LA TRIBUNE - Quels sont les nouveaux défis que pose le conflit russo-ukrainien à l'industrie aéronautique et aérospatiale ?
THIERRY BRETON - Ils sont très importants pour nous tous et pour le monde. D'abord, on a les effets directs que nous vivons tous les jours sur l'impact sur l'énergie, c'est un sujet majeur, mais de façon plus précise sur le secteur de l'aérospatiale. Les coopérations qu'on pouvait avoir avec la Russie dans le domaine spatial sont à l'arrêt. Cela nous oblige à accroître davantage notre autonomie, à continuer à accélérer.
De façon plus large, il y a également l'impact sur les chaînes d'approvisionnement. On entre dans une nouvelle géopolitique des chaînes de valeur, des supply chain. Désormais, on voit bien que ce qui est très important, c'est la globalisation des supply chain. Celle-ci demeure, mais elle s'inscrit dans un contexte géopolitique. Il faut absolument voir de façon précise où sont nos vulnérabilités, nos dépendances, comment augmenter les sources d'approvisionnement, comment bâtir des éléments de rapport de force suffisant pour qu'on puisse continuer à avoir les livraisons nécessaires pour notre industrie, notamment dans le secteur spatial qui est un secteur stratégique. On peut penser aux terres rares et aux autres composants de cette nature. On a fait tout ce travail en matière d'analyse de nos dépendances qui, si elles ne sont pas traitées, peuvent se traduire par des vulnérabilités. Et on est en train, avec les écosystèmes, de proposer des solutions pour nous renforcer dans cette période qui va durer. On inscrit cette démarche dans une durée longue, et non pas dans un élément conjoncturel. On se dit qu'il va falloir rapatrier nos usines en Europe. Mais l'usine est un élément, il y a aussi toute la chaîne et on ne peut pas tout rapatrier. Il faut sécuriser l'ensemble de tous les acteurs qui contribuent à un secteur donné. C'est toute la réflexion que nous menons.
En ce qui concerne la Défense, cette crise nous fait prendre conscience, comme la crise Covid l'avait fait, de la nécessité d'avoir davantage d'harmonisation. Pour la fabrication des composants et des vaccins au niveau européen, alors que la santé est une prérogative des chefs d'Etat, nous avons remonté plus de capacités de mutualisation, de supervision de coordination au niveau de la Commission. On est un peu dans une situation similaire avec la Défense. On avait parlé de créer un fonds européen de défense. Il est en fonctionnement et donne des résultats très tangibles. Il a mis en évidence notre savoir-faire au niveau européen dans notre capacité à mutualiser les efforts de recherche mais aussi de développement.
Maintenant, avec cette guerre à la frontière de l'Europe, nous sommes également confrontés au besoin d'accroître nos capacités d'achat et de mutualisation industrielle. On l'a vu à un moment où beaucoup de nos réserves, de nos munitions, étaient, à juste titre, fournies à l'Ukraine. Mais la contrepartie c'est qu'il faut remonter très vite les stocks, augmenter notre capacité industrielle. On a donc répondu à une demande faite en mai 2022 au conseil européen de travailler conjointement sur une présentation des manquements qu'on avait en matière de capacité d'investissement, d'équipement. Nous avons fait cette analyse et nous avons proposé au dernier Conseil européen qui s'est tenu il y a quelques jours à Bruxelles - et qui l'a acté - de créer un outil, un deuxième volet, qui vient compléter le volet "fonds de défense", pour acheter en commun pour la défense, pour avoir un outil incitatif pour que les États membres favorisent les achats en commun pour les différents investissements qu'on va avoir à faire en matière de défense.
On parle de 60 à 70 milliards d'euros par an d'investissements supplémentaires en matière de Défense, pour répondre à la volonté exprimée par les Etats membres de passer pour tous, enfin, à un budget de la Défense représentant 2% du PIB. Cela veut dire que beaucoup de moyens vont être mis sur la table pour prendre en compte ce nouvel environnement géopolitique et la nécessité de nous défendre ensemble. Cela veut dire des nouvelles opportunités pour l'industrie de Défense de s'accroître en Europe, et c'est aussi bon pour nous.
En matière de mutualisation, est-ce que la réponse européenne est-elle suffisamment coordonnée ? Vous aviez proposé des achats groupés. On voit que dans le domaine de l'Énergie pour l'instant l'Allemagne freine un peu. Peut-on imaginer que sur la sécurisation de nos approvisionnements dans les industries sensibles, comme le spatial et l'aéronautique, on puisse passer à une vraie logique d'intégration européenne ?
