
LA TRIBUNE - Un an après le krach du Covid, les marchés retrouvent leurs niveaux d'avant-crise dans un climat presque euphorique. Quels enseignements tirez-vous de cette année écoulée sur les marchés ?
VINCENT CHAILLEY - La crise sanitaire a confirmé l'extrême volatilité des marchés. Le phénomène avait déjà été identifié, mais cette crise nous en a donné une version survitaminée. Cette volatilité croissante est tout d'abord la conséquence des évolutions réglementaires depuis la crise financière de 2008, qui ont privé le marché d'intervenants porteurs de risque capables d'absorber les chocs. Elle est ensuite le fruit des taux d'intérêt bas qui favorisent la spéculation sur les marchés. Mais personne ne pouvait s'attendre à un choc de cette violence, sur l'ensemble des actifs, en moins de trois semaines. C'est trois fois plus fort et trois fois plus rapide qu'en 2008. Même pour des gestions aussi actives que les nôtres, nous n'avions pas eu le temps de réagir et d'ajuster nos portefeuilles aussi vite que nous le souhaitions, d'autant que la liquidité s'était évaporée. Si les germes de la crise étaient déjà bien présents, c'est sa violence qui est l'élément nouveau. Malheureusement, les causes de la volatilité des marchés sont toujours présentes, sans doute plus qu'hier. Nous avons davantage de liquidités, des taux extrêmement bas et la réglementation reste sévère pour ceux qui souhaitent prendre des risques. Il faut donc s'attendre régulièrement à de nouveaux chocs et s'y préparer.
Quelle sera, selon vous, la principale conséquence sur les marchés de cette crise ?
Cette crise a fait réapparaître un risque que l'on croyait disparu depuis 30 ans, celui de l'inflation. Les banques centrales et les gouvernements devaient bien évidemment intervenir. Les banques centrales et les États ont injecté des montants considérables de liquidités. Avec le nouveau paquet fiscal, Les Etats-Unis auront mis sur la table plus de 5.000 milliards de dollars. L'Europe, qui sortait de dix ans d'austérité, a également dépensé sans compter.
Aujourd'hui, cette question du retour de l'inflation, déjà rampante avant la crise, fait clairement débat aujourd'hui. Le fait de poser la question ouvre pour les investisseurs un nouveau monde, qui change complètement la façon de construire les portefeuilles. Le problème n'est pas tant de savoir qui aura raison sur l'inflation mais bien de comprendre qu'il ne faut pas attendre que le débat soit tranché car il sera alors trop tard pour réagir. Le risque est réel, il faut donc s'y préparer. Ce que font déjà beaucoup d'investisseurs de manière très résolue.
Quels seraient les principaux moteurs de cette inflation à venir, qui est loin d'être avérée aujourd'hui ?
Il y a de très nombreuses raisons de craindre un retour de l'inflation. Beaucoup de forces déflationnistes sont en train de disparaître, avec la montée des protectionnismes et les coups de canifs à la globalisation. La crise sanitaire risque d'accélérer ce mouvement par davantage d'indépendance continentale et d'intervention de l'Etat. La transition énergétique par exemple, ne donnera des résultats que dans 10 ou 20 ans malgré les nombreux investissements. Dans l'intervalle, la production d'énergies fossiles est délaissée, ce qui risque de diminuer l'offre et de soutenir les prix. Nous observons déjà le phénomène en ce début d'année.
Parallèlement, les plans de relance stimulent la demande, notamment aux Etats-Unis avec la politique du chèque. Ceci aussi contribue à augmenter le risque d'inflation. Nous aurons une forte croissance cette année, et probablement l'année prochaine, mais cela sera une croissance sans inflation comme nous l'avons connu depuis dix ans.
Comment les investisseurs peuvent-ils se protéger contre ce risque ?
Il existe une palette de moyens pour se protéger. Mais la première difficulté est d'ordre psychologique. Il faut s'affranchir des schémas de ces trente dernières années dans lesquels l'inflation était progressivement sortie des esprits. Les actifs les plus performants des dix dernières années sont aussi les plus vulnérables. Tous les actifs sont sensibles à la croissance mais certains actifs sont plus sensibles à l'augmentation des coûts, comme celui du coût de l'argent, tandis que d'autres sont davantage sensibles aux revenus que la forte croissance à venir soutiendra.
Les obligations d'Etat font partie de la première catégorie, et ils délivrerons beaucoup moins de performance dans les années qui viennent. Ils existent aussi des actifs à risque sur l'inflation qui se voient moins. C'est le cas notamment des petites valeurs de technologies américaines, souvent très innovantes mais peu rentables, dont le business model dépend fortement des taux bas. Ces mêmes valeurs ont été largement achetées, y compris en 2020, et ont déjà intégré dans leur cours la croissance à venir et les injections de liquidités, mais pas le risque d'inflation et de remontée des taux. Se protéger consiste d'abord à éviter ces deux actifs.
Les scénarios de sortie de crises se répètent-ils ?
