« Singapour-sur-Tamise ». L'expression est née en 2017 sous la plume des journalistes britanniques après une interview de l'ancien ministre des Finances de sa majesté Philip Hammond. Lancé dans d'âpres négociations autour du Brexit avec les Européens, le chancelier de l'Echiquier menaçait de créer un régime fiscal et réglementaire ultra-actif en Grande-Bretagne si ses conditions de sortie n'étaient pas satisfaites. Depuis la formule a fait florès et scande les relations tumultueuses entre Londres et Bruxelles. Cinq gouvernements et un Brexit plus tard, la City n'est toujours pas le Singapour du Vieux Continent, et un big bang fiscal paraît plus qu'hypothétique.
« Comme le fameux "poulet aux hormones", ce "Singapour-sur-Tamise" relève beaucoup d'un slogan que les Européens reprenaient en écho pour se faire peur sur la situation après-Brexit », relativise Aurélien Antoine. Le directeur de l'Observatoire du Brexit y voit aussi une forme de chantage des gouvernements britanniques pour récupérer la licence bancaire. Cette faveur, que l'UE n'a pas encore accordée, permettrait aux banques londoniennes d'opérer sur le marché européen sans y installer de succursales, comme c'était le cas avant que nos voisins ne prennent le large.
La City n'en a pas besoin
La City en a-t-elle besoin pour autant ? Elle souffre, certes, mais est loin de subir le « Brexodus » qu'on lui promettait, à savoir une fuite des capitaux et des cerveaux de l'autre côté de la Manche. Sur les 12.000 délocalisations de postes annoncées depuis 2016, 7.000 ont réellement migré vers Paris, Francfort et Dublin quand 2.500 emplois ont été crées à la City directement en lien avec le Brexit, selon les dernières données du cabinet EY.
Des mouvements modestes, dans un sens comme dans l'autre, à l'échelle du demi-million de personnes qui travaillent à la City. Londres truste encore la seconde place du classement de référence GFCI des principales places financières, derrière New York et devant... Singapour. Malgré le brouillard d'incertitudes du Brexit, les fondations de la City sont solides. Son réservoir de profils très qualifiés, sa langue des affaires, son créneau horaire entre Asie et Amérique et son dynamisme constituent autant d'atouts difficilement exportables.
« Le Brexit est synonyme de lourdeurs administratives et de coûts supplémentaires qui créent des frictions, ralentissent les échanges mais ne les empêchent pas. Si le volume d'affaires a baissé, il n'y a pas d'hémorragie de capitaux et d'emplois. La finance est tellement internationalisée que l'ancrage géographique compte moins. La situation contente les banques de la City, qui ouvrent des succursales dans l'UE », observe Aurélien Antoine de l'Observatoire du Brexit.
Le « Brexodus » n'a pas eu lieu
Pour que le Royaume-Uni se lance dans une vaste entreprise de dérégulation, encore faudrait-il que les barons de la City la réclament. Jusqu'ici, les grands patrons ne remettent pas en cause les règles instaurées après la crise financière de 2008 sous Gordon Brown, qu'ils n'avaient pas contestées et auxquelles ils se sont conformés. « Nous ne voulons pas d'une course au moins-disant réglementaire », clame dans une interview au Monde un des lobbyistes en chef de la City, Chris Hayward. A 19 %, le taux d'imposition sur les sociétés se situe déjà nettement au dessous de la France (25 %)
Rishi Sunak sait qu'il n'aurait aucun bénéfice à tirer d'une baisse unilatérale et massive d'impôts sur les entreprises. Dans une période de relatif apaisement avec l'UE, l'ancien banquier d'affaires qui dirige le pays n'entend pas porter un coup de canif dans le contrat de divorce.
L'accord de sortie conditionne les échanges commerciaux entre Royaume-Uni et UE (exemptés de taxes pour la plupart depuis l'accord du 24 décembre 2020) à une « concurrence équitable » entre les deux marchés, notamment sur le plan fiscal.
Les grandes lois bancaires étant aussi fixées au niveau mondial, Londres se trouverait aussi dans une position inconfortable vis-à-vis de ses alliés extra-européens à commencer par Washington.
Dans le camp conservateur, à l'exception de l'aile droite libérale et thatchérienne, personne ne s'aventure plus à demander des baisses d'impôts pour les plus aisés. L'échec de Liz Truss, qui avait décrété en septembre une baisse des taxes des ménages riches et un déplafonnement du bonus des banquiers avant de voir sa mesure retoquée et son pouvoir confisqué, a servi d'exemple. À l'heure où l'économie britannique traverse sa pire tempête depuis un demi-siècle, la prospérité de la City, qui se maintient tant bien que mal à flot, n'est plus la priorité du gouvernement.