Nucléaire : jadis moribond, l’américain Westinghouse revient en force sur le marché international

DOSSIER SPÉCIAL. Bénéficiant à domicile d’un regain de faveur du nucléaire au sein des autorités américaines, et à l’étranger d’une conjoncture favorable en Europe centrale et orientale, où les anciens pays du bloc de l’Est cherchent une alternative à la Russie, la société américaine Westinghouse enchaîne les succès.
Inspection du site Vogtle, en Géorgie (États-Unis).
Inspection du site Vogtle, en Géorgie (États-Unis). (Crédits : Nuclear Regulatory Commission)

Ce fut un camouflet pour EDF. En novembre dernier, la Pologne a choisi l'Américain Westinghouse pour l'accompagner dans son tout premier programme nucléaire, face à l'énergéticien français et au coréen Korea Hydro & Nuclear Power. Au total, six AP1000, le réacteur de troisième génération de Westinghouse, seront construits dans ce pays qui tire actuellement 88% de son énergie du fossile, dont 40% du charbon.

Un pas vers un mix énergétique décarboné pour le gouvernement polonais, et un beau succès pour le géant du nucléaire américain, qui à peine cinq ans plus tôt était en plein marasme financier, au point d'avoir dû se déclarer en faillite, manquant au passage d'entraîner Toshiba, son propriétaire japonais de l'époque, dans sa chute.

La dernière pièce du puzzle

Un mois plus tard, durant les derniers jours de l'année 2022, le groupe américain engrange un nouveau succès sur le Vieux Continent, en signant avec la Bulgarie un contrat de dix ans pour approvisionner en combustible sa centrale nucléaire de Kozlodouy, sur les rives du Danube. Le pays comptait jusqu'à présent sur la Russie pour alimenter les deux réacteurs VVER de la centrale qui, conçue sous l'Union soviétique, satisfait à elle seule un tiers des besoins énergétiques du pays.

« Après l'invasion de l'Ukraine, les pays européens ont annoncé un embargo sur le gaz et le pétrole russe, mais nombre d'entre eux, principalement ceux d'Europe centrale et orientale, demeuraient dépendants de la Russie pour l'entretien et l'approvisionnement en combustible de leurs centrales nucléaires. Westinghouse vient ainsi constituer la dernière pièce du puzzle », note Zongyuan Zoe Liu, chercheuse au Council on Foreign Relations, un laboratoire d'idées non partisan basé à New York.

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« Atoms for peace »

Avant d'être un géant du nucléaire américain, Westinghouse a contribué à électrifier l'Amérique : fondée en 1886 par George Westinghouse à Pittsburgh, en Pennsylvanie, elle s'oppose à Thomas Edison lors de la guerre des courants, qui voit l'option du courant alternatif, défendue par Westinghouse et son brillant ingénieur, Nikola Tesla, l'emporter face au courant continu promu par Edison.

Dans l'après-guerre, Westinghouse devient le fer de lance de la stratégie américaine pour développer l'énergie nucléaire dans le pays et à l'étranger. Elle participe ainsi à la création de Framatome (« Franco-Américaine de Constructions Atomiques ») en France, construit des réacteurs en Chine, en Corée et en Afrique du Sud... « Au total, on retrouve la technologie de Westinghouse dans la majorité des 440 réacteurs installés dans le monde, que la société ait directement participé à la construction, vendu sa technologie sous forme de licence ou fourni des composants », précise Cécile Maisonneuve, conseillère au centre Énergie & Climat de l'Ifri.

Nous sommes alors aux débuts de la Guerre froide, et l'opération « Atoms for Peace », lancée par la président américain Dwight Eisenhower, mobilise les forces du Département d'État, du Département de l'Énergie et de l'industrie nucléaire américaine pour déployer des programmes nucléaires civile dans les pays alliés n'ayant pas accès à cette technologie. Les États-Unis leur vendent leur technologie et les matières premières nécessaires, tout en en déployant des équipes sur place qui mettent à leur disposition leur savoir-faire technique et stratégique

« Dès l'origine, il y a donc un lien très fort entre le gouvernement américain et Westinghouse, qui travaillent main dans la main pour établir une relation de long terme et bilatérale avec chaque pays qui accueille la technologie nucléaire américaine. Chaque fois qu'un pays entame une relation commerciale avec Westinghouse, il élabore également une relation bilatérale avec le gouvernement américain », résume Mark Hibbs, spécialiste de la politique nucléaire au Carnegie Endowment for International Peace, un laboratoire d'idées non partisan basé à Washington.

Si, contrairement à nombre d'entreprises du nucléaire, Westinghouse a donc toujours été une société privée, elle a ainsi également toujours maintenu des liens avec les autorités américaines, du fait de l'aspect hautement stratégique de sa technologie.

