« Nous sommes, peut-être, dans la fabrique d’une nouvelle Renaissance » (Virginie Raisson-Victor)

Présidente du GIEC Pays de la Loire, cofondatrice et porte-parole du Grand Défi des entreprises pour la planète, la géopolitologue Virginie Raisson-Victor évoque un changement de paradigme éclairant quant à notre rapport à la finitude des ressources : celui de la confusion entre nos besoins et nos désirs. Confusion qui nous oblige à revoir nos priorités. Rencontre. (Cet article est issu de T La Revue n°13 - « Energies, la France qui innove » actuellement en kiosque).
Valérie Abrial
(Crédits : Patrice Normand/Leextra pour La Tribune)

En ces temps de sobriété énergétique où les mots « adaptation » et « résilience » sont devenus la norme, comment la prospectiviste que vous êtes envisage-t-elle l'avenir ?

Virginie Raisson-Victor- Cela n'a jamais été aussi compliqué qu'aujourd'hui d'avoir une vision du futur. Parce qu'il y a tellement de facteurs de basculement qui interagissent les uns avec les autres. Nous devons faire face à de nombreux enjeux globaux majeurs comme le climat, la biodiversité, les migrations, les pandémies ou la cybercriminalité alors que la communauté internationale et les États n'ont jamais été aussi divisés. Autrement dit, alors que la seule façon d'apporter une réponse efficace aux problématiques qui menacent la sécurité mondiale serait que les États convergent avec la même volonté de les résoudre, l'ordre international qui avait été défini au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lui, est en train de voler en éclat. Il est contesté d'une part, déstabilisé de l'autre. Contesté par des pays comme l'Inde, la Chine ou la Russie. Déstabilisé par la fragilisation de la démocratie aux Etats-Unis, mais également au sein de l'Europe, par le Brexit et la guerre en Ukraine. Un peu comme si l'avion perdait ses pilotes...

S'il n'y a plus de pilote dans l'avion, comment prendre la bonne direction ?

V.R-V. En fait, que ce soient le climat, la biodiversité ou l'énergie, les grands enjeux appellent des décisions politiques. Or, même si les politiques ont connaissance des enjeux et des risques de long terme, leur pilotage, lui, se fait à court terme. Parce que dans les démocraties ou les entreprises, on tient le gouvernail pour six ans au mieux. Et puis, ce qui est demandé aujourd'hui à un chef ou une cheffe d'État, à un président ou une présidente de région, ou à une entreprise, c'est de produire de l'emploi ou des résultats. Pas d'économiser des ressources ou des émissions de gaz à effet de serre. Or, c'est pourtant bien de cela que dépendent désormais aussi notre avenir et celui des entreprises.

Comment expliquer que malgré les premiers cris d'alerte, dès les années 1970, la prise de conscience de la crise climatique a tardé ?

V.R-V. En réalité, il faut se rappeler qu'en 1970 très peu de personnes alertaient sur le risque climatique au-delà de quelques scientifiques et du Club de Rome. Jusqu'au sommet de Rio en 1992, cela concernait même vraiment très peu de gens. Alors aujourd'hui, on entend souvent qu'ils n'ont pas été écoutés. Mais il faut se remettre dans le contexte des Trente Glorieuses et de la pleine croissance. Il n'est donc pas très étonnant qu'ils n'aient pas été entendus à ce moment-là, d'autant plus que leurs travaux n'étaient pas encore tant diffusés que cela. Et puis, il est vrai aussi qu'un certain nombre d'acteurs et de lobbies se sont efforcés de disqualifier ces travaux et d'étouffer l'alerte sur la finitude des ressources et sur la dégradation de l'environnement.

En revanche, depuis le sommet de Rio, les pouvoirs politiques ont commencé à s'emparer du sujet, tout comme le grand public depuis une petite dizaine d'années. Très récemment, le mouvement s'est encore amplifié avec les canicules, les incendies et la sécheresse, mais aussi en raison de la guerre en Ukraine qui nous a fait mesurer notre dépendance énergétique. Finalement, en Europe, il a fallu que le robinet s'assèche pour que l'on mesure ce que veut dire la rareté et que l'on redécouvre qu'elle a un prix. Et ce, même si les ressources ne sont pas plus rares qu'avant !

Rareté que l'on ne mesurait pas en 1970...

V.R-V. Non, en effet, car il y avait alors à la fois un sentiment d'abondance et une foi très forte en le progrès, la technologie et la croissance... Et d'une certaine manière, on avait raison.

C'est-à-dire ?

