![Bruno Retailleau, président du groupe LR au Sénat, et Hervé Marseille, président du groupe Union centriste au Sénat, le 24 septembre](https://static.latribune.fr/full_width/2262720/immigration.jpg)
Leur relation a beau être orageuse depuis quelques semaines, Bruno Retailleau et Hervé Marseille s'appellent presque tous les jours. Humainement, ils s'apprécient. Au téléphone, point d'engueulade entre ces deux vétérans du Sénat, patrons des groupes - Les Républicains (LR) et Union centriste (UC) - qui en composent la majorité. Cela n'empêche pas leurs derniers échanges de tourner en rond. Et d'aboutir, dès qu'il s'agit du projet de loi immigration et de son article sur les clandestins travaillant dans des secteurs dits en tension, au même cul-de-sac. « Bon, tu ne changes toujours pas de ligne ? » demande l'un. « Non. Toi non plus ? - Non. »
Alors que le texte porté par Gérald Darmanin entame ce lundi sa phase d'examen en hémicycle à la chambre haute, ce blocage est devenu un mauvais signe. Pour le ministre de l'Intérieur, d'abord, qui aimerait que son texte durci par les sénateurs finisse par être adopté puis envoyé à l'Assemblée nationale, mais aussi pour le Sénat lui-même. Son président, Gérard Larcher, un temps en phase avec l'intransigeance de Bruno Retailleau sur le fameux article 3, s'inquiète de voir sa majorité partir en lambeaux pour un sujet qui n'en vaut pas la peine. « Il ne faut pas casser toute la vaisselle », a récemment grincé le sénateur des Yvelines devant le groupe LR. Auprès de La Tribune Dimanche, Hervé Marseille s'emporte : « Ça dégrade notre image. On apparaissait comme le point d'équilibre capable de sortir des textes bien empaquetés. La droite a montré qu'il n'y avait pas de majorité à l'Assemblée... mais elle va finir par démontrer qu'il n'y en a pas non plus au Sénat. »
Au mois de mai, pourtant, même les plus sceptiques se sont permis d'être optimistes. Les trois principaux chefs de LR - son président Éric Ciotti et ceux des groupes parlementaires, Bruno Retailleau et Olivier Marleix - avaient trusté la une du Journal du Dimanche pour faire monter les enchères. Après les tensions qui ont fracturé la droite lors de la réforme des retraites, pas question de se laisser avoir par l'exécutif sur l'immigration. D'où le contre-projet « de rupture », dixit Ciotti, incluant une révision de la Constitution à laquelle le parti conditionne son soutien au texte de Darmanin. « C'est pas mal, ils ont fait leur petit "effet blast", raille alors une source LR au Sénat. Comme s'ils avaient découvert la pierre philosophale. »
Sauf qu'à droite ça fait quelques années que l'or se transforme en plomb. Cinq mois après le « coup » du JDD, bien que la Macronie soit elle-même travaillée par des dissensions internes sur sa politique migratoire, le camp d'Éric Ciotti n'est pas en reste. Au Sénat, nous l'avons vu, LR et centristes n'arrivent pas à s'entendre. Bruno Retailleau a fait des régularisations - et de l'article 4 concernant l'accès des demandeurs d'asile au marché du travail - un motif de rejet de l'ensemble du projet de loi. Des amendements ont beau avoir été déposés pour soumettre l'application de l'article 3 au contrôle des préfets, le sénateur de Vendée ne veut rien entendre. Pour lui, la moindre trace législative de cette disposition créerait un « appel d'air », une incitation à venir illégalement sur notre territoire. Certains y voient la cohérence idéologique de l'ex-dauphin de Philippe de Villiers, d'autres la raideur d'un doctrinaire.
Hervé Marseille, proche de Gérald Darmanin, est favorable à ces régularisations ciblées et à ce que les travailleurs concernés puissent faire leur demande sans passer par leur employeur. Indispensable pour le secteur de la restauration, prévient-il, a fortiori avec les Jeux olympiques l'été prochain. Le patron de l'UDI n'est pas seul : au-delà de son groupe, des sénateurs LR comme Francis Szpiner jugent qu'il faudra desserrer les mâchoires. L'ancien maire du 16e arrondissement de Paris a déposé un amendement qui convient aux centristes. Bruno Retailleau lui a demandé de le retirer, mais pas Gérard Larcher, qui veut trouver une solution. Quitte à remplacer l'article 3 par autre chose. « Ça introduit un doute sur la position de Francis, qui apparaît orthogonale à la nôtre, alors que c'est faux, insiste le Vendéen. Quant à Gérard, il tient à sa majorité, c'est normal, mais il faut dédramatiser... »
Tenté d'aller au bout de sa démarche pour couler Darmanin, qu'il accuse de mentir, Retailleau est soumis à des pressions contradictoires. D'un côté, il y a les équilibres du Sénat, mais aussi l'opinion publique. L'attentat islamiste du 13 octobre à Arras rend plus difficile à justifier une opposition frontale au gouvernement sur ce dossier. De l'autre, il y a Éric Ciotti, avec qui les relations ne sont pas simples - leur duel pour la présidence de LR a laissé des traces. L'élu niçois, comme Olivier Marleix, veut éviter un nouveau psychodrame à l'Assemblée nationale, où un quart des 62 députés LR sont prêts à soutenir le texte de Gérald Darmanin. Si la droite de la chambre haute l'adopte, comment expliquer que celle du Palais-Bourbon le rejette ?
« Soit Retailleau shoote le texte et perd quelques sénateurs au passage, soit il le fait voter et après c'est "débrouillez-vous" », s'agace un proche d'Olivier Marleix, qui ajoute : « De fait, nos violons ne sont pas accordés. » Si, à la fin de cette semaine, le projet de loi n'est pas adopté au Sénat, c'est sa version initiale qui sera étudiée à l'Assemblée. Sans les durcissements imposés par la droite sénatoriale, donc. Or, rappelle un député LR, même si le texte est « mou », le groupe d'Olivier Marleix n'a pas la capacité de déposer une motion de censure. Et même s'il y parvenait, socialistes et écolos ont annoncé qu'ils ne la voteraient pas. « Sur ce texte, on n'a de majorité sur rien, poursuit le même parlementaire, désabusé. Il y en aura éventuellement pour rejeter des amendements de suppression de la gauche, mais c'est tout. Si on veut que le texte soit un minimum dur, il faut que ce soit la version du Sénat. » Un des (très) nombreux éléments qui nourriront la réflexion de Bruno Retailleau cette semaine.