Russie-Chine : des liaisons avant tout stratégiques

Derrière les images officielles de la visite de trois jours de Xi Jinping reçu en grande pompe à Moscou se négocient en coulisses des accords hautement stratégiques entre les deux puissances. Les deux Etats se retrouvent en effet unis face aux restrictions et embargo imposés par les Etats-Unis et leurs alliés, que la guerre en Ukraine a encore renforcées. Mais l'amitié affichée est-elle durable, ou, comme le montrent les intérêts de Pékin, seulement de circonstances ? A trop jouer la carte chinoise, la Russie ne risque-t-elle pas de paver le chemin d'une nouvelle dépendance à la seconde puissance mondiale ?
Si Poutine et Xi Jinping sont d'accord pour remettre en cause l'ordre mondial et la suprématie américaine, les intérêts de chacun divergent toutefois.
Si Poutine et Xi Jinping sont d'accord pour remettre en cause l'ordre mondial et la suprématie américaine, les intérêts de chacun divergent toutefois. (Crédits : SPUTNIK)

Vladimir Poutine apprenant à cuisiner des dumplings chinois avec Xi Jinping, en 2018, à Qingdao... Puis, la même année, le président chinois cuisinant des blinis à Vladivostok avec son homologue russe. Hier mise en scène sur le thème de l'amitié bon enfant, la visite du président Xi Jinping en Russie prend, à l'heure de la guerre en Ukraine, des airs beaucoup plus solennels. Arrivé lundi à Moscou pour une visite officielle de trois jours, le leader chinois, reçu en grande pompe, est choyé par son hôte : « Je sais que vous (...) avez une position juste et équilibrée sur les questions internationales les plus pressantes », a d'emblée entamé Vladimir Poutine.

Alors qu'officiellement la Chine a adopté une position de neutralité sur l'invasion de l'Ukraine par l'armée russe, le chef du Kremlin veut amadouer son homologue et le rallier à sa vision du conflit : « Nous sommes toujours ouverts à un processus de négociations. Nous discuterons sans aucun doute de toutes ces questions, y compris de vos initiatives, que nous traitons avec respect », a affirmé Vladimir Poutine.

En jeu, au terme du séjour, la signature d'accords visant à renforcer la coopération russo-chinoise, en particulier dans la sphère économique. Mais le rapport de force est déséquilibré : en 2022, l'économie de la Russie était environ 10 fois plus petite que celle de la Chine, selon les estimations de PIB de la Banque mondiale. Depuis l'invasion de l'Ukraine, la Russie est en plus mise en quarantaine par les Occidentaux, la forçant à nouer de nouvelles alliances.

La coopération sino-russe est toutefois en plein essor. L'an passé, les échanges commerciaux bilatéraux ont ainsi atteint en 2022 un montant record de 190 milliards de dollars (177 milliards d'euros), selon les douanes chinoises.

Si Poutine et Xi Jinping sont d'accord pour remettre en cause l'ordre mondial et la suprématie américaine, les intérêts de chacun divergent toutefois. Les cadres chinois n'ont d'ailleurs pas manqué de rappeler l'objectif premier de la visite en Russie dès mardi :

« Nous sommes les plus grandes puissances voisines et des partenaires stratégiques à tous les niveaux ». Pékin « continuera de donner la priorité au partenariat stratégique global entre la Chine et la Russie », selon des propos rapportés par les agences de presse russes.

Revue de détails des secteurs stratégiques pour les deux Etats autrefois très proches à l'époque de l'URSS.

Pour la Chine : relancer les exportations après le trou d'air du Covid

La Chine est en plein redémarrage de son économie après les mesures de confinement drastiques imposées lors du Covid. Et Pékin, qui a dû rester modeste sur sa prévision de croissance pour 2023, à +5%, veut à tout prix éviter que le moteur ne cale.

