LA TRIBUNE- ArianeGroup vous a présenté vendredi le projet Susie, qui donnerait l'opportunité à l'Europe de réaliser des vols habités à l'image d'autres puissances spatiales. Avec cette capacité, l'Europe ne devrait plus se contenter de strapontins dans des projets américains notamment. En tant que commissaire en charge du spatial, est-ce un sujet qui vous paraît important avec l'objectif de doter l'Europe d'une nouvelle autonomie stratégique ?
THIERRY BRETON-Le programme Susie est très intéressant. C'est un projet qui offre une ouverture pour la prochaine décennie. Nous allons le regarder avec beaucoup d'intérêt parce qu'effectivement c'est un sujet majeur. Toutefois, il est très important en matière d'espace - surtout dans le moment géopolitique où nous nous trouvons - de bien cibler nos priorités mais aussi d'avoir une vision de moyen et long terme dans lequel s'inscrivent évidemment les vols habités. Les priorités de court terme sont d'assurer les programmes et projets européens, qui sont liés à notre souveraineté et à notre autonomie dans les différents segments parfaitement identifiés dans le cadre de la boussole stratégique.
Quelles sont ces priorités à court terme ?
Elles ont été définies par les 27 États membres dans le cadre de la boussole stratégique avec l'objectif d'atteindre une autonomie dans l'espace, c'est-à-dire la capacité de l'Union européenne à maîtriser sa souveraineté dans ce domaine aujourd'hui contesté qu'est l'espace, et ce sous deux angles principaux. D'abord, l'Europe doit avoir un accès autonome à l'espace. Tout le monde est convaincu que c'est l'un des éléments fondamentaux qui doit garantir notre souveraineté. Malheureusement, aujourd'hui l'Europe est dans une période intermédiaire en raison de l'arrêt, à juste titre, de l'utilisation de lanceurs non-européens et des retards du prochain lanceur lourd de l'Europe, Ariane 6. La filière spatiale va répondre à ce besoin crucial, nous l'espérons en 2023. Mais mon constat est sans équivoque : l'utilisation d'un lanceur non européen peut se retourner contre nous. Cela a été le cas avec Soyuz. À moyen terme, il faudra également parler de l'évolution des lanceurs (Prometheus, Themis...) et évidemment des vols habités. Tout cela s'inscrit dans une continuité. Au-delà des lanceurs, nous devons poursuivre le développement et l'exploitation de nos constellations souveraines.
Avant d'ouvrir le dossier des constellations, comment envisagez-vous le remplacement des deux lancements que devait opérer Soyuz pour le compte de la constellation Galileo ?
Ma visite sur le site de Vernon chez ArianeGroup m'a permis d'encourager les équipes, de bien repréciser l'importance du lanceur Ariane 6 dans la souveraineté européenne, dans le programme spatial européen et dans notre garantie de l'autonomie de l'accès à l'espace. La mise en service d'Ariane 6 est envisagée en 2023 après son vol inaugural. C'est ce qui a été indiqué. Par ailleurs, nous avions effectivement deux lancements Galileo, qui étaient prévus sur Soyuz sur recommandation de l'ESA (agence spatiale européenne, nlr). La constellation Galileo - je le dis et je le redis - n'est pas à risque. Tout fonctionne bien. Si tous les délais sont tenus, on n'aura pas de risque de service. Mais il faut évidemment que tous les délais soient tenus et c'est également ce dont je suis venu ici m'entretenir avec ArianeGroup et Arianespace.
Avez-vous eu des assurances d'ArianeGroup ?
