Tom Enders, splendeurs et décadence d'un règne qu'il a voulu sans partage

ENQUÊTE. Le patron allemand qui a transformé Airbus en sept ans de règne lâche le manche le 10 avril. Retour sur ses succès et ses échecs. Il part avec un chèque de 37 millions d'euros, mais en ayant multiplié par plus de quatre le cours de Bourse...
Michel Cabirol
Patron du géant aéronautique depuis 2012, Major Tom aurait bien rempilé pour un troisième mandat, mais le conseil d'administration en a décidé autrement.
Patron du géant aéronautique depuis 2012, "Major Tom" aurait bien rempilé pour un troisième mandat, mais le conseil d'administration en a décidé autrement. (Crédits : Reuters)

Avec le départ de Tom Enders, c'est réellement la fin d'une époque à Airbus. Celle des géants et surtout des pionniers (Fabrice Brégier, Marwan Lahoud, François Auque et bien d'autres avant...), qui ont participé à la création d'EADS, devenu le 1er juillet 2014 Airbus. Bien sûr, après dix-neuf ans dans les instances dirigeantes du groupe, Tom Enders a lutté pour rempiler et effectuer un troisième et dernier mandat. L'homme est aussi « courageux » selon ses partisans et ses rivaux - que tenace. Et à l'image de John Wayne, l'un de ses « philosophes préférés », comme il l'avait écrit dans un courrier adressé aux salariés en janvier 2018, sa résilience n'est plus à démontrer. Lui qui est un « casse-cou et n'a pas de peur physique », aux dires d'un proche, a mené beaucoup de combats et obtenu de nombreux succès pour sa survie mais aussi pour faire avancer Airbus vers des objectifs ambitieux.

Finalement, sa victoire à la Pyrrhus fin 2017 contre le directeur exécutif Fabrice Brégier (aujourd'hui président de Palantir France) dans un contexte d'affaires de corruption a eu raison de l'indestructible « Major Tom », lui qui a pourtant résisté à la chancelière d'Allemagne, Angela Merkel. Son entourage proche - Peter Hintze voulait sa tête en 2012. Sans succès. Mais fin 2017, c'est la fin de la route pour Tom Enders, trahi par son conseil d'administration, manoeuvré par Denis Ranque, l'ex-patron de Thales.

Composé de membres indépendants, le conseil, qu'il avait pourtant façonné, s'est retourné contre lui. Le parfum empoisonné des affaires de corruption a, semble-t-il, pesé beaucoup plus lourd que sa loyauté vis-à-vis de Tom Enders. Mais l'ancien PDG d'Airbus ne partira pas sans rien. Il va pouvoir se consoler grâce à un chèque de près de 37 millions d'euros, un « parachute doré » platinium pour ce parachutiste émérite, successeur de Louis Gallois à la tête de l'avionneur européen.

Un style direct qui plaît aux barons du groupe

Mais qui est vraiment Tom Enders ? La Tribune a interrogé des hommes et des femmes qui l'ont côtoyé de près pour tenter de comprendre sa façon de diriger et de prendre des décisions stratégiques. Il en ressort qu'il y a eu deux périodes bien distinctes dans son règne, qu'il a voulu logiquement sans partage en tant que dirigeant de type « mâle alpha ». Il ne pouvait y avoir qu'un chef, lui et personne d'autre.

Lors de la première période (2012-2015), il a exprimé toutes ses qualités pour faire d'Airbus le plus vite possible un groupe « normal », alors que sa genèse et sa construction avaient été très politiques. Trop à son goût. À son arrivée, le groupe était en effet coincé dans ses archaïsmes. Les décisions et les nominations étaient encore prises en fonction des « pays Airbus » et des passeports des personnes, douze ans après la création d'EADS, même si Louis Gallois avait commencé un lent travail de normalisation. Et, cerise sur le gâteau, les États avaient un droit de regard sur la stratégie du groupe. Ce qui était intolérable pour Tom Enders. C'est le temps où tout va encore très bien au sein du groupe. « C'est quelqu'un que j'appréciais, nous précise une source qui s'est pourtant éloignée peu à peu de Tom Enders. Il est simple, accessible et direct, il a une bonne vitesse de réaction et une vision stratégique. »