Sur l'ensemble de l'année 2022, les exportations du géant asiatique se sont tassées (+7%), après un bond de 29,9% l'année précédente. De même, les importations chinoises ont connu un brutal coup de frein (+1,1%), après une accélération de +30,1% en 2021. La provenance de ces importations est aussi révélatrice du changement de paradigme : si aux Etats-Unis, 2022 devrait battre le record d'importations chinoises, sur les onze premiers mois de l'année, le pays nord-américain aura importé plus, en valeur, depuis l'Union européenne que depuis la deuxième économie mondiale.

« On observe un réalignement de la mondialisation depuis 2018 », analyse pour l'AFP Robert Koopman, maître de conférence à l'American University, basée à Washington.

L'excédent commercial de la Chine en décembre a malgré tout atteint 78 milliards de dollars (71,9 milliards d'euros). Mais ce niveau est bien inférieur au montant record de juillet (101,2 milliards de dollars).

Energie : les nouvelles routes russo-chinoises

Pour Moscou, il s'agit d'assurer ses arrières sur le plan énergétique et ce, alors que toute son économie a été mise en quarantaine par les Occidentaux.

Mardi, pendant la visite officielle, le géant russe Gazprom a annoncé des livraisons journalières record à Pékin via le gazoduc « Force de Sibérie » qui parcourt l'Extrême-Orient russe en direction du nord-est de la Chine. « Gazprom a livré les volumes demandés et établi un nouveau record historique d'approvisionnement quotidien en gaz vers la Chine », a indiqué le géant dans un communiqué. Un niveau qui devrait s'accroître davantage puisque Vladimir Poutine a également annoncé, ce même jour, un accord « conclu » entre les deux pays sur le gigantesque projet de gazoduc Force de Sibérie 2, qui reliera la Sibérie au nord-ouest de la Chine. « Tous les accords ont été conclus », s'est félicité le président russe depuis le Kremlin, précisant que « à la mise en service, 50 milliards de mètres cubes de gaz » transiteront via ce gazoduc, soit une capacité quasiment équivalente à celle de Nord Stream 1 entre la Russie à l'Europe.

Restrictions des Occidentaux sur le pétrole, embargo sur le gaz... Moscou doit assurer ses arrières. Dans le même temps, les autorités chinoises ont, ces derniers temps, pris le soin de relever les quotas d'importation des raffineurs de pétrole, offrant de nouvelles perspectives aux Russes. La Chine a ainsi abondamment acheté l'or noir de Moscou depuis le début de son offensive en Ukraine. Pékin a notamment profité de rabais à l'achat pour son économie particulièrement énergivore, première importatrice mondiale d'or noir. Non sans un risque de créer de nouvelles dépendances à ce nouveau client.

Soutenir le secteur électronique chinois

Comme son voisin russe, la Chine subit aussi des restrictions américaines sur les exportations de semi-conducteurs fabriqués par ses entreprises. Ces règles concernent actuellement plusieurs entreprises chinoises, dont le géant des télécoms Huawei. Les exportations de semi-conducteurs vers Pékin sont strictement contrôlées, voire interdites, par les autorités américaines.

Des interdictions apparues avant la guerre en Ukraine mais que cette dernière vient à nouveau justifier. L'administration Biden affirme effet détenir « des preuves que des entreprises chinoises fournissent de la technologie à double usage dont des semi-conducteurs » nécessaires par exemple pour guider les missiles.

De son côté, la Russie a besoin de trouver de nouveaux fournisseurs de puces suite aux départs des majors de son territoire, tels l'Américain Apple ou le Sud-Coréen Samsung. Déjà populaires en Russie avant la guerre, représentant environ 40 % du marché des smartphones en décembre 2021, les fabricants chinois de téléphones ont presque entièrement pris le dessus, représentant 95 % du marché un an plus tard, selon les données de Counterpoint citées par CNN.

Un nouveau système financier supervisé par Pékin ?

Autre point de rapprochement, en plus de vouloir s'extirper de la domination du dollar, les deux pays ont l'ambition de contrôler la donnée financière. Face au gel du système Swift en Russie, nombre de Russes se sont reportés sur des cartes bancaires opérant le système chinois UnionPay.