Des assurances, bien sûr. Mais nos équipes techniques doivent maintenant en étudier tous les paramètres. Ce sont des moments qui sont difficiles pour tout le monde. J'en suis bien conscient. Des moments techniques complexes. J'en suis également conscient. Il y a un moment géopolitique (invasion de l'Ukraine par la Russie, ndlr), qui est une réalité avec laquelle il va falloir vivre. Elle induit une volonté de notre part d'accroître notre autonomie dans le domaine spatial. Il est évident, vu de la Commission, que la coopération avec la Russie est désormais définitivement bannie. C'est très clair. Tout ce qui touche de près ou de loin à la Russie dans le domaine spatial ne peut plus répondre à nos besoins. Il faut comprendre notre décision au regard du concept de souveraineté. C'est une décision évidente compte tenu des propos, notamment les derniers, de Vladimir Poutine. Il est clair que nous allons accélérer notre autonomie, certainement pas avec les Russes. Ni de près, ni de loin.
Les satellites de l'actuelle constellation Galileo seront lancés par Ariane 6 à condition que le lanceur n'ait pas de nouveau retard. Est-ce exact ?
C'est notre plan. Il faut évidemment que les délais d'Ariane 6 par rapport à notre feuille de route concordent. Je suis chargé de la programmation, donc de l'avenir de nos constellations souveraines. Il faut évidemment la suivre. Il appartient à Ariane 6 de bien coller à celle-ci. Je suis venu vendredi donner à ArianeGroup et à Arianespace la programmation qui est la nôtre. Celle-ci est confidentielle puisqu'il s'agit de la programmation de la constellation dans tous ces détails, qui ne sont pas publics. Nous avons eu des discussions sur tous ces points.
Dans le domaine des constellations, quelles sont vos ambitions ?
Nous visons trois dimensions dans les constellations européennes, dont deux fonctionnent déjà : la surveillance de la Terre (Copernicus) et le positionnement par satellite (Galileo). Et puis nous souhaitons avoir, comme d'ailleurs toutes les grandes puissances spatiales, une constellation souveraine et autonome au niveau européen, dont la vocation originelle et prioritaire est la sécurisation des communications intergouvernementales, y compris dans le domaine de la défense. C'est la colonne vertébrale de cette constellation. Elle devra aussi avoir la capacité d'accroître non seulement la connectivité mais également elle aura cette capacité de surveillance de l'espace par l'espace et de Gestion du trafic spatial (STM). C'est une constellation qui vise aussi à supprimer les zones blanches en Europe, à apporter une redondance nécessaire aux réseaux terrestres afin que l'Europe reste connectée quoiqu'il arrive, ainsi qu'à fournir une solution de connectivité à l'Afrique. Cette nouvelle capacité fait partie de l'ensemble des engagements que nous avons pris et que nous devons développer dans le cadre de la boussole stratégique. Elle contribuera au service de l'Europe à la protection, à l'autonomie et à la souveraineté de l'espace. Il est évident que la grande priorité est de finaliser le bouclage de cette constellation. Il faut que l'Europe se donne les moyens de réaliser ce programme fondamental avec l'aide de notre agence technique qui est l'ESA.
Lors du lancement d'Eutelsat Konnect VHTS à Kourou début septembre, la directrice générale d'Eutelsat a estimé que la constellation OneWeb pouvait satisfaire le besoin de la commission. Cette constellation a-t-elle une chance de remplir les futurs critères d'éligibilité ?
En tant que Commissaire, je suis extrêmement précis sur les responsabilités qui sont les nôtres et sur ce que j'ai à faire. Il est très encourageant et important que l'ensemble des acteurs du secteur spatial européen, y compris venant du NewSpace, s'intéresse à ce projet de constellation. Cela montre encore une fois le caractère dynamique de ce secteur. Mais je le redis et vraiment je le dis avec beaucoup de simplicité et sans aucune arrière-pensée dans le cadre de ma responsabilité pour que les choses soient bien comprises de tout le monde : nous avons obtenu un mandat des États Membres - en attendant le Parlement Européen - pour lancer un programme qui va donner à l'Europe une nouvelle capacité en matière de souveraineté, d'autonomie et de sécurité des communications, donc intergouvernementales et de défense grâce notamment à des technologies comme la cryptologie quantique. Compte tenu de sa dimension stratégique, l'éligibilité est définie par la Commission pour répondre aux besoins des États Membres, à l'image de celle de la constellation Galileo. Tous les acteurs européens qui satisfont ces critères d'éligibilité au titre de nos objectifs d'autonomie, de sécurité et de souveraineté pourront candidater. Ni plus ni moins. Ces critères d'éligibilité sont en train d'être finalisés. À ce stade, je n'ai absolument pas à me prononcer sur tel candidat ou tel autre candidat.