Là encore, nous sommes un continent. C'est notre force. Nous avons un marché intérieur, un marché numérique, nous sommes le premier continent du monde libre. Nous sommes 450 millions de concitoyens, de consommateurs. Nous sommes plus gros que les Etats-Unis. On est un continent et on doit évidemment fonctionner de plus en plus ensemble. Mais évidemment nous avons chacun notre histoire, notre relation à la Défense. Parler de défense en Lettonie, en Estonie, en Lituanie, en Finlande, pays qui veut rejoindre l'OTAN, ce n'est pas la même chose que de parler de défense au Portugal, à la France ou, dans un autre contexte, à Chypre ou à la Grèce. Il faut tenir compte de ça. Mais effectivement, si on additionne tous nos investissements de défense, on est le premier continent. On est supérieur à la Chine. On a des investissements significatifs. Il faut les accélérer, les amplifier, ne serait-ce que pour tenir nos objectifs de 2% par rapport au PIB. Et pour cela il faut avoir la volonté de travailler ensemble. Les industries de défense sont encore, pour certaines, un peu nationales, d'autres commencent à être paneuropéennes. Mais dans le fonds européen de défense, on a trouvé un moyen de faire en sorte que tout le monde s'y retrouve. Quand on lance un projet, que ce soit pour les drones, la cybersécurité, la surveillance spatiale, pour pouvoir bénéficier des fonds européens, il faut venir avec une proposition dans laquelle plusieurs pays répondent, avec des grandes et des petites entreprises, pour que tout le monde y trouve son compte.
Il faut appeler un chat un chat, jusqu'à présent, en matière de défense, on avait l'impression que la France voulait absolument vendre sa production, que l'Allemagne mettait en avant son industrie et que l'Italie poussait la sienne. Et les autres disaient "et nous ?" Il faut trouver un moyen pour que chacun trouve son compte. Chacun doit et peut jouer un rôle, apporter quelque chose, trouver sa place. Je vous donne un exemple : pour piloter le fonds de défense, j'ai demandé d'intégrer des ingénieurs de l'armement de chacun des 27 Etats membres. On a des Lettons, des Estoniens, des Allemands, des Portugais, des Chypriotes..., des jeunes et des moins jeunes ingénieurs qui travaillaient dans le ministère de la Défense de leur pays respectif, qui sont détachés deux, trois, quatre ans pour renforcer les équipes pour travailler sur les projets communs. Cela prend du temps évidemment, mais c'est comme cela qu'on crée cette appétence pour travailler ensemble.
Vous parlez drone ou avion du futur. Est-ce qu'il n'y a pas quand même un vers dans le fruit européen où il faudrait des commandes publiques. Or l'Allemagne vient d'acheter des avions américains. Est-ce qu'il n'y a pas là nécessité, si on veut se doter d'une défense commune, d'avoir plus de solidarité au nom de la souveraineté ?
Sincèrement je ne crois pas. Vous faites référence aux F-35 que l'Allemagne a achetés. C'était engagé depuis très longtemps. Cela n'empêche pas que l'Allemagne soit très engagée dans le SCAF (système de combat aérien du futur, ndlr) et que les programmes se poursuivent et vont se développer. Mais il lui fallait absolument remplacer ses avions. Elle ne pouvait pas attendre la mise sur le marché du SCAF. Il fallait que ses avions puissent porter l'arme nucléaire dans le cadre de l'OTAN. Mais il ne faut pas présenter ça comme ça. On sait d'où ça vient. On a un héritage. Les F-35 allemands en font partie, il faut le respecter, mais on sait où on va et on y va ensemble. Est-ce que cela va se faire du jour au lendemain ? La réponse est non. Est-ce que c'est en mouvement ? La réponse est oui. Est-ce que cela va plus vite que prévu ? La réponse est oui. Il y a 3 mois, jamais personne n'aurait pensé que l'Europe se mettrait d'accord pour livrer des armes, tous pays confondus, à un pays tiers. C'est ce qu'on a fait ensemble avec une coordination européenne.
Avec le fonds, on va avoir un instrument avec les moyens d'avoir un pilote, avec 25 millions d'investissements au début pour donner un caractère attractif, abonder les Etats membres qui vont vouloir acheter ensemble tel ou tel type d'équipement, en privilégiant les industries européennes. Mais il n'en demeure pas moins que s'il y a des urgences absolues à combler, pour des munitions, des missiles particuliers, dont on n'aurait pas la fabrication en Europe, il faut qu'on puisse les acheter momentanément ailleurs, pour combler une urgence. Mais le fait qu'on ait réussi à 27 à mettre sur pied cet instrument et cette volonté, nous permet d'avoir maintenant un outil d'investissement en amont pour être plus fort ensemble et acheter ensemble. Je travaille beaucoup avec les Etats Baltes qui sont très motivés. J'ai une très bonne coopération avec eux, mais pas qu'avec eux, les pays d'Europe de l'Est sont aussi très associés. Il y a une vraie appétence pour ça.