Aussi, forte de son expérience sur le e-yuan, la nouvelle monnaie numérique d'Etat, lui permettant de garder le contrôle monétaire, Moscou n'a pas caché son intention d'avancer sur le rouble numérique.

Lire aussiLe rouble numérique, le joker de Poutine pour contourner les sanctions occidentales

Là encore, jusqu'où iront les collaborations ? Pékin prévoit actuellement de renforcer encore plus son autorité sur les échanges financiers, en remplaçant l'actuel organisme de régulation des banques et assurances par un nouvel organe qui sera chargé d'une supervision globale du secteur financier.

Défense : des manœuvres de dissuasion avec la Russie

Depuis le début de la guerre, la Chine a offert au président Vladimir Poutine son soutien financier et diplomatique, évitant l'envoi d'armes ou toute implication militaire manifeste. Selon Washington, des firmes chinoises contrôlées par l'Etat ont vendu des drones et autres équipements non-offensifs à la Russie et l'Ukraine. Parmi les firmes visées figure un institut chinois en recherche spatiale, le Changsha Tianyi Space Science and Technology Research Institute, que le département américain au Trésor accuse d'avoir fourni au groupe Wagner des images satellites en Ukraine.

Mais Moscou a dû se tourner vers l'Iran pour obtenir des armes indispensables, telles que les drones de combat.

Pour l'instant, la Chine refuse la participation directe mais augmente ses capacités militaires. Pékin va ainsi dépenser 1.553,7 milliards de yuans (225 milliards de dollars) pour sa défense. Cela en fait désormais le deuxième budget militaire mondial derrière celui des Etats-Unis - environ trois fois supérieur.

La Chine préfère utiliser la Russie pour riposter aux Etats-Unis. Fin décembre, elle effectuait des manœuvres navales en mer de Chine orientale ; une « réaction » à la position « agressive » des Etats-Unis en Asie, avait affirmé jeudi le chef d'état-major russe Valéri Guerassimov.

Nucléaire : la Chine accélère avec la Russie

Enfin, les deux puissances sont bien décidées à accélérer ensemble sur le nucléaire. Selon plusieurs sources, le géant russe Rosatom fournirait en masse de l'uranium enrichi. « Il est très inquiétant de voir la Russie et la Chine coopérer dans ce domaine », a répondu John F. Plumb, secrétaire adjoint à la Défense pour la politique spatiale. « Ils peuvent avoir des points de discussion à ce sujet, mais le fait que les surgénérateurs produisent du plutonium, et que le plutonium est destiné aux armes, est indéniable. Je pense donc que le département [de la défense] est préoccupé », a-t-il ajouté dans un communiqué du ministère américain début mars.

Selon des estimations du Pentagone, la Chine pourrait disposer de 1.000 TN (têtes nucléaires) d'ici une décennie, soit proche du nombre de TN déployées par les Américains.

Lire aussiComment le géant russe Rosatom est devenu le champion du monde du nucléaire

Si la Chine et Russie afficheront leur entente pendant ces trois jours à Moscou, ces intérêts de chacun sont-ils de circonstance ou durable ? Reste une constante toutefois dans les deux pays, l'opposition politique au pouvoir qui a été étouffée. Depuis l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping fin 2012, la société civile a quasiment disparu et de nombreux opposants sont en prison.

ZOOM : Les dates clés de la relation sino-russe (avec AFP)

Au début de la Guerre froide, la République populaire de Chine et l'Union soviétique, dirigées par un Parti communiste, entretenaient des liens idéologiques étroits. Mais la rupture sino-soviétique des années 1960 a entraîné trois décennies de tensions.

Les relations Moscou-Pékin se sont ensuite considérablement réchauffées après la chute de l'URSS. Dans sa tribune, Vladimir Poutine juge que les relations russo-chinoises sont à un « point culminant » de leur histoire.

Si les relations entre Pékin et Moscou étaient tumultueuses durant la Guerre froide, les deux voisins se sont nettement rapprochés ces dernières décennies, pour faire front commun face aux Etats-Unis et développer leur coopération économique.

