L’obsession de Vladimir Poutine pour Odessa

REPORTAGE - Le président russe convoite la « perle de la mer Noire » mais l'Ukraine a réussi à ouvrir un couloir maritime pour ses exportations de céréales, une victoire qui pourrait être le prélude à des opérations pour isoler la Crimée.
« Un tiers de la flotte russe en mer a été neutralisé », affirme Dmytro Pletenchuk, porte-parole de la marine ukrainienne, une victoire qui pourrait être le prélude à d'autres opérations visant à isoler la Crimée.
« Un tiers de la flotte russe en mer a été neutralisé », affirme Dmytro Pletenchuk, porte-parole de la marine ukrainienne, une victoire qui pourrait être le prélude à d'autres opérations visant à isoler la Crimée. (Crédits : François d’Alançon)

Chaque nuit, ou presque, c'est le même scénario. Le son des sirènes monte dans la ville, le ciel s'illumine et les premières déflagrations éclatent. La défense antiaérienne entre en action pour intercepter les slaves de drones et de missiles lancées par la Russie contre Odessa. Parfois, sans succès, comme dans la nuit du 2 au 3 mars, quand un drone s'est fracassé contre un immeuble de neuf étages en faisant douze morts dont cinq enfants. Ou plus spectaculaire, le 6 mars, l'explosion à proximité du lieu de la rencontre entre le Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis et le président ukrainien Voloymyr Zelensky.

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La guerre de la mer Noire se joue, en partie, dans le port, en bas des 192 marches de l'escalier Potemkine. Une zone militaire interdite d'accès, cible privilégiée de Moscou, symbolisée par la façade noircie de sa figure de proue, l'Hôtel Odessa, touchée par une frappe massive en septembre 2023.

Record d'activité portuaire en février

Les attaques russes se poursuivent mais elles n'ont pas empêché les ports de la région d'Odessa et du Danube de battre un record d'activité en février : huit millions de tonnes de marchandises exportées via le corridor maritime mis en place depuis l'automne 2023 par les forces armées ukrainiennes. Sans marine, mis à part quelques corvettes et patrouilleurs, l'Ukraine a réussi à briser le blocus russe en obligeant la flotte russe à se replier dans la partie orientale de la mer Noire. Les navires longent les côtes ukrainiennes, roumaines, bulgares et turques avant de rejoindre le détroit du Bosphore et la Méditerranée. Le secret de ce tour de force ? Les drones navals de fabrication ukrainienne Magura V5 qui ont coulé en février et mars trois bâtiments russes : la corvette lance-missiles Ivanovets, le navire de débarquement Tsezar-Kunikov et le patrouilleur Sergueï Kotov. Sans compter les missiles de croisière ukrainiens Neptune et les missiles Storm Shadow/Scalp, fournis par le Royaume-Uni et la France, qui empêchent les navires russes d'approcher à moins de 100 miles marins du rivage ukrainien. « Un tiers de la flotte russe en mer a été neutralisé », affirme Dmytro Pletenchuk, porte-parole de la marine ukrainienne, une victoire qui pourrait être le prélude à d'autres opérations visant à isoler la Crimée.

Agressée, Odessa, la cosmopolite, Odessa, plus marchande que combattante, s'est découvert une âme de résistante. En juillet 2023, le bombardement de la cathédrale de la Transfiguration, au cœur du centre historique, cible légitime aux yeux de Moscou, tout comme l'infrastructure portuaire et les silos à grains, a levé les dernières illusions : le Kremlin est prêt à détruire les villes du soi-disant « monde russe » afin de les « sauver ». Odessa, la perle de la mer Noire, reste une obsession pour Vladimir Poutine, l'objet de sa convoitise revanchiste, présentée comme le berceau de la « Nouvelle Russie » dans sa vision révisionniste de l'histoire. « Odessa est une ville russe », insistait le maître du Kremlin lors de sa conférence de presse en décembre 2023.

L'influence française

« Odessa n'est pas russe mais française. C'est le duc de Richelieu, gouverneur pendant dix ans, qui a permis son essor », répond Mark Gordienko, 55 ans, une des figures de la ville, à la tête du « conseil de sécurité citoyenne », une organisation de « patriotes ». Contrairement à celle de l'impératrice Catherine II, déboulonnée en décembre 2022, la statue de l'arrière petit-neveu du Cardinal de Richelieu trône toujours sur le boulevard Prymorskyi, enfermée dans une boîte de protection. En mai 2014, Mark Gordienko, biker érudit, auteur de livres et amateur de cigares, participait, à la tête de son groupe d'auto-défense, aux affrontements qui avaient abouti à la mort de 42 militants pro-russes, dans l'incendie de la Maison des Syndicats où ils s'étaient réfugiés.

