C'est où exactement, « au milieu des Français » ? Au Rassemblement national (RN), Marine Le Pen et ses lieutenants martèlent cette expression, aux contours brumeux, pour qualifier la place qu'ils occuperont aujourd'hui dans la marche contre l'antisémitisme organisée à Paris. « Chacun ira où il veut, selon l'ordre d'arrivée dans le cortège », nous expliquait l'avant-veille un poids lourd du parti, tout en reconnaissant que les choses étaient flottantes. D'après Renaud Labaye, secrétaire général du groupe à l'Assemblée nationale, plus de la moitié des 88 députés RN seront présents.
L'un des plus en vue s'interroge : s'ils ne restent qu'entre eux, isolés des autres participants, l'image sera mauvaise. « En même temps, être avec l'élite actuelle, qui a une responsabilité dans la montée de l'islamisme, ce n'est pas top non plus », ajoute le même. Cela tombe bien, les co-organisateurs de l'événement - le président du Sénat, Gérard Larcher, et son homologue du Palais-Bourbon, Yaël Braun-Pivet - ont prévenu qu'ils ne défileraient « pas à côté » des représentants du parti à la flamme. Va pour le milieu, donc.
Pour Marine Le Pen, l'essentiel est d'y être. Par conviction, sans doute, mais aussi par calcul. Dans sa perspective de conquête du pouvoir, chaque cliquet de normalisation du RN est bon à prendre. Le combat contre l'antisémitisme est l'un des principaux ressorts de ce processus, aux faux airs de retournement de l'histoire. Avec l'attaque sanglante du Hamas perpétrée en Israël, ses conséquences sur le débat public national et les positions propalestiniennes radicales de Jean-Luc Mélenchon, d'autres voyants se mettent au vert. Proscrits de la manifestation d'hommage à Mireille Knoll en 2018, des dignitaires du parti populiste ont pu se rendre sans heurts - mais sans Marine Le Pen - à la marche organisée le 10 octobre, place du Trocadéro, par le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif). Une première étape.
Il y a une semaine, la machine a failli s'enrayer. C'est Jordan Bardella qui a introduit le grain de sable. Interrogé sur Jean-Marie Le Pen, condamné plusieurs fois pour avoir qualifié les chambres à gaz de la Shoah de « détail de l'Histoire », le président du RN fustige les propos terribles du Menhir, mais lorsqu'on lui demande si ce dernier est antisémite, il répond : « Je ne le crois pas. »
Dans l'immédiat, au parti, ils sont peu à prendre la mesure du potentiel dévastateur de cette phrase. Au moment où elle est prononcée, le président délégué du groupe RN à l'Assemblée nationale, Jean-Philippe Tanguy, est à la salle de sport. Tandis qu'il court sur un tapis, son patron trébuche sur un autre. L'oreille branchée sur BFMTV, le député de la Somme entend que la chaîne commence à disséquer la prestation de Bardella.
Dès le lundi, la garde rapprochée de Marine Le Pen identifie le problème. « Péché de jeunesse », grince un proche. « Ça illustre le manque d'épaisseur de Jordan, son manque de recul historique, d'années de bouteille... Comme il n'a que 28 ans, il n'a pas réalisé la charge émotionnelle monumentale du sujet, qu'on doit toujours aborder en rejetant d'abord les propos de Jean-Marie Le Pen. Marine a l'habitude, elle sait que c'est de la nitroglycérine. Là, ça ne fait pas très pro. » Les premiers dégâts ne tardent pas à se faire voir. La question revient invariablement à tous les intervenants RN sur les plateaux : et d'après vous, Le Pen est-il antisémite ? La nasse se resserre. Comment mettre à distance le cofondateur du Front national pour ses diatribes pénalement réprouvées sans renier l'homme qui, aux yeux des adhérents, a été un lanceur d'alerte sur les périls de l'immigration de masse ? « Jean-Marie Le Pen est à la fois celui qui a fait le plus grand bien et le pire mal au camp national », résume un député RN.
Sans accabler son poulain, Marine Le Pen lui fait comprendre qu'à l'avenir il faudra être irréprochable. Les européennes de juin se profilent, il ne s'agirait pas de voir l'impressionnante dynamique du parti - dont la tête de liste est donnée à 29 % dans notre sondage Ipsos - ployer sous ce vieux dossier. À la réunion de groupe du mardi à l'Assemblée nationale, la députée du Pas-de-Calais donne le change. « Alors que La France insoumise récupère le mistigri de la diabolisation, on cherche à nous rediaboliser », tonne-t-elle en substance.
Quelques heures plus tard, à 17 h 30, Le Figaro publie l'appel de Yaël Braun-Pivet et Gérard Larcher. Marine Le Pen, alors dans son bureau du Palais-Bourbon avec Renaud Labaye, sait reconnaître une opportunité politique. Vingt minutes plus tard, elle écrit ce message sobre sur la boucle interne des parlementaires : « Bien sûr nous y serons. » Le lendemain, la fille de Jean-Marie Le Pen sort la lance à incendie. Elle invoque calmement l'âge de son père - 95 ans - et leur rupture violente de 2015, qui s'est faite justement à la suite d'une énième sortie du Menhir à caractère antisémite. « Il y a des sujets sur lesquels on ne peut laisser naître aucune ambiguïté », assène l'élue du Pas-de-Calais sur RTL. Comme souvent, la chance lui sourit : la direction de LFI laisse entendre qu'elle ne participera pas à la marche, tandis que sur X Jean-Luc Mélenchon en fait le rendez-vous des « amis du soutien inconditionnel au massacre » des Palestiniens.
Marine Le Pen se veut confiante. Elle voit bien qu'à la Nupes et en Macronie la confusion règne. Faut-il l'empêcher de venir dimanche ? Est-ce même envisageable ? Le porte-parole du gouvernement Olivier Véran préempte le créneau gauche en affirmant, mercredi, que le RN n'a pas sa place à la marche. « J'ai un travail qui ne me permet pas de regarder cette logorrhée. Les Français sont trop politiques pour ne pas voir les grosses ficelles de cette opération de diversion », réagit Marine Le Pen auprès de La Tribune Dimanche. « C'est le cadeau suprême, s'esclaffe une de ses éminences grises. Il faut que le RN conserve sa dimension antisystème. Pouvoir défiler tout en étant ostracisé, c'est génial ! » Philippe Olivier, beau-frère et conseiller de Marine Le Pen, y voit même la fin annoncée d'un tabou, d'un interdit moral que se posaient encore jusqu'à maintenant des électeurs modérés. À voir. Un autre proche observe les choses plus simplement : le Rassemblement national termine mieux sa semaine qu'il ne l'a entamée. « Et vous verrez, tout le monde se battra pour avoir Marine en photo... »