Pourquoi les fonds activistes préoccupent tant en France

Le gendarme français des marchés financiers a publié ses propositions, très attendues, pour encadrer davantage l'activisme actionnarial. Depuis quelque temps en effet, les initiatives bousculant les fleurons de l'économie française se multiplient, à l'image de l'affrontement entre le fonds britannique Amber Capital et le groupe Lagardère. Si la crise du coronavirus a stoppé net l'élan des fonds activistes, ces derniers pourraient, dans un second temps, profiter des prises de participation à moindre coût.
Juliette Raynal
Arnaud Lagardère est confronté à une fronde de son premier actionnaire, le fonds activiste britannique Amber Capital, qui veut l’éjecter de son fauteuil de gérant.
Arnaud Lagardère est confronté à une fronde de son premier actionnaire, le fonds activiste britannique Amber Capital, qui veut l’éjecter de son fauteuil de gérant. (Crédits : Charles Platiau)

La position de la France en matière d'activisme actionnarial est enfin fixée. La semaine dernière, le gendarme de la Bourse a publié ses recommandations sur le sujet. Très répandue aux États-Unis et plus largement dans le monde anglo-saxon, cette pratique est en revanche récente en France et fait l'objet de nombreuses critiques. Elle désigne le comportement que certains investisseurs, alors qualifiés de fonds activistes, peuvent adopter en prenant des participations dans des entreprises pour exercer une action visant à modifier ou faire évoluer leur stratégie ou leur gouvernance.

Ces investisseurs sont notamment redoutés par les entreprises lorsqu'ils sortent du dialogue privé et mènent des campagnes publiques pour mettre en lumière certaines failles, comme la mauvaise performance d'un dirigeant, une stratégie inadaptée, la gouvernance mise en place, la composition du conseil d'administration ou encore la structure juridique choisie et la façon dont les dirigeants sont rémunérés. Leur objectif final étant de faire adopter des dispositions qui permettront d'améliorer la performance de l'entreprise et de bénéficier de l'augmentation de son cours sur les marchés à l'occasion d'une revente du capital.

Dernier exemple en date, l'affrontement entre Arnaud Lagardère et le fonds britannique Amber Capital, détenteur de 18% du capital de son groupe. L'investisseur souhaite, à l'occasion de l'assemblée générale du 5 mai, renouveler l'ensemble du conseil de surveillance, accusé de ne pas avoir été suffisamment vigilant à l'égard de l'héritier de Jean-Luc Lagardère aux manettes d'Hachette, du JDD, de Paris Match, d'Europe 1 ou encore des boutiques Relay.

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"Le message principal de notre communication sur l'activisme actionnarial, c'est que nous disposons d'un cadre réglementaire satisfaisant [pour encadrer cette pratique, Ndlr]. Nous ne souhaitons pas le modifier en profondeur car ce serait au détriment des investisseurs actifs", a commenté Robert Ophèle, le patron de l'Autorité des marchés financiers (AMF) lors d'une conférence de presse téléphonique mercredi 29 avril. "Nous sommes vraiment en faveur des investisseurs actifs. Le terme activisme a, lui, une connotation péjorative. Et, parfois, la frontière entre les deux [actif et activiste, Ndlr] est difficile à tracer", a-t-il poursuivi.

Il n'existe pas, en effet, de définition juridique pour l'activisme actionnarial qui se rapproche parfois de l'engagement actionnarial, pratiqué par des investisseurs actifs qui prennent position sur des enjeux Environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) et exigent des entreprises visées qu'elles améliorent leurs pratiques dans la durée.

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Des modifications à la marge

Pour ne pas pénaliser les investisseurs actifs, le régulateur propose donc des modifications à la marge. Il s'agit notamment d'abaisser le seuil à partir duquel les prises de participation doivent être rendues publiques. Seuil situé actuellement à 5%. "Il faudrait qu'il puisse être abaissé comme c'est le cas dans différents grands pays européens", a précisé Robert Ophèle sans se prononcer sur un pourcentage en particulier. Autre recommandation : rendre public le franchissement des seuils statutaires qui ne sont aujourd'hui connus que des émetteurs. L'AMF entend également compléter sa doctrine pour rassurer les entreprises cotées souhaitant apporter des informations nécessaires au marché en réponse à des déclarations publiques, et ce, même durant la fameuse "quiet period". Le gendarme de la Bourse souhaite enfin gagner en réactivité et en efficacité pour intervenir "lorsque des campagnes sont déclenchées avec des informations qui ne sont pas exactes".

Les conclusions de l'AMF, initialement attendues pour la fin mars mais retardées par la crise du coronavirus, viennent clore des débats passionnés autour des fonds activistes. "L'année 2019 a donné lieu en France a des débats sans précédent sur le comportement des fonds dits activistes et la nécessité de mieux encadrer ces pratiques", rappelle ainsi en préambule le gendarme des marché financiers. En l'espace de quelques mois, pas moins de quatre rapports (d'Eric Woerth à l'Assemblée nationale, du Club des juristes, de l'Association française des entreprises privées et d'Europlace) ont ainsi été publiés sur cette question.

Plus de symétrie et de transparence

Relativement similaires dans leurs conclusions, ces différents travaux appelaient essentiellement à plus d'équilibre et de symétrie d'information entre les entreprises émettrices et les actionnaires et plus de transparence vis-à-vis de leurs positions et  intentions.