C'est clair : l'homme séduit, son style direct plaît aux grands barons du groupe, qui sentent et apprécient le vent du changement. Car Airbus est à nouveau conquérant et à la manoeuvre. C'est Airbus qui dicte la marche à suivre aux autres grands groupes européens. « C'est l'un des plus grands patrons que j'ai rencontré », estime même l'un des hauts responsables du groupe à l'époque. Tom Enders, qui marche beaucoup à la confiance et à l'affect, se sent prêt à conquérir le monde à la tête d'Airbus.

Des méthodes brutales qui empoisonnent les relations

Puis, il y a une seconde période (2015-2019), où Tom Enders a, selon plusieurs personnes interrogées, « pété les plombs ». « Il pense qu'il est devenu invincible, il tape sur Merkel et Hollande - ce qui ne fait pas avancer certains dossiers, il marche sur l'eau », précise une source interrogée. Cette période est en parallèle marquée par la multiplication des affaires de corruption, qui entraîne en réaction l'instauration d'une politique de compliance (règles de conformité) rigoureuse. La mise en place de cette politique par l'anglais John Harrison, rappelé en juin 2015 par Tom Enders après une parenthèse compliquée à Technip, a été jugée beaucoup trop brutale. Ce qui a beaucoup « pourri » les relations en interne. Enfin, la guerre des chefs, qui était en mode veille entre Tom Enders et Fabrice Brégier, en dehors de quelques poussées de testostérone, est progressivement montée en puissance.

« Plusieurs fois, lors de comités exécutifs, les deux hommes ont été près d'en venir aux mains », assure-t-on à La Tribune. Quand Tom Enders prenait une décision de façon brutale, sans explication et sans compromis, cette manière de fonctionner agaçait prodigieusement Fabrice Brégier, explique-t-on à La Tribune. Entre ce dernier, devenu un véritable industriel depuis son arrivée à Airbus, et Tom Enders, qui ne s'intéresse que très peu au fond des dossiers, les relations sont parfois explosives.

Tom Enders s'est alors, semble-t-il, coupé peu à peu de son management pour se replier vers « une cour de courtisans », observe une autre source. D'autant plus que la mise en place de la digitalisation du groupe par « des mercenaires américains » ne passe vraiment pas. L'enthousiasme des débuts laisse peu à peu la place à l'aigreur, puis la fracture entre le haut management d'Airbus et son patron est définitivement consommée. Tom Enders ne va alors cesser de remplacer les grands barons par des hommes en qui il a confiance, tout en s'isolant des réalités du groupe. C'est également le temps où la lutte finale est proche.

C'est le temps où les défauts de ses qualités prennent le dessus. Car, avec Tom Enders, il n'y a pas de demi-mesure. Surtout quand ses interlocuteurs internes ne sont pas à l'image de ce qui le séduit sur le plan physique et sur la façon de se tenir devant lui, décrypte-t-on. « Il est nul en matière d'appréciation des hommes et des femmes », juge une source. Il est qualifié de « cassant » ou de « brutal » par plusieurs interlocuteurs, selon leur niveau d'affection pour lui. Cette brutalité explose même en interne.

En juillet 2013, interrogé sur l'intranet d'Airbus à propos de fuites dans la presse, Tom Enders répond, très brut de décoffrage : « Je suis en liaison avec la NSA et d'autres services secrets (je plaisante) pour trouver les bastards [bâtards] qui divulguent des informations confidentielles aux médias. » Ces fuites concernaient le changement de nom d'EADS... Dès son arrivée à la tête d'Airbus, en juin 2012, Tom Enders est en mode Blitzkrieg. Après des années d'immobilisme, le groupe est enfin de nouveau en mouvement. En trois mois, il transforme Airbus. Il prend trois décisions majeures que l'on prétendait jusqu'ici impossibles à prendre : il impose le siège social d'Airbus à Toulouse, il lance une usine d'assemblage aux États-Unis, à Mobile (Alabama), et il « flingue » son rival allemand Stefan Zoller, président de la branche Défense. Bref, Major Tom déménage. « Il est capable de décider vite et d'être courageux », soulignent plusieurs sources.

