LA TRIBUNE DIMANCHE - Le ministre des Affaires étrangères lituanien, que vous avez rencontré vendredi à Vilnius, était très remonté l'an dernier contre une France qu'il jugeait ambiguë face à la Russie. Tout a changé désormais ?
STÉPHANE SÉJOURNÉ - Il n'y a jamais eu d'ambiguïté de la France à l'égard de la Russie. Ce qui était attendu à Vilnius, c'était de faire un point avec les pays Baltes, mais aussi avec mon homologue ukrainien, Dmytro Kuleba, pour que nous puissions entendre ensemble ses attentes et ses besoins. Les pays Baltes sont les plus exposés, et leur inquiétude augmente au fur et à mesure des incertitudes, liées notamment aux élections américaines. D'où notre volonté de créer un sursaut de mobilisation et de soutien à l'Ukraine. Il fallait ajouter cette ambiguïté stratégique vis-à-vis de la Russie, envoyer un signal fort montrant que nous resterons unis.
Quels autres pays vous ont rejoint sur cette ligne ?
Tous les Européens, tous les alliés de l'Ukraine convergent vers la nécessité de faire plus et mieux, comme l'a montré la réunion que j'ai coprésidée avec Sébastien Lecornu jeudi. Il y a aujourd'hui sept pays, dont la France, qui ont signé avec l'Ukraine des accords bilatéraux de sécurité. Vingt-cinq autres sont en passe de le faire. Il y a une forme d'unité sur le constat que, en réalité, au bout de deux ans de conflit, la Russie est devenue de plus en plus agressive à notre égard. Et sur le front, il y a des inquiétudes à la fois sur le soutien dans la durée et la capacité de l'Ukraine à tenir. Tout le monde s'accorde pour dire que cette crise a déjà eu des conséquences pour les Français et pour les Européens sur le prix de l'énergie et le pouvoir d'achat, et que cela serait bien pire si l'Ukraine venait à s'effondrer ou la Russie, à l'emporter. La Russie ne doit donc pas et ne peut donc pas gagner.
Quitte à se fâcher avec l'Allemagne ?
Entre la France et l'Allemagne, il y a plus d'unité qu'on ne le pense. Un consensus sur 80 % des sujets qui ont été abordés lors de la réunion du 26 février à l'Élysée existe, que ce soit sur la question des munitions, sur la lutte cyber, la coopération industrielle qu'on souhaite accélérer, ou la protection des pays qui sont en difficulté comme la Moldavie, dont nous avons reçu la présidente jeudi à Paris. Parmi les 27 pays qui ont participé à la rencontre ministérielle le soir même, il y avait l'Allemagne. Sa ministre des Affaires étrangères a tenu à venir me voir mardi pour préparer cette rencontre d'unité européenne. Lors de notre entretien, j'ai noté sa détermination à soutenir l'Ukraine dans la durée, à garantir l'unité européenne. Il n'y a aucune raison que nous fassions tous exactement les mêmes choses : aujourd'hui déjà, nous livrons des missiles de longue portée qui peuvent frapper derrière le front, et pas les Allemands. Ce n'est pas dramatique.
Mais pensez-vous que l'Allemagne partage vraiment cette idée de ne rien exclure, y compris l'envoi de soldats européens en Ukraine ?
Le sujet est de savoir si l'on peut amener la Russie à cesser sa guerre autrement qu'en soutenant l'Ukraine au maximum. L'histoire nous donne quelques exemples de l'impasse des stratégies du recul et de la faiblesse. Ceux qui, en mai 1939, ne voulaient pas mourir pour Dantzig n'ont fait que stimuler Hitler. Si je pense que l'Histoire ne se répète pas, il ne faut pas répéter les erreurs de l'Histoire. Je vois bien que des partis politiques nationalistes en Europe utilisent la même réflexion, les mêmes mots sous couvert d'un pacifisme qui n'est qu'un renoncement. Mais comment penser que face à une puissance qui est expansionniste et, je pèse mes mots, un pays impérialiste, on puisse se permettre de faire un pas de côté ? Je crois que ce serait justement lui donner la possibilité d'en profiter pour avancer. Il nous faut parler la même langue que la Russie, celle du rapport de force. Nous sommes très naïfs de penser que nous devrions nous fixer nos propres interdits, alors que c'est la Russie qui viole le droit international et tente d'imposer quelle doit être la politique étrangère des pays européens. L'Histoire nous a montré que, quand les pays se laissent dicter leur politique étrangère par un pays impérialiste qui considère qu'il n'a pas de frontière limitée, eh bien on peut risquer un embrasement. Tenir tête à la Russie, c'est donc protéger les Français et la paix. C'est ça, le vrai patriotisme.
Dans son discours sur l'état de l'Union jeudi, Joe Biden a également convoqué l'histoire sombre de l'Europe face à Hitler. Comment se projeter face à un possible retour de Trump ?
