![Jonas Prising, PDG de Manpower, mercredi à la Défense.](https://static.latribune.fr/full_width/2262879/jonas-prising.jpg)
Jonas Prising, 58 ans, Suédois installé aux États-Unis, a effectué la quasi-totalité de sa carrière chez le géant international de l'intérim.
Le ralentissement économique mondial se traduit-il par une montée du chômage ?
Chez Manpower, nous avons une vision globale des évolutions de l'emploi, partout où nous sommes implantés. Notre activité consiste en effet à aider des organisations - de toutes tailles et dans tous les secteurs - à recruter les talents dont elles ont besoin, pour des périodes déterminées, de quelques mois jusqu'à une dizaine d'années. Nous avons donc une vision en temps réel des besoins des entreprises en matière d'embauche. Et nous sommes aussi de ce fait les premiers à percevoir les accélérations ou les fléchissements. Depuis quelque temps déjà, la plupart des indicateurs sont négatifs.
Même aux États-Unis, où la croissance frôle les 5 % annuels ?
C'est contre-intuitif, mais malheureusement réel. Dès avant la publication des chiffres du marché de l'emploi américain le 3 novembre, nous avions constaté outre-Atlantique une diminution des besoins en personnel dans l'hôtellerie-restauration, au sein de l'administration ou encore dans la santé. Moins de missions d'intérim, moins d'heures supplémentaires : ce sont toujours des signes avant-coureurs de l'augmentation du chômage, dont la hausse atteint 3,9 % en septembre. Soit la plus forte depuis janvier 2022, alors que la crise sanitaire n'était pas terminée.
"Les entreprises recrutent moins, mais le niveau de confiance dans l'économie demeure élevé"
Pourquoi le chômage remonte-t-il ?
Les causes sont évidemment multiples. Tout d'abord, contrairement à une idée très répandue, certains effets de la pandémie se font toujours sentir. Elle a engendré une kyrielle d'anomalies dans tous les domaines, dont certaines persistent trois ans plus tard. S'y ajoutent l'inflation - qui en a découlé -, la guerre en Ukraine et le contexte géopolitique global, mais aussi la brutale remontée des taux d'intérêt. Ils se situent à 10 % aux États-Unis aujourd'hui, au lieu de 2 % il y a dix ans. La consommation en subit naturellement le contrecoup, et les entreprises également.
Elles recrutent moins, puisque leur activité est freinée. Le niveau de confiance dans l'économie demeure néanmoins élevé.
Ce qui exclurait une récession ?
Davantage qu'en Europe, où le ralentissement économique est nettement plus marqué qu'outre-Atlantique, certains experts espèrent qu'il ne s'agira là-bas que d'un « atterrissage en douceur » et non d'une récession caractérisée. Mais les indicateurs dont nous disposons disent le contraire. On n'a jamais constaté une baisse d'activité de cette ampleur sans récession ensuite. Elle pourrait être de courte durée, car le plan d'investissements voté l'an dernier par le gouvernement américain pour lutter contre l'inflation et accélérer la transition écologique attire de multiples entreprises étrangères aux États-Unis, grâce aux subventions qu'il contient.
Entre autres bouleversements, la pandémie a transformé les habitudes de travail. De façon durable, selon vous ?
Oh oui ! Je le pense depuis longtemps. Nous savions, par différentes enquêtes menées auprès de salariés dans des secteurs très divers, que la volonté de travailler autrement se manifestait de plus en plus clairement depuis des années. Mais, avant la crise sanitaire, cela paraissait impossible dans les faits. La pandémie a prouvé l'inverse. Les salariés ne reviendront plus à plein temps au bureau.
Mais beaucoup d'entreprises, en Europe comme aux États-Unis, appellent pourtant leurs employés à revenir au bureau ?
Sans beaucoup de succès... Les bénéfices de la flexibilité et le temps gagné ont totalement changé la donne. Les salariés mettent l'accent sur un autre mode de travail. À mon avis, de façon permanente. Le télétravail se classe en première position dans les listes des attentes. Pas uniquement pour les plus jeunes. Toutes générations confondues. Les entreprises sont et seront impuissantes face à cette aspiration. Même si j'ai moi-même travaillé autrement pendant près de quarante ans, je suis convaincu que faire revenir tout le monde au bureau de façon permanente est quasiment irréalisable. Presque tous les employeurs en sont conscients aujourd'hui.
80 000 personnes sont employées par Manpower en France.
Cela signifie-t-il que le rapport de forces entre employeurs et employés évolue lui aussi ?
Les exigences des salariés se multiplient et les entreprises devront s'adapter. La pénurie de talents, à tous les niveaux hiérarchiques et quel que soit le domaine d'activité, est un phénomène mondial inscrit dans le temps long. Pour des raisons démographiques, en premier lieu, qui profitent à tous, y compris aux moins diplômés. Les « talents », dont dépendent plus que jamais les entreprises pour répondre aux défis technologiques de plus en plus nombreux, auront donc davantage le choix face aux offres d'emploi. En tout cas, là où le télétravail est possible.
Et ailleurs ?
Un fossé se creuse entre ceux qu'on appelle les knowledge workers, les travailleurs intellectuels, et les travailleurs de première ligne. Ces derniers n'ont toujours pas d'autre choix que d'exercer leur métier sur le terrain, que ce soit dans les usines, les restaurants ou les supermarchés. Cette distorsion née pendant la pandémie crée un problème d'égalité entre catégories de salariés. Pour le résoudre, il faudra probablement repenser les conditions de travail des employés qui ne peuvent avoir accès au télétravail, en leur proposant des avantages compensatoires. Salariaux, mais pas seulement. Ou sinon, le manque de maind'œuvre perceptible dans certains secteurs ira en s'aggravant.
Quel est le rôle d'un géant de l'intérim comme Manpower dans ce contexte ?
Pour un groupe comme le nôtre, qui emploie 2,5 à 3 millions de personnes dans le monde - dont 80 000 en France, notre premier marché -, attirer les talents n'est pas qu'un slogan. C'est un impératif stratégique. Qui implique de prendre les mesures nécessaires, y compris en développant nous-mêmes ces talents, au moyen d'offres de formation, de propositions d'évolution, de perspectives d'avenir concrètes. Dans l'industrie, l'administration, la logistique... Partout.
L'intérim pâtit encore d'une mauvaise image. Pourquoi ?
Je l'ignore, mais c'est en ce qui me concerne une source de frustration. Manpower remplit un rôle essentiel pour les entreprises et les salariés : 50 % des employés embauchés dans le groupe sont recrutés par les entreprises où ils ont effectué des missions. La flexibilité est de surcroît plus appréciée aujourd'hui. Comparée à la gig economy, l'économie des petits boulots, comme celui de chauffeur-livreur, où la formation est inexistante, les salaires bas et la protection sociale aléatoire, le secteur de l'intérim permet des parcours professionnels sans aucune commune mesure. ■