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Tom Enders, A380

(Tom Enders lors de la livraison d'un A380 à la compagnie japonaise Ana. Crédits : Regis Duvignau/Reuters)

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Il impose le remaniement de la gouvernance

Tom Enders tourne la page Gallois très rapidement. « Mon travail consistera désormais à piloter l'équipe dirigeante, à faire évoluer la stratégie du groupe, ses objectifs, sa réputation et sa rentabilité », avait-il écrit aux salariés en juin 2012. En dépit des réticences du clan français avant son arrivée, son début de mandat est jugé prometteur. La presse, notamment française, le plébiscite. En 2013, Tom Enders est même sacré « patron le plus performant » du CAC40 par le magazine Challenges. « C'est un meneur d'hommes hors pair », souligne un de ses proches.

Il se sent déjà fort. Très fort. Le responsable de la stratégie, Marwan Lahoud, le convainc à l'été 2012 de prendre d'assaut la forteresse BAE Systems. Mais après trois mois de lutte pour faire accepter l'opération par les États européens, Airbus doit jeter l'éponge. Le « nein » de Berlin est catégorique. La leçon est sévère pour Tom Enders, qui a bataillé contre Angela Merkel avec des mots très durs. Mais, déjà, il a enfourché un de ses chevaux de bataille préférés : la réduction de l'influence des États dans les décisions d'Airbus. Et d'un échec retentissant, la prise de contrôle de BAE Systems, va surgir fin 2012 une victoire improbable pour Major Tom : le remaniement de la gouvernance et de l'actionnariat d'Airbus. Tom Enders crie victoire à travers un communiqué :

« Nous réalisons un bond en termes de gouvernance, le plus important changement depuis la création de notre entreprise voici plus de douze ans. À l'avenir, la stratégie et les projets industriels seront uniquement définis et décidés par le conseil d'administration et le comité exécutif, tandis que les opérations seront gérées sans l'interférence extérieure d'actionnaires ou de concerts d'actionnaires particuliers. »

C'est la fin d'une année 2012 riche et dense pour Airbus. Et Tom Enders passe de la théorie à la pratique très rapidement. Lors d'un entretien secret début janvier avec François Hollande, il s'oppose à la nomination par Paris d'Anne Lauvergeon à la tête du conseil d'administration d'Airbus. Mais il doit lâcher Philippe Camus, un ancien coprésident d'EADS issu des « Lagardère boys », en guise de compromis. Ce sera donc Denis Ranque. Il fait également la leçon à la France, dont le coût du travail pourrait augmenter.

Début 2013, c'est aussi le temps des premiers soupçons sur des affaires de corruption, en Arabie Saoudite. Lors de la présentation des résultats de 2012, en février 2013, Tom Enders se proclame déjà le Monsieur Propre de l'aéronautique. « Nous sommes en train de scanner notre portefeuille produits afin d'identifier les risques et de nettoyer, au besoin », explique-t-il. À l'époque, le risque est sous contrôle et géré en interne. Comme en 2007, où Airbus s'était discrètement séparé de très nombreux agents et intermédiaires à l'issue d'un audit interne.

La digitalisation confiée à des "mercenaires américains"

Mi-2013, Tom Enders engage une nouvelle restructuration décisive du groupe, qui aura des conséquences beaucoup plus tard sur son départ en 2019. Il ne le sait pas encore, bien sûr. EADS va s'appeler Airbus Group le 1er juillet 2014 et aura sous son contrôle trois divisions : Airbus Commercial Aircraft, Airbus Helicopters et Airbus Defence & Space. Ce qui s'appelle une opération d'intégration et une première mise au pas des grands barons du groupe. « Il a pris le groupe sous son contrôle. Il a vidé le pouvoir de Fabrice Brégier de sa substance », analyse un fin observateur.