D'abord, sans m'immiscer dans la politique interne, je pense toujours qu'on peut encore convaincre les démocrates ou les républicains de l'importance du soutien à l'Ukraine. Néanmoins, pour ce qui est du candidat Donald Trump, nous l'avons déjà pratiqué aux responsabilités et nous savons pertinemment que ses propos d'estrade peuvent conduire au passage à l'acte. Il faut donc le prendre au sérieux. Tant sur sa conception de l'activation de la solidarité américaine via l'Otan avec l'article 5, qu'il entend contractualiser, que sur ce qu'il dit sur le soutien à l'Ukraine. Il faut en tenir compte mais ce ne doit pas non plus être notre boussole. C'est pour cela que nous avons choisi de poser ce débat sur le renforcement de notre posture face à Poutine, non pas après les élections américaines, mais avant. Parce qu'on a intérêt, d'ores et déjà, à s'organiser entre Européens et à se demander ce que l'on fera ensemble pour aider l'Ukraine quel que soit le scénario des élections américaines, mais aussi pour protéger d'autres pays menacés comme les Baltes ou la Moldavie. Pour éviter de se poser cette question trop tard et de se diviser sur les réponses, il faut agir dès aujourd'hui.
A-t-on vraiment les moyens de faire face aux cyberattaques russes ?
Nous sommes l'objet de deux types d'attaques. Il y a les attaques informationnelles et les fake news, qui vont se multiplier. Avec l'intelligence artificielle, on aura probablement d'autres types d'actions. Face à elles, il faut que nous gardions notre identité libérale, c'est-à-dire une liberté d'opinion, une pluralité de la presse... Cela va nécessiter dans les écoles une éducation à l'information, à la vérification des sources, et même plus largement des formations pour que chacun puisse identifier des fausses informations, distinguer les faux sites des vrais... Et puis il y a les attaques informatiques. Si elles concernent aujourd'hui plutôt des acteurs russes issus du grand banditisme, qui volent des fichiers et demandent des rançons, notre crainte est que cela s'organise de manière plus institutionnelle, par les services, en visant nos intérêts, nos transports, nos hôpitaux, la campagne des élections européennes, afin de manipuler l'opinion ou les Jeux olympiques. Avec les Polonais et les Allemands notamment, nous avons décidé de changer de posture et de divulguer l'ensemble des attaques qui sont menées contre nous sur le volet informationnel et informatique.
Vous avez des exemples récents ?
Oui, comme vous le savez, nous avons dévoilé un réseau de près de 200 sites Internet consacrés à la manipulation de nos opinions, qui cumulait quelques informations vérifiées et des contenus de propagande favorables à la Russie. Ensuite ces contenus sont amplifiés et éventuellement relayés pour qu'ils aient de l'impact auprès du public. Il y a eu aussi cette machination autour d'un faux reportage de France 24 qui évoquait un « attentat déjoué » contre le président de la République en Ukraine. Une pure opération de fake news russe.
Joe Biden a proposé de créer un port pour faciliter l'arrivée de l'aide humanitaire à Gaza. Les États-Unis et la France n'ont-ils qu'une réponse humanitaire à apporter dans cette guerre, comme s'il n'y avait aucun moyen de pression sur la politique de Benyamin Netanyahou ?
Nous avons été très clairs sur la qualification des attaques terroristes du 7 octobre, sur l'impératif de libération des otages, sur la condamnation des crimes sexuels commis par le Hamas. Nous sommes tout aussi clairs sur les grands principes du droit international et du droit humanitaire. Aujourd'hui, face à un bilan insoutenable, la France appelle dans toutes les enceintes à un cessez-le-feu complet durable et immédiat pour garantir enfin la protection des civils et permettre un accès humanitaire qui est tout à fait en deçà des besoins, et que rien ne peut justifier. Nous réclamons l'ouverture de points de passage dans le nord de Gaza et dans le port d'Ashdod pour faire entrer davantage d'aide humanitaire. On essaie de pallier cette situation avec des largages, mais ce n'est pas suffisant. La pression doit être collective. Il faut que nous pressions tous en ce sens, Union européenne, États-Unis, partenaires de la région, au Conseil de sécurité et ailleurs. Comme il nous faut obtenir la libération des otages, et notamment de nos trois compatriotes, obtenir un cessez-le-feu et œuvrer rapidement à un processus politique. En revanche, la situation sur le terrain est totalement injustifiable et indéfendable. Il faudra également à un moment donné que les instances des organisations internationales et la justice se prononcent sur les faits, sur ce qui se passe concrètement à Gaza.
Qu'attendez-vous du débat sur l'Ukraine mardi à l'Assemblée nationale ?
