Prix du carbone : les entreprises anticipent

Convaincues que le prix du carbone est destiné à s'imposer, malgré les hésitations au niveau international et le peu d'efficacité des dispositifs existants, nombre d'entreprises internationales commencent à se préparer à l'évolution des réglementations. Elles mettent ainsi en place un « prix carbone interne », qui se décline en une panoplie d'outils visant à les rendre plus résilientes à la transition énergétique.
Giulietta Gamberini

Experts, acteurs, et régulateurs sont unanimes : l'incitation économique ayant fait la preuve de son efficacité pour infléchir les comportements, tarifer les externalités constitue un moyen incontournable pour réussir la transition écologique. La lutte contre le réchauffement de la planète serait ainsi significativement accélérée par l'attribution d'un prix aux émissions de gaz à effet de serre, reconnaît-on largement. Les initiatives en ce sens se multiplient d'ailleurs dans le monde : désormais, 13 % des émissions mondiales sont couvertes par un mécanisme de tarification réglementaire, qu'il s'agisse d'une taxe carbone ou d'un marché de quotas d'émissions. Un pourcentage encore faible, mais qui semble destiné à croître, vu les nombreuses incitations en ce sens.

À la veille de la COP21, en novembre 2015, les voix de François Hollande et Angela Merkel se sont unies à celle de la présidente du FMI Christine Lagarde et du président de la Banque mondiale Jim Yong Kim pour appeler acteurs publics et privés à la mise en place d'un prix du carbone. La Chine a d'ailleurs annoncé l'intégration, dès l'année prochaine, de tous ses marchés locaux de Cap & Trade, afin de couvrir l'ensemble de ses émissions. Le Canada - où un prix du carbone existe déjà dans certaines provinces - a également décidé d'imposer une taxe carbone dès 2018.

Entre 25 et 50 euros la tonne ?

Le processus avance toutefois de manière désordonnée, en raison de la résistance d'autres pays : l'accord de Paris ne fait que mentionner la question du prix du carbone. Là où il existe, cet instrument n'a pas encore fait la preuve de son efficacité : c'est notamment le cas du marché mis en place dans l'Union européenne (EU Emissions Trading System, EU ETS), vidé de sens par un cours de la tonne de CO2 qui plafonne à 5 euros. Certaines entreprises anticipent alors sur les politiques publiques, convaincues qu'en dépit des hésitations, mieux vaut se préparer à un changement inéluctable.

« La transition vers une énergie décarbonée, digitalisée, décentralisée va de plus en plus vite : la baisse rapide des prix des appels d'offres pour l'énergie solaire en est une preuve », estime par exemple le président d'Engie, Gérard Mestrallet, persuadé que dans un futur proche « le prix du carbone sera compris entre 25 et 50 euros ».

Comme le révèle une étude récemment publiée par l'association Entreprises pour l'environnement (EpE) et l'Institute for Climate Economics (I4CE), elles sont donc nombreuses à développer un « prix du carbone interne ». Ce terme générique regroupe diverses solutions volontaires visant à fixer et internaliser le coût économique de leurs émissions de gaz à effet de serre. Selon cette recherche, présentée à Nantes en septembre à l'occasion du sommet de la société civile Climate Chance, ce prix prend deux formes, correspondant à deux objectifs complémentaires. Afin de rendre leur stratégie globale plus résiliente face aux risques réglementaires, financiers et de réputation découlant du réchauffement climatique et de la transition bas carbone, nombre d'entreprises se dotent tout d'abord d'un « prix directeur », ou « shadow price » : une valeur appliquée aux émissions de gaz à effet de serre générées par les divers projets et intégrée aux décisions d'investissement afin de décourager les choix les plus carbonés. Parmi les acteurs français membres d'EpE s'étant lancés dans une telle démarche, Suez a intégré aux instruments de décision de ses comités d'investissement les scénarios d'évolution du prix, non seulement du pétrole, mais aussi du carbone. Cela prend la forme « de courbes, de trajectoires dynamiques », fondées sur celles des réglementations nationales et européennes, souligne Hélène Valade, directrice de développement durable du groupe.

« Il s'agit d'une part de prévenir les risques découlant de la probable mise en place d'un prix du carbone externe, de l'autre de diriger nos propres investissements », précise-t-elle. Un prix interne encore plus élevé a par ailleurs été appliqué aux projets de recherche et de développement.

C'est également en anticipant ces évolutions réglementaires qu'Engie a décidé, en octobre 2015 - après avoir été la cible d'une virulente campagne de diverses ONG environnementales - d'arrêter d'investir dans le charbon, rappelle Gérard Mestrallet, insistant sur une « décision rationnelle visant à éviter de se retrouver avec des actifs devenus obsolètes et non rentables » [les fameux stranded assets, ndlr].

Une deuxième forme de prix interne du carbone, une taxe appliquée sur la base du volontarisme, permet en revanche de réduire les émissions générées par les diverses opérations tout en finançant la transition de l'entreprise vers des activités plus propres. L'avance prise en matière de décarbonation devient ainsi une opportunité, voire un avantage compétitif.

La taxe carbone interne de la Société Générale plébiscitée par les salariés

Société Générale s'est engagée dans cette voie, en appliquant volontairement depuis 2011 une taxe de 10 euros la tonne à ses émissions internes : une décision qui lui permet de récolter chaque année quelque 3,1 millions d'euros, utilisés depuis 2013 pour financer 119 initiatives d'efficacité environnementale. L'approche est rentable :

« Pour 3 millions d'euros distribués, nous réalisons chaque année 13 millions d'économies », souligne Emmanuel Martinez, directeur Environnement.

De plus en plus plébiscitée par les salariés, elle fait en outre écho à l'objectif du groupe de réduire ses émissions de 20 % en 2020 par rapport à 2014.

La Banque Postale a également mis en place une taxe carbone interne, générant des recettes allouées à des projets de réduction des émissions. Si ces politiques se généralisent, les niveaux des prix restent toutefois très différents, en fonction de la réalité interne.

« Chaque entreprise a son élasticité et son point de rupture à ne pas franchir afin de rendre la décision acceptable », souligne Antoine Doussaint, directeur adjoint RSE de La Poste.

« La mise en place d'un prix du carbone est une question d'acculturation », confirme Hélène Valade, tout en soulignant que, si elle suscite des résistances, il s'agit aussi d'un vecteur d'enthousiasme au sein de l'entreprise.

Les collectivités locales pourraient-elles se saisir de l'instrument ? Sans doute, estime Gérard Mestrallet, qui y voit, comme pour les entités privées, un moyen de « prendre en main leur avenir énergétique ».

Giulietta Gamberini

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Commentaires 3
à écrit le 13/11/2016 à 15:03
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"13 % des émissions mondiales" taxées, c'est insignifiant étant donné l'urgence de la situation. A ce rythme, dans 10 ans on sera à combien ? à 20 - 30 % ?. Si on veut obtenir de résultats rapides il faut : 1) pénaliser les énergies polluantes et l...

à écrit le 12/11/2016 à 13:08
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Il faut raisonner "à niveau constant". Si on augmente le prix du carbone, il faut réduire le cout du travail. C'est d'ailleurs, l'inverse qu'il faut faire: réduire le cout du travail en augmentant le prix du carbone, et cela jusqu'à un point d'équili...

à écrit le 12/11/2016 à 10:20
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merci pour votre article. Convenons que la maturation est longue, très longue...trop longue?

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