Je suis plutôt optimiste, même si je suis réaliste et pas naïf. Je sais que c'est un combat, mais ce qui est important en Europe c'est d'avoir les instruments. La volonté politique est là par la force des choses. On a nos relations avec nos alliés, avec l'Otan et je ne cesse de le dire, on est un bon partenaire si on est sûr de nous même, y compris avec l'Otan et tout le monde commence à bien le comprendre et chacun a compris également qu'on ne pouvait pas faire reposer notre défense sur un seul des deux piliers, qu'il fallait impérativement avoir les deux.
La guerre, vous l'avez dit, va durer longtemps. L'invasion de l'Ukraine va probablement changer le monde de façon durable. En numérique, en Cyber et en spatial, comment l'Europe peut-elle mieux jouer sa partie ? Est-ce qu'il n'y a pas besoin d'une accélération ?
Dans le numérique oui et non. On a maîtrisé beaucoup de technologies. On est à la base de beaucoup de technologies. On n'a pas su les exploiter dans le numérique comme on aurait pu le faire avec notre marché intérieur. La partie n'est pas du tout perdue. On a le premier marché numérique du monde. On a donné des règles pour faire fonctionner ce marché, on va remettre de la concurrence, mettre fin aux comportements prédateurs, monopolistiques qui vont laisser de la place à chacun. Et derrière, évidemment, il y a les technologies qui vont porter ces infrastructures numériques. On va voir l'arrivée de la 5G et de la 6G. La 5G, je le rappelle, c'est essentiellement européen et chinois, pas américain. Il faut redonner beaucoup plus d'emphase à toutes ces technologies.
C'est vrai en ce qui concerne les conducteurs. On n'a pas à rougir de la recherche sur les semi-conducteurs. Près de Bruxelles, qui est le premier centre mondial des conducteurs dans la technologie nanomètre, on a le CEA Tech, l'Institut Etude Sécurité Union Européenne et on accueille des chercheurs du monde entier. Dans toutes les entreprises de semi-conducteurs du monde entier, il y a des chercheurs qui viennent faire une partie de leurs études en Europe. Il faut remettre tout cela en mouvement. Dans ces technologies, il est absolument essentiel d'avoir la proximité de la fabrication et de la recherche. C'est comme ça qu'on a mis en place Chips act, qui va nous permettre de mobiliser 42 milliards d'euros pour accélérer la recherche et l'implantation de Mega-Fabs européennes et non européennes, pour créer un écosystème digne de ce nom et nous permettre de supporter tout ça.
Sur le sujet des composants, certains disent attention à ne pas faire trop d'usines pour ne pas risquer la surproduction.
Ce sont des industriels, on est là pour accompagner leurs projets. Je leur fais confiance. Il y en a qui ont peur qu'il y en ait trop. Mais finalement ils ont fini par se joindre à l'intérêt général : sur le spatial, avec la constellation de satellites qui est parmi les grands projets, et le lien avec le spatial et la souveraineté de l'Europe. Le spatial fait partie des espaces contestés qu'il faut protéger. On a un très grand projet de cyber bouclier pour protéger et détecter les menaces en amont. Nous avons aussi un projet pour protéger cet espace contesté avec de la surveillance des satellites. On a évidemment la constellation, à laquelle vous faites référence, qui doit nous permettre de dupliquer nos infrastructures terrestres et d'avoir une vocation de porter des technologies nouvelles auxquelles on n'a pas l'accès aujourd'hui. Je pense en particulier aux technologies quantiques qui doivent nous permettre des communications sécuritaires intergouvernementales très importantes sur le continent européen et ailleurs, et une constellation qui doit aussi nous permettre d'offrir de la connectivité, y compris nord sud, qui s'appuiera sur la constellation LEO, GEO, MEO pour offrir cette connectivité au continent africain.
Ces domaines sont extrêmement importants quand on voit ce qui se passe en Ukraine. On a failli avoir des coupures de connectivité. Comme nous n'avions pas ces constellations, c'est Elon Musk qui a proposé son satellite Starlink, pour fournir un accès internet aux Ukrainiens et répondre à cette carence. C'est, vous avez raison de le rappeler, un domaine important, la connectivité y compris spatiale devient un élément de souveraineté.
Cette édition du Paris Air Forum est placée sous le signe du progrès. En matière de décarbonation, l'aéronautique est pointée du doigt. Est-ce que, ce qui est en train d'être fait dans l'aérien, va dans le bon sens ?
On a lancé une alliance et je suis très impressionné par la façon dont les choses se déroulent. Elle fonctionne, elle est active et dynamique et je suis très impressionné par le caractère innovant des grands acteurs industriels européens, donc oui je suis assez confiant.
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