V.R-V. Quoi que l'on en pense, depuis trente ans, on a assisté à une énorme progression du niveau de vie à l'échelle mondiale. Dans les pays émergents, bien sûr, mais aussi dans nos pays, puisque le développement économique des pays émergents et la délocalisation d'un certain nombre d'industries ont permis de rendre accessibles des biens de consommation qui jusque-là étaient des produits d'exception et qui sont devenus des biens de consommation courante. C'est donc bien cette période et ce système économique qui ont donné ce sentiment d'abondance. D'autant plus qu'ils ont permis à un milliard de personnes de sortir de la pauvreté, voire d'accéder aux classes moyennes, et aux Européens et Américains d'améliorer leur confort et leur mode de vie. Or, voilà donc maintenant que l'on nous dit que cela ne tient pas ! C'est logique que ce soit difficile à entendre.

Il semblerait qu'il soit difficile de dissocier la dimension psychologique et la dimension économique...

V.R-V. Effectivement. D'autant plus qu'aujourd'hui, elles se confondent... Finalement, c'est quoi l'économie ? En théorie, c'est un outil qui doit permettre aux sociétés d'atteindre leur projet et de satisfaire les besoins de leur population en termes d'alimentation, de logement, d'emploi... Or, depuis trente ans, on a inversé la proposition. C'est l'économie qui façonne nos sociétés et ses projets. Par exemple, on voit bien que nous sommes passés de la notion de besoin à la notion de désir. Aujourd'hui, globalement, on ne meurt pas de faim en Europe et on dort sous un toit. Même s'il y a beaucoup trop de sans-abris et que la pauvreté subsiste, dans leur très grande majorité, les gens travaillent, se nourrissent, sont habillés et ont accès aux soins et aux loisirs. À l'échelle de l'histoire et du monde, nous vivons même dans des sociétés plus prospères que jamais. Tellement prospères que désormais, l'élévation du niveau de vie est surtout utilisée pour combler nos désirs. Des désirs qu'il faut donc sans cesse renouveler car comme nous avons satisfait tous nos besoins, c'est la satisfaction de nos désirs qui permet de produire toujours plus et de profiter à l'économie. C'est pourquoi d'ailleurs la publicité est utilisée pour fabriquer du désir. Au point que nous vivons dans une société où tout doit être satisfait, tout de suite, parce que nous sommes stimulés en permanence.

Concrètement : on a besoin de s'habiller, mais on a un désir de garde-robes et de marques. On a besoin de se déplacer, mais on a un désir de SUV. Et peu à peu, on a fini par confondre les deux. Or, autant la planète peut répondre aux besoins de tous si on arrive à organiser un modèle qui le permette, autant elle ne peut pas satisfaire tous nos désirs. Finalement, la finitude des ressources, le réchauffement climatique, la crise énergétique nous renvoient au fait que nous ne pourrons plus satisfaire tous nos désirs comme avant. Et ça, c'est extrêmement difficile à accepter. Qui a envie de renoncer à ses désirs ?

Par conséquent, inventer l'avenir ce serait de manière très théorique : reformuler un projet de société, une vision qui tient compte des contraintes de la planète, redéfinir ce que sont nos besoins et, à partir de là, fixer les règles économiques qui permettent de satisfaire ces besoins.

Ce serait alors une transformation complète...

V.R-V. Absolument, c'est une transformation et non une récession ou une décroissance comme on l'entend trop souvent ! L'objectif est de reformuler un projet qui soit adapté à la nouvelle donne. Nous sommes 8 milliards sur la planète, nous avons atteint un niveau de dégradation de la biosphère qui menace beaucoup d'espèces, y compris la nôtre à long terme. Avec cette nouvelle donne, comment est-ce que l'on reprend le jeu de cartes et comment le distribue-t-on différemment pour que l'on puisse continuer la partie ? Cela demande aussi de redéfinir les règles du jeu, les acteurs, de penser de nouvelles formes de gouvernance politique, d'accepter une contrainte partagée et de revoir son mode de vie.

Quels seraient les mots justes à la place de « décroissance » et « sobriété » ? Peut-être que ces mots n'existent pas encore ?

V.R-V. Oui, peut-être qu'ils sont à inventer. Pour ma part, je vais emprunter des mots d'ici et là qui, je pense, collent bien à notre époque. Il y a celui de  « Renaissance ». C'est merveilleux, la Renaissance, car elle montre comment après une période difficile, misérable comme celle du Moyen Âge, marquée par de nombreuses famines, arrive le renouveau. Et ce qui est intéressant, c'est que le basculement a eu lieu sous l'impulsion d'une minorité de personnes. Peut-être qu'en ce moment, nous sommes dans la fabrique d'une nouvelle Renaissance !

Et puis, il y a un mot que j'aime beaucoup, c'est « frugalité ». Je l'aime, car il intègre la notion de sobriété et la notion de satisfaction. La frugalité, c'est un peu comme la satiété : je mange à ma faim. Pas besoin de manger plus. Et il y a du plaisir dans cette satisfaction-là.