Trois ans plus tard, en 2016, Tom Enders parachèvera l'intégration en fusionnant Airbus Group et Airbus Commercial Aircraft. Ce qui déclenchera un combat entre lui et Fabrice Brégier. « Les relations entre les deux hommes ont bien fonctionné pendant quatre, cinq ans », explique un de ses proches. Il ne s'est pas mêlé des ventes des avions commerciaux et des opérations pendant cette période. En dépit de leur lutte à mort, Fabrice Brégier et Tom Enders ont tourné la page. Invité, le premier s'est même rendu au pot de départ du second, selon nos informations.

En avril 2015, Tom Enders emmène son comité exécutif « en stage » pendant deux jours dans la Silicon Valley pour faire prendre conscience aux dirigeants du groupe des enjeux du numérique. « C'était vachement bien, explique un des participants à ce stage. Il a fait prendre conscience au groupe de ce qui se passait à l'extérieur de l'aéronautique : la révolution digitale. Tom Enders a eu cette vision stratégique qui coïncidait avec la nécessité d'un changement culturel à Airbus. » Major Tom a encore, à l'époque, cette faculté d'emmener ses troupes et son groupe vers des objectifs nouveaux et ambitieux. « Il a provoqué une prise de conscience de la digitalisation qui n'était pas alors dans la tête de l'état-major d'Airbus. Il a mis l'accent sur la vitesse », confirme une autre source.

Mais la vision ne suffit pas, la méthode aussi est importante. Ainsi, il confie à « des mercenaires américains », selon l'expression d'une source, la mise en oeuvre de la digitalisation du groupe. C'est le coup de massue pour le top management. Tom Enders envoie ainsi le message que « les compétences sont à l'extérieur d'Airbus », précise cette même source.

Le dossier de la digitalisation est l'un des exemples très intéressants sur la façon dont Tom Enders fonctionne en tant que patron. Il délègue beaucoup en accordant sa confiance. C'est une de ses forces, mais qui peut se retourner contre lui. « Sa délégation n'est pas toujours bien placée, et cela peut tourner au fiasco », confirme-t-on. Ainsi, il n'a pas hésité à confier la direction technique d'Airbus à un patron de moins de 40 ans, Paul Eremenko, un ancien de Google et de la Darpa, en lui donnant carte blanche. Ce qui aurait pu être une réussite avec un pilotage beaucoup plus fin et serré de Paul Eremenko a été un fiasco retentissant. Dix-sept mois après son arrivée, il quitte Airbus avec ses secrets pour rejoindre le groupe américain UTC.

Cela pourrait aussi être le cas avec la compliance, déléguée à John Harrison, estiment plusieurs sources. « Il a voulu servir les intérêts d'Airbus sans discernement », fait-on valoir. La machine judiciaire s'est alors emballée, et Tom Enders n'a plus rien contrôlé. Y compris pour son propre cas personnel, qu'il n'avait pas anticipé, assure-t-on à La Tribune. Ce dossier a fini de fracturer le groupe, qui a perdu confiance en Tom Enders. « Tout le monde a compris qu'il voulait sauver sa tête en sacrifiant ce qui devait être sacrifié », expliquent plusieurs sources.

Dans ce contexte, c'est désormais à Guillaume Faury, le successeur de Tom Enders, de rétablir la confiance et de relancer Airbus vers de nouvelles terres de conquête. Car depuis l'annonce, à la fin 2017, du départ de Tom Enders, Airbus a perdu du temps. « Il ne s'est rien passé depuis deux ans », confirme un ancien d'Airbus. Les nouveaux défis du géant aéronautique devront être les moteurs de Guillaume Faury pour écrire la suite de l'histoire d'Airbus.

Michel Cabirol

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