Ces critères d'éligibilités seront-ils connus d'ici à la fin de l'année ?
Oui mais dès qu'on aura le feu vert du Parlement européen. Nous travaillons avec les co-législateurs sur ces critères d'éligibilité pour pouvoir être prêts. Outre ces critères, nous allons demander de très nombreuses spécifications techniques réunies dans un cahier des charges, qui va être rendu public. Et nous voulons beaucoup d'innovations. Les candidats devront avoir la capacité de répondre à ces spécifications technologiques et à ces innovations que nous souhaitons sur cette constellation en orbite basse. Elle devra être complètement interopérable avec l'orbite moyenne et l'orbite géostationnaire. Il est également évident que les communications doivent être totalement garanties et résilientes face aux potentielles interférences par une puissance non européenne, voire une puissance ennemie. Et je rappelle que la Russie vis-à-vis de l'Europe ne se comporte pas, le moins qu'on puisse dire, en ami. Donc tout projet qui a été lié à la Russie est pour nous un sujet extrêmement sensible.
Fin novembre, l'ESA organise une conférence ministérielle de ses États membres. Qu'attendez-vous en tant que commissaire de ce rendez-vous important pour l'Europe spatiale ?
J'attends que l'ESA se mette bien et vite en marche pour satisfaire les besoins que je lui exprime en tant que donneur d'ordres et responsable des programmes de l'Union Européen. Notre agence technique doit précisément nous garantir l'accès à l'espace, y compris dans les périodes compliquées. Nous constatons un trou capacitaire créé notamment par la guerre en Ukraine. C'est la priorité du moment en tant que Commissaire européen en charge de l'Espace. Tout comme le potentiel budget que l'ESA doit définir sur le projet de connectivité. Je comprends que cette conférence ministérielle puisse avoir d'autres priorités comme l'exploration, la science... Des priorités, par ailleurs essentielles.
L'exploration est vitale...
... Pour moi, c'est absolument vital. Mais je suis moins concerné en tant que commissaire ès qualité. Mais, en tant que citoyen, j'attends vraiment que l'ESA continue et accélère dans ces domaines : c'est une des seules agences au monde qui a cette compétence et cette vocation. Et je souhaite évidemment qu'elle poursuivre dans cette voie. C'est important. Mais, encore une fois, pour les propres besoins de l'Union, l'ESA doit se donner les moyens de répondre le mieux possible et le plus vite possible aux besoins exprimés et pour laquelle je l'ai mandatée.
La Commission est-elle droite dans ses bottes sur la préférence européenne ?
Nos critères d'éligibilité sont très stricts, ils ont été qualifiés pour le fonctionnement et la gouvernance de Galileo. Les entreprises, qui ne sont pas européennes, n'y participent pas. C'était voulu et on sait pourquoi nous l'avons fait : imaginez qu'aujourd'hui un pays non-européen ait la connaissance complète de nos architectures au moment où il est facile de hacker un système. Nous avons des critères d'éligibilité qui ont été négociés, challengés et éprouvés. Ils montrent toute leur pertinence pour le Fonds européen de défense où il peut y avoir un certain nombre de cas particuliers avec des garanties essentielles pour des entreprises non-européennes. Nous l'avons déjà fait mais cela nécessite des contrôles extrêmement stricts. Il faut être très clair et très professionnel sur ces questions. C'est ma responsabilité et c'est mon rôle.