Une unanimité assez large. Ce sera un signal fort envoyé à la Russie. J'ai retenu de la réunion de jeudi entre le président de la République et les chefs des formations politiques que tous souhaitaient continuer à soutenir dans la durée l'Ukraine, même s'il y a un débat sur la stratégie à mener. Tout le monde est d'accord pour reconnaître que c'est la Russie qui viole le droit international et que nous sommes par conséquent fondés en droit à soutenir nos alliés. L'accord bilatéral entre la France et l'Ukraine, qui porte sur une durée de dix ans et sera soumis pour avis à l'assemblée, comporte des engagements en matière de capacités militaires et un soutien militaire qui peut aller jusqu'à 3 milliards d'euros pour 2024. Je veux préciser que ces 3 milliards ne sont rien comparés à ce que pourrait nous coûter une mauvaise paix qui encouragerait les agressions à l'avenir. Ce débat doit permettre aussi de lever des ambiguïtés car, au-delà des discours sur le soutien à l'Ukraine, certains ajoutent que personne ne veut mourir pour Kiev. Évidemment, personne ne souhaite qu'on entre en guerre contre la Russie et le peuple russe et c'est d'ailleurs en soutenant l'Ukraine, comme nous le faisons aujourd'hui, que nous pouvons le mieux protéger les Français contre ce risque.
Jeudi, à l'issue de la réunion à l'Élysée, Jordan Bardella a déclaré « avoir le sentiment que le chef de l'État perdait son sang-froid ». Que lui répondez-vous ?
Le cynisme en politique a ses limites. Après des réunions qui se tiennent à huis clos, certains inventent toujours des conclusions. Avec Jordan Bardella, nous n'avons pas assisté à la même réunion. Le président a été très factuel, totalement transparent, parce que c'est un sujet sérieux. Certains ont en revanche décidé d'en faire un sujet de campagne, c'est leur choix.
Lors des européennes, le RN sera-t-il votre seul adversaire ?
Notre offre européenne est claire. Celle du Rassemblement national l'est moins. Mais les Français ne doivent pas être dupes. La destruction de l'Europe reste leur ADN. Durant cinq ans, nous avons été les deux partis qui ont eu une vraie implantation au Parlement européen, avec une délégation à peu près équivalente. On peut comparer les bilans et les votes. Cette élection va permettre de faire tomber les masques du RN et de dévoiler son double langage. Celui-ci dit soutenir l'Ukraine, mais reprend les éléments de langage du Kremlin. Il se dit proeuropéen, mais appelle à ne plus payer la cotisation de l'Union européenne et donc, en gros, à se mettre en marge des traités et donc à sortir de l'Union européenne.
Le Parti populaire européen [PPE, droite] a renouvelé jeudi sa confiance à Ursula von der Leyen pour qu'elle soit reconduite dans ses fonctions à la présidence de la Commission. Est-ce aussi la candidate de la France ?
Non. Ce n'est pas la candidate de ma famille politique, c'est la candidate du PPE. Cela ne signifie pas que nous n'avons pas une partie du bilan du Parlement européen en commun, auquel également le groupe socialiste a contribué. Mais nous avons aussi des divergences, je pense notamment à l'accord sur le Mercosur. Nous aurons nos propres candidats pour les instances européennes. J'attends le rapport de force au sein du Parlement européen qui sortira des élections afin de voir quel candidat à la présidence de la Commission correspondra à la majorité.
Pourtant membres du PPE, LR a choisi de ne pas soutenir Ursula von der Leyen. Cela vous a surpris ?
Oui. Mais Les Républicains ne sont pas à une contradiction près. Ils font partie du groupe qui est le plus nombreux au Parlement européen. Ils sont comptables de son bilan, presque de l'ensemble de ses positions. Ils ne peuvent pas avoir une politique à la carte, prendre uniquement ce qui leur va et renier leurs amis. Que va-t-il se passer avec de telles positions pour LR au lendemain des élections ? C'est simple : ils n'auront aucun poids dans la prochaine mandature. Je dis donc à leur électorat que ça ne sert à rien de voter pour eux.
Serez-vous sur la liste conduite par Valérie Hayer ?
La décision a été prise, mais vous la connaîtrez lorsque la composition de la liste sera présentée.
Vous êtes le chef du Quai d'Orsay depuis la mi-janvier et voilà que votre ministère, au cœur des crises internationales, subit déjà des coupes budgétaires disproportionnées par rapport à celle d'autres secteurs du gouvernement. Comment le comprendre ?
Il y a d'un côté l'aide publique au développement, qui est effectivement gérée par ce ministère et pour laquelle il faudra agir en fonction des priorités ou des urgences, et de l'autre l'exigence budgétaire liée à la conjoncture. Mais je peux vous garantir qu'il y aura peu d'impact sur les engagements pris par le président de la République concernant l'augmentation des effectifs. D'ailleurs, on réfléchit même à recréer et à réouvrir des ambassades. Deuxièmement, comme le budget a été très bien tenu, sa réserve n'a pas été entamée. C'est donc cette réserve qui va être gelée et reversée au budget. Mais je tiens à rassurer les agents, à rassurer les Français aussi sur notre capacité à déployer une diplomatie efficace. Je suis en tout cas solidaire de la décision d'économiser 10 milliards d'euros sur le budget de l'État.