J'aime aussi le mot « redirection ». Il évoque le fait que l'on suivait un chemin qui, si on ne tourne pas à temps, pourrait nous mener dans l'impasse. Cela a été un bon chemin, il a permis à plein de gens d'accéder à la santé, l'éducation et réjouissons-nous de tout cela. Le seul problème, c'est que ce n'est pas tenable et qu'il faut prendre une nouvelle direction. Cette notion de redirection me plaît aussi car elle évoque la curiosité d'aller explorer autre chose. Et dans cette exploration, existent les cobénéfices. Ce mot est très laid, mais très juste. Il exprime tout ce que l'on va gagner dans nos renoncements consentis. Par exemple, on peut gagner en lien social. Or, on sait que le lien social est un facteur de santé prédominant.

À l'échelle anecdotique par exemple, beaucoup d'entre nous en ont assez d'offrir des cadeaux d'anniversaire ou de Noël qui s'accumulent et ne servent à rien. Le changement consisterait à ne plus offrir de cadeaux matériels mais des moments passés ensemble comme aller au restaurant, en week-end quelque part. Ces moments s'inscrivent dans la mémoire et créent du lien. Des cadeaux « durables » en quelque sorte.

Cela n'évoque-t-il pas le vivre ensemble ?

V.R-V. Oui, le vivre ensemble et l'expérience. Si on dit aux gens : « C'est fini ! Il n'y a plus de cadeaux », c'est très triste. Mais si on propose une alternative en offrant des moments partagés, ça redevient attractif car le sens du vivre ensemble et du plaisir renaissent. Mais il faut garder en tête que changer, cela prend du temps. Et qu'il faut pour cela fabriquer une nouvelle vision collective.

Les entreprises aussi ont le pouvoir d'agir. Est-ce pour cela que vous avez créé Le Grand défi des entreprises pour la planète ?

V.R-V. En fait, j'accompagne beaucoup d'entreprises dans leur réflexion sur le climat, la biodiversité, la finitude des ressources. Et je me suis rendu compte qu'un certain nombre de dirigeants de PME (les grands groupes travaillent sur le sujet depuis un moment déjà) n'ont pas forcément conscience qu'ils sont des acteurs décisifs du changement. Pour eux, c'est avant tout une affaire politique. Par ailleurs, certains s'autopersuadent que c'est extrêmement compliqué de transformer une entreprise. Ainsi, l'envie est venue de leur donner les moyens d'élaborer eux-mêmes des propositions de transformation, en y intégrant toutes les parties prenantes des entreprises comme les syndicats, les collectifs de dirigeants, les associations d'entreprises, les territoires... Avec Jérôme Cohen, qui est cofondateur du Grand Défi, nous avons rencontré toutes ces parties prenantes pour qu'elles soient partenaires de cette initiative de démocratie participative qui doit permettre à des représentants d'entreprises d'élaborer des propositions pour décarboner l'économie.

On a ensuite tiré au sort une centaine d'entreprises sur un panel de 12 000 entreprises présélectionnées sur la base de critères de secteur d'activité, de taille, d'implantation géographique et de statut pour que soit représentée la diversité du monde économique. Et pour que la diversité du débat soit entière, nous voulions des salariés, des actionnaires et des dirigeants, de telle manière que dans les discussions tous les points de vue soient représentés.

Quel est votre objectif avec le Grand Défi finalement ?

V.R-V. Élaborer et diffuser une centaine de propositions concrètes dont la mise en œuvre doit permettre de replacer l'économie dans les limites planétaires. Parmi elles, certaines seront directement applicables par les entreprises, d'autres le seront au niveau des territoires, et d'autres encore devront faire l'objet d'un portage politique car elles imposeraient de faire évoluer la réglementation. Au total, le Grand Défi a organisé six sessions de deux jours pour formuler les propositions. Une fois leur adoption définitive (qui a eu lieu en janvier 2023, NDLR), il s'agit de les diffuser dans les territoires, auprès des politiques et dans les entreprises pour les mettre en œuvre.

Cela ressemblerait presque à une croisade...

V.R-V. Il y a un peu de cela, mais la croisade comporte l'idée de conversion par la force. Or là, il s'agit plutôt d'être acteur du changement. Grâce à l'intelligence collective et tout un travail d'animation, s'est développé ce sentiment de « mission partagée ». Et tout à coup, chacun s'autorise à agir. Aujourd'hui, les membres du Grand Défi se sentent responsables. En fait, il faut redonner confiance aux gens. Car chacun peut agir. D'ailleurs, ma phrase fétiche c'est : « Le seul moyen de ne pas déprimer, c'est d'agir ». Car lorsque l'on agit cela veut dire que l'on est dans le pouvoir, et non plus dans le subir.

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T 13

Valérie Abrial

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Commentaire 1
à écrit le 12/03/2023 à 19:53
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ce nest pas avec un pilotes deconnecté de la realité et ne jurant que par les cabinets de conseil americains que l'on va avoir cette vision et surtout l'adhesion du peuple . Il faut arreter ce management autoritaire et malsain avec celui qu...

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