionner des usines de semi-conducteurs requiert un marché de taille respectable. Construire une usine peut coûter plusieurs milliards de dollars, et il faut produire un certain volume pour amortir les coûts fixes, qui sont faramineux. Les délocalisations sont apparues comme une solution attractive pour les petits et moyens fabricants qui n'avaient pas les parts de marché ou les ressources financières nécessaires pour construire leurs propres usines. »

Soucieux de muscler leurs capacités de production, les États-Unis entendent désormais également entraver la progression chinoise. En 2019, le Département du Commerce a interdit à Huawei d'acheter des composants auprès des entreprises américaines en l'absence d'une autorisation gouvernementale. En mai 2020, ces restrictions ont été renforcées : depuis lors, les fabricants étrangers utilisant des composants ou des logiciels américains doivent obtenir une autorisation spéciale afin de concevoir ou produire des semi-conducteurs pour Huawei. En décembre dernier, l'administration Trump en a rajouté une couche en plaçant également SMIC, plus gros producteur de semi-conducteurs chinois, sur liste noire.

Si cette politique a démarré sous Donald Trump, Joe Biden a bien l'intention de la poursuivre. En avril, son administration a ainsi ajouté plusieurs entreprises informatiques chinoises à la liste noire, au motif qu'elles servaient l'avancée militaire de l'ex-empire du Milieu. Preuve que les entreprises chinoises s'attendent à une poursuite des sanctions, elles ont commencé à faire des stocks, quitte à payer un prix jusqu'à vingt fois supérieur à la normale. Huawei, cible principale des sanctions américaines, a ainsi accumulé suffisamment de microprocesseurs pour maintenir sa production de stations 5G et ses prestations de service cloud pour les deux années à venir.

Pendant ce temps, la Maison-Blanche a beau afficher une politique volontariste, la restructuration de la chaîne de valeur des microprocesseurs risque de prendre du temps. Du fait des contraintes évoquées par Ganesh Moorthy, les grands fabricants ne sont qu'une poignée, et la Maison-Blanche devra s'assurer de leur coopération, ainsi que de celle de leurs gouvernements respectifs, si elle veut exclure la Chine de sa chaîne de valeur. La récente visite du président sud-coréen fait clairement partie de cette stratégie.

Dans un contexte de tensions croissantes entre l'ex-empire du Milieu et Taïwan, l'île a de son côté été parmi les plus promptes à répondre aux avances de Washington. En novembre dernier, les autorités des deux pays ont signé un protocole de coopération autour de sept domaines clefs, dont les semiconducteurs, avec pour objectif d'établir des « chaînes de valeurs sûres, fiables et sécurisées». Autre signe de cette relation bilatérale : le taïwanais TSMC a prévu de construire une usine de microprocesseurs en Arizona pour 12 milliards de dollars. Bénéficiant de subventions du gouvernement américain, elle doit être opérationnelle en 2024 et produire des puces à usage militaire.

Pourquoi il est si difficile d'augmenter la production de puces

Selon Ganesh Moorthy, la pénurie de microprocesseurs actuellement en cours est tout simplement sans précédent.

« C'est la pire situation que j'ai connue depuis quarante ans. Le déséquilibre entre l'offre et la demande me semble inédit dans l'histoire de l'industrie, et il ne fait qu'empirer depuis six mois. Le rythme des nouvelles commandes dépasse les capacités que nous pouvons déployer. La crise est clairement partie pour se poursuivre jusqu'à la fin de l'année, et probablement jusqu'à l'an prochain.»

Une accumulation de facteurs aussi défavorables qu'inédits a selon lui contribué à cette situation. «La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, démarrée fin 2018, a entraîné une hausse des coûts et donc une baisse de la demande. La pandémie a encore accéléré la contraction de cette dernière, que les fabricants de puces électroniques pensaient partie pour durer. Ils ont par conséquent réduit leur inventaire et leurs capacités de production, ce qui les a mis en grande difficulté lorsque la demande a brusquement rebondi, à partir du dernier trimestre 2020. Les fabricants ont aussitôt recommencé à accroître la production, mais il faut du temps pour qu'une usine puisse de nouveau fonctionner à plein régime. Entre cinq et six mois sont en outre nécessaires pour que l'entame d'un nouveau cycle de production se traduise par une hausse des produits disponibles. Depuis fin 2020, le déséquilibre entre offre et demande n'a donc pas cessé de s'aggraver.»