La mécanique de sortie de crise est effectivement toujours relativement similaire, même si elle ne concerne pas forcément les mêmes actifs au même moment. Il y a toujours une première phase, la plus facile, qui est la phase de l'intervention. Il suffit alors de suivre ce que nous disent les banques centrales et les États. La seule difficulté, que nous avons-nous-mêmes rencontrée cette fois-ci, est qu'il faut disposer du capital et des liquidités pour suivre le mouvement. Ce n'est donc pas toujours le cas. Durant cette phase, nous sommes restés investis au maximum dans la dette souveraine, italienne notamment. Il y a ensuite une deuxième phase, dans laquelle nous sommes actuellement, qui consiste à faire des choix actifs de gestion et à déployer du capital.
C'est un moment où la volatilité diminue et les investisseurs disposent de plus de marge de manœuvre. C'est la phase où vous allez chercher les actifs décotés. Aujourd'hui, ce sont les pays émergents qui offrent le meilleur potentiel. Enfin, la troisième phase est sans doute la plus compliquée à gérer. C'est la phase durant laquelle tout va bien, où les fondamentaux sont solides, une phase d'euphorie alors que la facture finale de la crise, comme à chaque crise, risque de se présenter. Cette fois, la facture c'est le risque d'inflation et donc une remontée des taux d'intérêt. C'est une phase dangereuse car d'un côté, il y a de la croissance, et de l'autre, des actifs chers, très détenus et donc fragilisés. Cela signifie beaucoup de volatilité et de chahut, mais aussi beaucoup d'opportunités pour les gestions les plus flexibles et globales.
A quel horizon situez-vous cette troisième phase ?
La force du rebond économique nous place déjà dans cette troisième phase. Les taux d'intérêt ont commencé à réagir. Nous devons nous poser les bonnes questions pour nos portefeuilles, dès maintenant, pour être prêts lorsque les investisseurs commenceront à déployer leur capital à la rentrée prochaine. Toute la logique de la construction de nos portefeuilles est de trouver de la performance sans être trop secoué par les mouvements de taux d'intérêts, toujours très difficiles à appréhender, et sources de forte volatilité.
Quelques sont vos principaux choix de gestion en 2021 ?
La première réponse est de nous protéger contre l'inflation et la hausse des taux. Nous utilisons des produits dérivés qui restent encore bon marché, surtout au regard du risque qu'ils couvrent. La deuxième réponse est le dollar, une devise qui a changé brutalement de statut l'an dernier. La plus grande force du dollar était sa rareté ce qui en faisait un actif de choix depuis dix ans. Mais à force d'injecter des liquidités, le dollar a perdu son plus grand avantage compétitif et nous sommes désormais vendeur sur la devise américaine. Enfin, nous évitons les valeurs de la cote qui ont surfé sur les taux bas jusqu'à devenir complétement déconnectées avec la réalité. C'est notamment le cas des valeurs moyennes américaines.
Une fois ces protections mises en place, nous avons privilégié deux thèmes d'investissement. Le premier concerne les pays émergents, sur lesquels nous sommes très investis depuis septembre dernier. C'est assez nouveau pour nous de prendre un tel pari directionnel. Les actifs émergents sont décotés, très indexés à la croissance mondiale et, dernier point qui permet d'aligner les planètes : ils affichent souvent un risque réduit à l'occasion de la crise.
De nombreux pays émergents n'ont pas eu le loisir, ou le besoin, de s'endetter comme les économies occidentales. Leurs équilibres économiques s'en sont trouvés améliorés. Le deuxième thème est un choix que nous tenons depuis un moment et qui nous a jusqu'ici coûté de la performance. Ce sont les valeurs cycliques, comme l'automobile, les ressources naturelles et le secteur bancaire, qui est non seulement très value, avec de fortes décotes, mais aussi positivement corrélé aux taux d'intérêt. Les valeurs bancaires sont ainsi un excellent moyen de se protéger contre la hausse des taux !
Quel regard portez-vous sur l'explosion des cours des cryptomonnaies ? Est-ce un signe de l'existence de bulles financières ?
C'est très clairement un symptôme des conséquences de la crise. La performance du bitcoin est très directement connectée aux injections de liquidités. Il suffit de regarder pour s'en convaincre qui achète des bitcoins : ce sont beaucoup de particuliers américains qui reçoivent des chèques. Les fonds spéculatifs surfent aussi sur la vague. Mais la montée des cours est parfaitement cohérente avec une logique de bulle financière spéculative, qui touche d'ailleurs une partie de la cote américaine.
Cette déconnexion de la réalité physique, l'idée de n'intégrer que les bonnes nouvelles en ignorant les risques est toujours signe de bulle. Pour le bitcoin, le risque est avant tout réglementaire. Il ne serait pas étonnant que les banques centrales fixent des règles plus strictes sur les cryptomonnaies qui auront un impact très fort sur leur valorisation. Le bitcoin reste cependant un bon baromètre du sentiment de marché et des quantités de liquidités qui sont injectées. Un indicateur qui peut s'avérer très utile pour traverser la volatilité à venir.
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