- L'alliance pendant la guerre de Corée : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Chine et l'URSS signent en février 1950 un traité « d'amitié, d'alliance et d'assistance mutuelle ».

- En 1960, la Chine de Mao Zedong va rompre avec l'URSS de Nikita Khrouchtchev, en particulier du fait du « rapport secret » du successeur de Staline en 1956, condamnant le culte de la personnalité et les crimes de Staline. En juillet 1963, des incidents frontaliers, des divergences sur la crise cubaine et le conflit sino-indien amènent les partis communistes chinois et soviétique à rompre leurs contacts.

- En 1969, la Chine déclenche en novembre 1965 la révolution culturelle « antirévisionniste », qui fustige l'« hégémonisme soviétique ». La même année, un contentieux sur le tracé de la partie orientale de leur frontière, le long du fleuve Amour, portant notamment sur la juridiction de l'île de Damanski, dégénère en affrontements armés faisant plusieurs centaines de morts.

- Dix ans plus tard, la Chine abroge le traité d'alliance conclu avec l'URSS en 1950. Des négociations visant à normaliser les relations sont gelées en janvier 1980, après l'invasion de l'Afghanistan par l'URSS.

- En 1989, après 30 ans de brouille, un sommet entre Deng Xiaoping et Mikhail Gorbatchev à Pékin en mai 1989 scelle la normalisation des relations bilatérales.

En septembre 1994, les deux pays mettent fin à leur face-à-face nucléaire en acceptant de retirer leurs missiles respectifs.

- Face aux Etats-Unis en 1996, le président Jiang Zemin et son homologue russe Boris Eltsine établissent en avril 1996 à Pékin un "partenariat stratégique pour le 21ème siècle" pour contrer la domination internationale américaine.

- En 2001, le premier traité d'amitié sino-russe depuis 50 ans est signé au Kremlin en juillet 2001.

En juin 2005 est signé un accord définitif sur le tracé de la partie orientale de la frontière sino-russe, après 40 ans de négociations.

Le nouveau président chinois Xi Jinping réserve sa première visite officielle étrangère à Moscou en 2013, occasion de signer une trentaine d'accords pétroliers et gaziers.

Pékin affiche aussi une indulgente neutralité à l'égard de Moscou lors de la prise de contrôle de la Crimée par des forces russes en 2014.

Un gazoduc commun est inauguré en décembre 2019, qui va acheminer du gaz de Sibérie orientale vers la Chine.

Commentaires 6
à écrit le 22/03/2023 à 11:34
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Les restrictions n'ont aucun effet "durable", la Chine grave désormais en nano les processeurs ce qui était un point clé, les échanges se font en yuan roubles, la dedolarisation est un fait, la paix négocié pour la route terrestre est acté (arabie, I...

à écrit le 22/03/2023 à 9:29
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Pour mieux connaître la Chine, lisez les trois récits de Jean Tuan : "Un siècle chinois" (chez CLC Éditions) évoque le parcours de son père chinois arrivé en France en 1929, leur voyage en Chine en 1967 lors de la Révolution culturelle et les incroya...

à écrit le 22/03/2023 à 6:46
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Bonjour, Personnellement, je crainds que la russie soit la grande perdante de sont rapprochement avec ma chine.. La chine un pays puissant, tres peuplé et qui est sous la direction du partis communistes n'est pas un alliés... s'est surtout un co...

à écrit le 22/03/2023 à 0:05
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Les analyses de valbel. Au top.

à écrit le 21/03/2023 à 23:36
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Tous les ultralibéraux hyperatlantistes anticommunistes sont en colère devant cette alliance stratégique à long terme qui sonne le glas de l'impérialisme yankee. L'Otan va perdre sa guerre contre la Russie en Ukraine grâce à cette alliance. CQFD

à écrit le 21/03/2023 à 19:13
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Ce que ne sait pas encore le peuple Russe, c'est qu'il va perdre beaucoup en "fricotant" avec les Chinois qui ne sont intéressés que par ses matières premières et les terres de Sibérie orientale(dans un premier temps). La Russie, jusqu'à l'Oural est...

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