Victoires et déboires de l'AP1000

À partir des années 1980, face à la montée des mouvements antinucléaires aux États-Unis, galvanisés par des accidents comme celui de Three Mile Island, en Pennsylvanie, en 1979, l'industrie perd de la vitesse, et l'entreprise se diversifie dans les media, rachetant notamment la chaîne de télévision CBS. En 2006, le groupe japonais Toshiba acquiert l'ensemble des activités nucléaires de la société, restructurées sous le nom Westinghouse Electric, et s'efforce de relancer celle-ci avec, en 2007, la mise en chantier de quatre réacteurs de troisième génération, l'AP1000, en Chine, suivie, cinq ans plus tard, par la construction de quatre autres AP1000 en Géorgie et en Caroline du Sud, les premiers réacteurs mis en construction sur le sol américain depuis 1986.

Mais si les chantiers chinois avancent rapidement, les deux projets américains accumulent retards et surcoûts, mettant l'entreprise en difficulté et la conduisant à se déclarer en faillite en 2017. Toshiba s'en débarrasse et elle est rachetée par le fonds d'investissement canadien Brookfield, qui en octobre dernier revend 49% de ses parts à Cameco, l'un des plus gros producteurs d'uranium au monde, également canadien. « Il semblerait que Cameco veuille faire ce que faisait jadis Areva, c'est-à-dire être impliquée sur toute la chaîne de valeur du nucléaire, du minage à la construction des réacteurs, et jusqu'à la gestion des déchets », note un professionnel de l'industrie sous couvert d'anonymat.

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Depuis sa reprise, bénéficiant des vents favorables à l'industrie nucléaire, Westinghouse a repris du poil de la bête. En avril dernier, la Chine lui a commandé quatre nouveaux réacteurs, tandis que les deux AP1000 du site Vogtle, en Géorgie, sont en phase finale de test et devraient bientôt entrer en activité. Westinghouse peut également compter sur le soutien de l'administration Biden, dont l'ambitieux plan d'investissement dans les infrastructures prévoit notamment un Civil Nuclear Credit, un programme de six milliards de dollars destiné à l'entretien des centrales nucléaires existantes sur le sol américain. 2,5 milliards sont également prévus pour développer de nouveaux réacteurs. L'Inflation Reduction Act, passé l'été dernier, a également débloqué 700 millions pour enrichir de l'uranium aux États-Unis.

Le soutien au nucléaire recueillant des soutiens aussi bien chez les démocrates que chez les républicains, il s'agit en outre de l'un des rares domaines où le président pourrait faire voter de nouvelles mesures par un Congrès divisé durant les deux dernières années de son mandat.

À l'Est, du nouveau

Mais c'est surtout à l'Europe centrale et orientale que s'intéresse le géant nord-américain, où la conjoncture géopolitique lui offre de nouvelles opportunités de marché. Une stratégie entamée sous la présidence de Donald Trump, qui cherche à relancer son pays dans la course au nucléaire civil pour contester la position dominante de la Chine et de la Russie : sur 59 réacteurs actuellement en construction dans le monde, 22 se trouvent en Chine, et 25 sont de conception russe (dont 5 en Russie et 20 dans des pays étrangers).

Westinghouse lorgne notamment sur l'Ukraine, pays qui, déjà avant l'invasion de février 2022, cherchait à réduire sa dépendance au voisin russe pour la mise à niveau et l'entretien en combustible de ses centrales. Construites sous l'Union soviétique, celles-ci demeuraient en effet dépendantes de Rosatom, géant russe du nucléaire. En 2010, par exemple, TVEL, filiale de Rosatom, vend pour 608 millions de dollars de combustible à l'Ukraine, ce qui fait du pays le client le plus important de TVEL. Une dépendance de moins en moins acceptable pour le gouvernement ukrainien à mesure que les relations se sont dégradées avec son voisin russe au cours des dernières années, jusqu'à la guerre actuelle.

« Depuis Maïdan, Westinghouse est présent en Ukraine, notamment pour la vente de combustibles mais aussi pour l'entretien et la mise à niveau de certaines centrales ukrainiennes. C'est l'une des raisons pour lesquelles le fait de voir les envahisseurs russes remettre la main sur celles-ci suscite de telles craintes : ils ne connaissent plus l'ensemble de la technologie utilisée dans ces centrales », note Cécile Maisonneuve.

Cette stratégie se poursuit avec le récent refroidissement des relations entre les deux voisins. En août 2021, Energoatom, l'exploitant des centrales nucléaires ukrainiennes, signe ainsi un contrat de 30 milliards de dollars avec Westinghouse pour la construction de quatre réacteurs AP1000 dans la centrale nucléaire de Khmelnitski, à l'ouest de Kiev. Deux mois plus tard, la société américaine signe un autre contrat pour optimiser le fonctionnement de douze réacteurs ukrainiens VVER 1000, de construction russe.

Les choses s'accélèrent encore après l'invasion : en juin 2022, un nouvel accord port à neuf le nombre de réacteurs AP1000 qui seront construits par Westinghouse en Ukraine, et prévoit que la société américaine approvisionne l'intégralité des centrales ukrainiennes en combustible, abolissant la dépendance de celle-ci au combustible russe.