Produire des puces informatiques est extrêmement complexe

Produire des puces informatiques est une tâche extrêmement complexe et délicate. La fabrication d'un seul microprocesseur peut impliquer plusieurs mois de travail, plus de 1000 étapes différentes, la traversée de 70 frontières et un grand nombre d'entreprises ultraspécialisées et inconnues du grand public, basées pour la plupart en Asie du Sud-Est. Les manufactures doivent se doter de chambres parfaitement protégées contre la poussière (un simple grain pouvant endommager les composants délicats), de lasers et de machines coûtant des millions d'euros. Craig Barrett, ancien dirigeant d'Intel, a jadis décrit le microprocesseur comme l'appareil le plus complexe jamais mis au point par l'humanité. Muscler les capacités de production est, dans ce contexte, beaucoup plus facile à dire qu'à faire.

« Assurer la résilience à long terme de l'industrie américaine des semi-conducteurs implique d'investir à la fois dans la R&D et dans les capacités de production, cette deuxième dimension étant la plus problématique. Il faudra au moins trois ans pour que les politiques gouvernementales menées en la matière donnent des résultats visibles au niveau industriel. Il existe naturellement des types très différents de semiconducteurs, qui ne peuvent pas tous être fabriqués aux États-Unis. Mais pour ceux qui peuvent l'être, nous avons une large marge de manœuvre», affirme Ganesh Moorthy.

Dans un contexte difficile, l'industrie peut toutefois se consoler via les progrès de la recherche, qui avancent à pas de géant. TSMC et Samsung sont ainsi récemment parvenus à accroître leur finesse de gravure, insérant davantage de transistors sur chaque tranche de silicium. IBM a également dévoilé le 6 mai dernier la première puce au monde gravée en 2 nanomètres, quelques mois seulement après que Samsung et TSMC ont annoncé travailler avec l'équipementier néerlandais ASML sur la gravure en 3 nanomètres.

Les investisseurs américains placent quant à eux de plus en plus d'argent dans l'industrie : en 2020, c'est au total douze milliards de dollars qui ont été investis dans 407 jeunes pousses, soit deux fois plus d'argent qu'en 2019 et huit fois plus qu'en 2016. La plus grosse fusion-acquisition de l'année aux États-Unis a été le rachat du fabricant de puces ARM par Nvidia, tandis que les startups californiennes Cerebras et Groq ont respectivement levé 475 et 367 millions de dollars.

L'application de l'intelligence artificielle au design de microprocesseurs ouvre également de juteuses perspectives d'avenir : lors d'une récente démonstration, le fabricant de microprocesseurs Synopsis, installé dans la Silicon Valley, a montré comment un unique ingénieur assisté par l'intelligence artificielle pouvait travailler de deux à cinq fois plus rapidement que toute une équipe, tout en consommant 13% moins d'énergie. Malgré les difficultés présentes, l'industrie a donc de belles années devant elle.

Commentaires 20
à écrit le 01/06/2021 à 0:04
Signaler
Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) pourrait construire une mégafactory aux USA et aussi en Europe ?

à écrit le 31/05/2021 à 18:49
Signaler
"le fabricant de microprocesseurs Synopsis, installé dans la Silicon Valley, a montré comment un unique ingénieur assisté par l'intelligence artificielle pouvait travailler de deux à cinq fois plus rapidement que toute une équipe, tout en consommant ...

le 31/05/2021 à 20:14
Signaler
Synopsis ne conçoit pas des processeurs mais des outils logiciels de conception Asic et FPGA. Ne pas dire n'importe quoi....

le 01/06/2021 à 1:33
Signaler
@neuneu Pas tout à fait, en ce sens que Synopsis posséde la propriété intellectuelle de l'architecture RISC ARC (32 et 64 bit), CPU et DSP, et que l'architecture ARCv3 64 bit a bien été été développée par Synopsys.