Dix ans après, « l'opération militaire spéciale » de Vladimir Poutine a galvanisé la conscience nationale ukrainienne. Odessa, longtemps sceptique à l'égard de la révolution de Maïdan et de ses promesses d'ouverture vers l'Europe, s'est mobilisée pour soutenir ses défenseurs. « L'esprit de liberté a contaminé les habitants, même s'il y a encore des gens qui sont du côté de la "paix russe" », ajoute Mark Gordienko dont le fils, Seraphim, âgé de 21 ans, combat dans une brigade de drones déployée sur le front.

La ville portuaire, traditionnellement rétive envers l'autorité centrale, qu'il s'agisse de Saint-Pétersbourg à l'époque impériale, de Moscou pendant la période soviétique ou de Kiev, depuis l'indépendance, se révèle chaque jour plus ukrainienne et « patriote ». « Le changement démographique a amplifié cette dynamique », souligne Oksana Dovgopolova, historienne et co-fondatrice de la plateforme de mémoire collective « Past/Futur/Art ». « De nombreuses familles ont évacué femmes, enfants et parents âgés vers la Moldavie, la Roumanie et la Bulgarie. Les déplacés de l'Est qui les ont remplacés sont très pro-ukrainiens », précise-t-elle.

« La guerre a créé une conscience politique collective plus forte, confirme Ugo Poletti, un entrepreneur italien, installé depuis sept ans à Odessa, fondateur et rédacteur en chef du site anglophone The Odessa Journal. Les Ukrainiens deviennent plus exigeants envers leurs responsables politiques ». Loin devant Guennadi Troukhanov, 59 ans, maire de la ville depuis dix ans, un ancien sympathisant russe métamorphosé en pourfendeur de Moscou, Kateryna Nozhevnikova, 47 ans, directrice de la fondation « Monster Corporation », compte aujourd'hui parmi les personnalités les plus populaires de la cité. Fondée en 2014, l'organisation, initialement créée pour aider les orphelins du Donbass dans leur installation à Odessa, collecte des fonds pour financer l'achat d'armes et d'équipements pour les forces armées. « Pour ceux qui nous gardent en vie et tiennent le front pour nous tous », explique-t-elle en citant sa dernière levée d'argent pour l'acquisition de mortiers à destination du corps des Marines.

« Prendre soin de son état mental »

En septembre 2023, cette activiste a organisé pendant plusieurs semaines un sit-in de mères et femmes de soldats tués au combat pour dénoncer la volonté du maire d'investir dans la rénovation de bâtiments publics au lieu d'utiliser une partie du budget municipal pour soutenir les militaires déployés sur le front.

Au bout du parc Chevtchenko, la plage Langeron offre une respiration bienvenue dans la grisaille tragique des jours de guerre. Elle tire son nom d'Alexandre-Louis Andrault de Langeron, un officier français au service de la Russie, gouverneur de la ville de 1815 à 1820. Au milieu des mouettes et des embruns, Vasiliy et Lera, un couple d'artistes, esquissent un pas de danse sur le sable. Natif de Kharkiv, Vasiliy s'est réfugié avec sa mère dans la ville du sud après l'invasion du 24 février. Mobilisable, il ne peut plus quitter le pays. Lera, fille d'un officier à la retraite, née à Postdam au temps de la RDA, revient d'un voyage au Monténégro. « Quand tout le monde déprime, dit-elle, il faut prendre soin de son état mental, inventer des moments de fête. Tomber dans le malheur n'aidera pas la victoire ».

Commentaires 2
à écrit le 11/03/2024 à 12:26
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Comment peut on parler d'" obsession " pour la victoire stratégique totale ? On peut certes employer plein de mot , mais employer le seul qui ne convient pas , n'est pas innocent

à écrit le 11/03/2024 à 0:08
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L'importance stratégique d'Odessa est bien compréhensible. En plus, pour Poutine et un nombre considérable des Russes nationalistes/impérialistes, ce sont les maux fantômes, réels ou délirants. a). Les sentiments pro-russes y étaient bien réels en 20...

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