Cette capacité de Westinghouse à alimenter les centrales VVER est l'une des pierres angulaires de la stratégie de l'entreprise en Europe centrale et orientale, selon un professionnel du secteur qui témoigne sous couvert d'anonymat. « Les Départements d'État et de l'énergie américains ont poussé Westinghouse à développer des combustibles pour les réacteurs soviétiques VVER, qui sont utilisés dans tous les pays de l'ancien bloc de l'Est à l'exception de la Roumanie et fonctionnaient jusqu'à présent à l'aide d'un combustible produit uniquement en Russie. Cette stratégie s'est notamment fortement accélérée après Maïdan, en 2014 », raconte-t-il.

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Selon lui, les projets d'exportation de réacteurs de Westinghouse dans la région incluent également souvent « des contrats d'armement avec le Département d'État qui ne disent pas leur nom, tandis que les banques à l'export américaines sont prêtes à financer les projets, offrent des prêts à des taux avantageux et prennent en charge une partie du risque. »

Le défi du passage à l'acte

Cette stratégie est répliquée dans d'autres pays de l'ancien bloc de l'Est, comme la Bulgarie et la République tchèque où, après avoir signé en avril un contrat pour alimenter en combustible nucléaire les deux VVER de Temelín, Westinghouse est désormais en lice avec EDF et le coréen KHNP pour la construction d'un nouveau réacteur dans la centrale de Dukovany. Ou encore en Pologne, où, s'il ne s'agit pas directement de prendre la place du nucléaire russe (puisque le pays n'avait pas de programme nucléaire jusqu'à présent), c'est également contre la menace russe que se construit ce projet.

« Du fait de sa dépendance au charbon, la Pologne a un bilan carbone catastrophique. Elle doit donc rapidement basculer sur une autre énergie, mais, pour des raisons historiques, n'a jamais accepté que l'alternative soit du gaz russe passant par l'Allemagne, et a donc opté pour le nucléaire dans une optique de souveraineté énergétique.Or, ce pays est obsédé par l'idée, encore renforcée par la guerre en Ukraine, qu'il doit à tout prix assurer sa sécurité (aussi bien militaire qu'énergétique et alimentaire) vis-à-vis de la Russie. En outre, les Polonais voient bien que, d'une part, l'assurance sécurité de dernier recours, c'est l'Otan et notamment les États-Unis, et d'autre part que ce qui a permis à l'Europe de se découpler si vite du gaz russe, c'est le gaz de schiste américain. Pas étonnant, dans ce contexte, qu'ils aient choisi Westinghouse », analyse Cécile Maisonneuve.

Mais si la société américaine a su revenir sur le devant de la scène et engrangé les contrats à l'exportation, son plus gros défi va désormais consister à construire tous ces réacteurs. « Il plane actuellement un doute sur leurs capacités à délivrer, ce qui va aussi dépendre de leurs partenaires et des entreprises locales. Est-ce que les Polonais, qui n'ont pour l'heure pas d'expérience dans le domaine, vont réussir à monter leurs réacteurs ? Quid des neuf réacteurs vendus à l'Ukraine ? Ce seront des dossiers à suivre de près », note un professionnel de l'industrie, soulignant les difficultés rencontrées par les chantiers de Westinghouse aux États-Unis.

« Ces réacteurs sont les premiers à être construits aux États-Unis en plus de 30 ans. Il faut du temps pour construire une chaîne de valeur solide et former la main d'œuvre adéquate. Ces défis peuvent être relevés via des politiques énergétiques cohérentes, des régulations stables et l'impératif de passer aux énergies propres qui valorise le nucléaire », explique de son côté Kathryn Huff, Assistant Secretary de l'Office of Nuclear Energy, ajoutant que « les leçons tirées du projet Vogtle vont limiter les risques lors de la construction de futurs réacteurs. »

En dépit de ses récents succès, la part du marché à l'export de Westinghouse reste en outre très inférieure à celle du géant russe Rosatom. Mais la société américaine constitue de nouveau un acteur de premier plan à l'international.

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Commentaires 5
à écrit le 16/03/2023 à 6:29
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Si EdF et Framatome se montrent capables de fabriquer et mettre en service de nouvelles centrales nucléaires en France on sera chanceux. Quant à réussir à l'export cela relève du rêve. Westinghouse va retrouver son rôle de leader mondial de l'indu...

le 16/03/2023 à 9:44
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Je suis d'accord avec vous, EDF gangrené par les politiciens (à partir de F.Hollande) et un management incompétent. C'est le juste retour de bâton. Après quand on est nul, on n'a pas de chance de gagner des contrats, à moins que le client soit masoch...

à écrit le 15/03/2023 à 21:29
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La Pologne roule pour les US avec l’argent de l’UE. C’est connu, regardez pour l’armement, donc aucun camouflet pour EDF. Peut-être que si de Gaulle, pas à un ratage géopolitique près, ne nous avait pas fait quitter l’OTAN, la voix de la France aurai...

à écrit le 15/03/2023 à 18:10
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Et voila nos hésitations dans le nucléaire commence à se payer à l'international.

à écrit le 15/03/2023 à 18:07
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Mais bien sûr Nos alliés américain comme nos amis d'outre Rhin nous la font à l'envers. Protectionnisme oblige !!! Néanmoins Nous ne pouvons pas dire qu'ils ne savent pas faire . La première partie de notre parc nucléaire 900 MW est sous licence W...

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