C'est l'une des questions majeures que soulève l'offensive russe contre l'Ukraine. Car cette nouvelle guerre sur le continent européen met plus que jamais au jour la dépendance des Vingt-Sept à Moscou en matière d'énergie. Pour importer du pétrole et du charbon, entre autres, mais surtout pour s'approvisionner en gaz.
Impossible de s'en passer dans l'immédiat, affirmait même hier le PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné. De fait, en dépit de la crise actuelle et malgré la multiplication des sanctions occidentales, la Russie continue aujourd'hui d'injecter via des pipelines ce combustible fossile à l'Europe, qui ne se presse pas pour arrêter ces échanges.
L'Europe engluée dans le gaz russe
Certes, Berlin a bien décidé, il y a trois jours, de geler le méga projet de gazoduc Nord Stream 2, qui devait permettre dès le mois de mars d'alimenter le Vieux continent en gaz russe, tout en contournant l'Ukraine par la Baltique. Mais si la décision a une forte portée symbolique, elle ne change en fait rien à la situation, puisque Nord Stream 2 n'a encore jamais acheminé d'énergie. Et son jumeau Nord Stream 1, opérationnel depuis 2012, continue lui de fonctionner.
Et pour cause, si les flux venaient à s'arrêter, « l'Europe en souffrirait, peut-être autant que la Russie », fait valoir Jacques Percebois, économiste et directeur du Centre de Recherche en Economie et Droit de l'Energie (CREDEN). Et notamment l'Allemagne, puisque Moscou lui fournit presque 60% de ses importations de gaz, avec quelque 50,2 milliards de mètres cubes reçus par Gazprom en 2021. Ce dernier approvisionne aussi l'Italie, la Turquie, la Bulgarie, la Serbie, le Danemark, la Finlande et la Pologne... Et l'Autriche, où ce chiffre grimpe même à 100%. La France, elle, reste moins exposée, mais la Russie représente tout de même 20% de ses importations en gaz.
Dans cette situation, « le plus raisonnable est de continuer d'en importer », estime Jacques Percebois. Par forcément pour assurer la sécurité d'approvisionnement sur le très court terme, puisque les réserves de l'Europe lui permettront de passer la fin de l'hiver. Mais la décision sera primordiale pour l'année 2023, étant donné que les stocks devront être reconstitués dès cet été. Un scénario d'embargo sur les hydrocarbures, comme celui imposé à l'Iran il y a dix ans, semble donc aujourd'hui peu probable, notamment dans un contexte de flambée des prix de l'énergie.
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Le gaz naturel liquéfié ne suffira pas
Et pourtant, depuis quelques jours, l'Union européenne affirme vouloir se libérer de cette dépendance.
« La Russie n'est plus un fournisseur fiable. Nous devons couper le cordon de la dépendance énergétique avec [...] et développer une stratégie qui nous rend complètement indépendants du gaz russe », a indiqué la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, à l'issue du sommet qui a réuni en urgence les dirigeants européens jeudi.
Et ce, en misant non pas sur un autre combustible, mais en s'appuyant sur le gaz naturel liquéfié (GNL), qui représente près de 20% des importations de gaz en Europe tous pays d'origine confondus (contre 80% pour les gazoducs). « Nous avons les terminaux et les gazoducs qui permettent de stocker et d'acheminer le GNL partout en Europe », a ainsi poursuivi Ursula von der Leyen. Acheminé par voie maritime plutôt que par des pipelines, le GNL, très populaire depuis quelques années, peut en effet, sur le papier tout du moins, provenir de partout dans le monde.
Mais selon Jacques Percebois, cette solution s'avère irréaliste à court-moyen terme. « Nous ne trouverons pas suffisamment de gaz en dehors de la Russie pour remplacer ce que nous consommons aujourd'hui. C'est impossible, à la fois au niveau des capacités des usines de liquéfaction, mais aussi pour l'approvisionnement logistique des terminaux méthaniers [qui servent à regazéifier, ndlr]. L'Allemagne, par exemple, n'en a pas. Et là où il y en a, ils ne sont pas nécessairement disponibles. Nous nous heurterions à des goulots d'étranglements », fait-il valoir.
Le 1er février dernier, le Qatar, en réponse à la demande pressante de Joe Biden d'aider l'Europe, avait ainsi expliqué qu'il ne pourrait pas compenser à lui tout seul un volume d'approvisionnement qui se compte en dizaines de milliards de mètres cubes de gaz.
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D'autant que l'acheminement par voie maritime pose lui aussi problème. Car, en ce moment, le monde manque de navires méthaniers. En effet, la situation de pénurie chronique dans le fret maritime bride depuis 2020 la reprise du commerce mondial, avec un manque de navires porte-conteneurs, voire même de conteneurs.
Un frein à la transition énergétique
Dans ces conditions, un autre moyen consisterait à diminuer les besoins en gaz de l'Europe, plutôt que de simplement changer de fournisseurs. En électrifiant les chauffages des logements par exemple, à l'heure où le secteur du bâtiment concentre près de 2/5ème de la consommation totale de gaz sur le Vieux continent. Ou en décarbonant la production d'électricité, toujours largement obtenue, dans de nombreux pays, à base de combustibles fossiles.
A cet égard, la transition énergétique, déjà entamée pour des raisons écologiques, a permis d'engager un mouvement en ce sens. Et pourtant, la part du gaz russe dans la consommation des pays de l'Union européenne n'a pas tant baissé que cela, puisqu'elle atteint 19% aujourd'hui, contre 23 % il y a dix ans, selon les chiffres d'Eurogas.
Surtout, la crise actuelle risque de ne pas profiter à cette transition. Cela pourrait même être l'inverse, affirme Jacques Percebois. « Si un pays qui utilisait jusqu'alors du gaz pour produire son électricité, comme l'Allemagne, doit s'en passer à cause de la flambée des prix ou d'une rupture d'approvisionnement, celui-ci risque de se tourner vers le charbon », souligne-t-il.
Ainsi, alors même que Berlin a récemment avancé à 2030 sa promesse de sortie du charbon, le combustible fossile le plus polluant de tous, « il est possible que les événements actuels retardent l'échéance », fait valoir le chercheur. Ce qui risquerait de compromettre les objectifs climatiques du pays, censé atteindre la neutralité carbone dès 2045.
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