à écrit le 31/05/2021 à 15:11
Signaler
Les Américains ont cherché les Chinois, ben ils les ont trouvé. What else? Si le monde entier a besoin des Chinois, eux n'ont pas besoin de nous, la preuve! Leur marché intérieur est suffisant pour faire tourner leur économie, ils disposent d'assez...

à écrit le 31/05/2021 à 14:33
Signaler
Il ne s'agit pas d'une dépendance à la ... Chine, mais à Taiwan et à la Crée-du-Sud. Les fondeurs Taiwanais, TSMC, UMC, Winbond, ... produisent plus de 50 % des processeurs. Si on rajoute les Sud-Coréens, en particulier Samsung, on dépasse les 75 % ....

le 31/05/2021 à 17:11
Signaler
IBM en 2014 avait vendu aussi ses serveurs x86, à Lenovo pour 2,3 Md$.La corbeille de la mariée comprenait précisément les System X, les serveurs lames et leurs châssis (BladeCenter), les systèmes intégrés Flex à base de x86, les serveurs denses NeXt...

à écrit le 31/05/2021 à 13:09
Signaler
accepter d'etre espionne par les usa et trouver cela normal ceci est l'europe des fayots pour ne pas dire des laches

à écrit le 31/05/2021 à 11:23
Signaler
Il n'y a pas si longtemps on nous vendait de la mondialisation heureuse. Capitalisme décomplexé, néolibéralisme déconnecté sur fonds de pandémie et de numérique vérolé (+ tout le reste à l'avenant !): Joli résultat pour un grand " merdier"

à écrit le 31/05/2021 à 7:45
Signaler
Pendant que l'UE continue de se vautrer dans le dumping social les États Unis entament une relocalisation des productions stratégiques dont les microprocesseurs font largement partie l'avantage étant qu'ils ont déjà les meilleurs technologies il suff...

le 31/05/2021 à 8:31
Signaler
Iil y a stms le franco- italien historique 4 ou 5 eme mondial ... mais la situation actuelle est le fruit des décisions des politiques et industriels des années 2000-2010: l éclatement de ce la production au niveau mondial faut réclamer des compte...

le 31/05/2021 à 8:47
Signaler
L'UE est un champ de ruines du fait de la cupidité maladive des mégas riches, le seul espoir que nous ayons est que cela repose sur une stratégie afin de tromper les autres puissances souveraines mondiales qu'américaine. Mais clairement notre classe ...

le 31/05/2021 à 9:16
Signaler
+1 Non seulement l'UE n'a jamais supporté le hardware, mais en plus, elle snobe le software, et notamment les solutions libres et gratuites qui s'offrent à elles, et qui permettraient des milliards d'€ d'économie chaque année ! Cette construction in...

le 31/05/2021 à 12:04
Signaler
Et d'ailleurs le RU libéré de cette entité non identifiée qu'est l'UE avance à pas de géants comme l'esprit libre est nettement supérieur à l'esprit étriqué. Mais je pense que c'est sa situation géographique qui fait du RU une nation très attachée à ...

le 31/05/2021 à 14:37
Signaler
@Max . Le logiciel libre le plus célèbre est le Linux. Créé par le Finlandais Linus Torwalds, un camarade d'étude de mon beau-fils Mika.

le 31/05/2021 à 15:51
Signaler
@ netrick Ce qui nous ramène à la déclaration de Bill Gates après être devenu l'homme le plus riche du monde grâce à son système d'exploitation windows:"Finalement c'est Linus Torvalds qui avait raison". Sachant que Linux lui est gratuit depuis t...

le 31/05/2021 à 19:48
Signaler
@ Citoyen-Blasé. Au moment du procès de l'UE-Bruxelloise contre uSoft pour abus de position dominante, Paul Allen avait déclaré : "Linux viole 35 brevets de Microsoft !" et Linus avait demandé qu'on lui donne la liste des brevets avec leurs numéros d...

à écrit le 31/05/2021 à 7:10
Signaler
Et en France, rien

le 31/05/2021 à 8:16
Signaler
@charlie 31/05 7:10 En France, il y a SOITEC, qui est très fort technologiquement mais c'est un nain par rapport à Intel. Cordialement

le 31/05/2021 à 9:22
Signaler
Soitec fait des wafers SOI, pas du design, ni de la production de CPU.

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.