Quelles sont les limites de la préférence européenne si on prend l'exemple du moteur de l'Eurodrone, qui sera fabriqué par Avio, une filiale de General Electric ?
L'Eurodrone est d'abord un projet fait par quatre États membres, avec des modalités industrielles agréées entre eux. Pour ce qui est de la contribution - faible au regard du budget du projet - du Fonds Européen de défense à celui-ci, c'est toujours en cours d'analyse. Les entreprises donnent une garantie mais après nous vérifions. Dans ce cas les entreprises ont indiqué qu'elles respectaient les critères et les garanties extrêmement strictes et encadrées du Fonds européen de défense. Si on se rend compte qu'il y a un problème, le programme ne sera pas éligible au Fonds européen de défense.
Le projet de taxonomie excluant la défense est-il mort et enterré ?
La Commission a déjà pris dans une communication une position extrêmement claire sur la taxonomie. Et je n'ai pas vu de nouveaux risques sur cette question. Mais si jamais je sentais un nouveau risque, je me permettrais - en tant que Commissaire en charge des industries de défense - d'intervenir. Je suis extrêmement strict et très attentif au moment où la Commission augmente très sensiblement ses investissements en matière de défense, où les États membres ont décidé qu'il fallait le faire, et, enfin, où nous mutualisons de plus en plus nos efforts à travers des coopérations pour le faire ensemble. Et il faut évidemment des moyens pour retrouver le niveau d'investissement de défense que nous avons perdu au niveau européen et qu'il faut maintenant regagner. Il est évident que la taxonomie doit accompagner ces efforts.
Quel est votre retour d'expérience sur les résultats des appels à projet dans le cadre du Fonds européen de défense ?
Nous avons vraiment eu de très bons retours d'expérience. Cela nous encourage beaucoup sur la suite. Nous sommes très satisfaits de la façon dont l'appel à projets s'est déroulé. Nos équipes ont bien respecté ce que je souhaitais vraiment. Nous avons investi pour cette première année 1,2 milliard d'euros d'argent européen dans 61 projets, avec en moyenne 18 entités de 8 pays différents par projet. 43% des entités sélectionnées sont des PME. Cela veut dire que les PME sont très associées et les grands groupes ont bien compris quelle était notre philosophie. C'était pour moi très important.
Pourquoi ?
Nous recréons un écosystème industriel de défense dont l'Europe a besoin et qui est réparti sur l'ensemble du continent européen en fonction des compétences et pas uniquement dans la main de quelques États membres. Chaque pays apporte des compétences. Nous allons continuer et nous montons en puissance comme vous le voyez. Ce qui est très important pour moi, c'est que nous ayons ce spectre complet et que nous créions un affectio societatis pour les industries de défense en Europe.
Il y a une polémique sur le programme baptisé HYDEF (Hypersonique), qui a été confié au groupe espagnol Sener alors que les compétences étaient plutôt en Italie et en France. Y a-t-il une possibilité de revoir cela ?
Je ne peux pas commenter. Nous avons des principes de gouvernance extrêmement stricts et rigoureux et des barrières de gouvernance très strictes et très encadrées. Des propositions ont été faites et ont été analysées selon des critères connus parfaitement par l'ensemble des consortiums. C'est donc selon ces critères que tous ceux qui ont contribué à l'évaluation et à la notation finale ont choisi tel projet plutôt que tel autre. C'est vrai dans tous les secteurs. Et je n'ai rien d'autre à dire. L'intercepteur hypersonique est devenu un sujet absolument majeur pour l'Europe. Il a d'ailleurs été identifié tel quel. C'est pour cela que nous l'avons encouragé. Si vous me demandez, - et là je parle à titre personnel - si c'est un sujet stratégique, je répondrai oui. Si vous me demandez s'il est tellement stratégique qu'il faut peut-être avoir deux sources, je ne suis pas loin de le penser. Encore une fois, c'est un sujet absolument stratégique pour l'Europe. Par conséquent, la question méritera sans doute d'être posée en temps utile.
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