"L'activisme actionnarial n'est pas critiquable en soi, mais il faut que la bataille publique se déroule de manière loyale et transparente et que, dans la mesure du possible, le dialogue actionnarial avec l'entreprise soit favorisé en amont de cette bataille", résume à La Tribune Michel Prada, qui a piloté le groupe de travail au sein du Club des juristes.

Comment expliquer une telle mobilisation de la place parisienne sur ce sujet ? "Le rapport a été lancé au printemps 2019 au moment où il y avait des attaques sur plusieurs entreprises françaises", rappelle Michel Prada. À l'époque, le groupe de spiritueux Pernod Ricard est la cible du redoutable fonds new-yorkais Elliott qui détient 2,5% du capital, le réassureur Scor se trouve dans le viseur de Ciam, qui en détient 1,34%, et Amber Capital détient plus de 5% du capital du groupe Lagardère (c'est désormais 18%). Au même moment, dans un entretien à Reuters, le ministre de l'Économie et des Finances Bruno Le Maire promet un dispositif anti-activiste. Une promesse traduite dans les faits par la création, fin janvier, du "Lac d'Argent". Ce fonds d'investissement public voué à atteindre une dizaine de milliards d'euros est destiné à protéger les pépites françaises cotées face à l'appétit de fonds internationaux aux moyens financiers colossaux et à l'importance croissante des fonds activistes.

Montée en puissance des campagnes

C'est bien cette progression des campagnes visant des entreprises françaises qui inquiète.

"Avant 2015, l'activisme actionnarial en Europe se limitait aux campagnes de petits fonds européens. À partir de 2015, les choses ont commencé à changer. Il y a eu un virage et des entreprises de renom ont commencé à faire l'objet de campagnes et on a commencé à voir des fonds activistes américains investir dans des entreprises européennes. Au début, ces fonds ciblaient surtout les entreprises britanniques, puis se sont intéressés aussi aux entreprises tricolores", retrace Rich Thomas, associé de Lazard.

Dans l'Hexagone, sept campagnes ont été menées par des fonds activistes l'année dernière, contre trois et quatre en 2017 et 2018, et un rythme d'une campagne annuelle auparavant.

Pourquoi cet intérêt pour les entreprises françaises ? "Les fonds activistes se moquent de la nationalité de l'entreprise. Ce qui les intéressent, c'est la création de valeur et cela n'a pas de frontière", répond Rich Thomas. "L'activisme actionnarial se tourne là où il y a de l'argent. Le Royaume-Uni représente le plus gros marché actions en Europe, mais la France, l'Allemagne et la Suisse ne sont pas si loin derrière et ce sont justement ces zones géographiques qui ont été les plus ciblées l'année dernière", poursuit-il.

Pour Loïc Dessaint, directeur général de Proxinvest, une agence qui conseille les investisseurs sur les votes en assemblée générale, les fonds activistes se sont aussi tournés vers les entreprises françaises parce qu'elles n'ont pas de grands investisseurs fidèles et stables en raison notamment de l'absence de fonds de pension et des nombreuses contraintes pour les assureurs d'investir dans les marchés actions.

Choc culturel et pratiques controversées

Selon lui, la multiplication des rapports sur l'encadrement des fonds activistes est très spécifique à la France et illustre la crainte de voir des habitudes bouleversées dans le monde "assez conservateur et très poli des administrateurs", parfois jugés trop passifs à l'égard des mesures prises par les dirigeants d'entreprise. Ces craintes seraient avant tout le fruit d'un problème culturel.

"Il y a un choc entre, d'un côté, des dirigeants d'entreprise à qui on a appris à contrôler leur actionnariat et, de l'autre, la culture de marché qui est celle des activistes", explique-t-il.

Ces craintes sont aussi alimentées par des pratiques controversées. Souvent désignés comme des fonds vautours, animés par des ambitions court-termistes, les fonds activistes ont parfois recours à des méthodes très agressives. En juillet dernier par exemple, Amber Capital, qui possède 1,9% du capital de Suez, a demandé publiquement aux dirigeants du spécialiste de la gestion de l'eau et des déchets de remettre à plat leur stratégie.

Les campagnes des fonds activistes peuvent prendre bien d'autres formes : de la question qui irrite posée en assemblée générale à la publication d'un communiqué de presse dévastateur sur la vie privée des dirigeants de l'entreprise, en passant par des recours aux régulateurs. Les pratiques de ventes à découvert, qui consistent à parier sur la baisse du cours en Bourse, font également l'objet de vives critiques. Le groupe de grande distribution Casino, visé par le fonds Muddy Waters, en a fait les frais en 2015.

Toutefois l'approche des fonds activistes tend à évoluer. D'abord, certains sélectionnent des entreprises ayant de bons résultats pour les pousser à faire encore mieux. Ils s'orientent également vers des approches plus constructives avec l'idée de travailler avec le management. Plusieurs fonds, qualifiés d'activistes, prennent aussi des parts plus importantes dans les entreprises et s'inscrivent dans la durée. Cela fait maintenant quatre ans qu'Amber est au capital du groupe Lagardère. L'américain Elliott détient 9,54% de Telecom Italia et le fonds ENA Investment Capital détient 14,5% du fabricant de couches belge Ontex.

"Pas de vaccin, mais des mesures préventives"

En parallèle, les entreprises, elles aussi, se sont adaptées, note Rich Thomas.

"Il n'y a pas de vaccin contre les fonds activistes, mais il y a des mesures préventives qui peuvent aider", explique le spécialiste, qui encourage les entreprises à identifier leurs vulnérabilités et à se mettre à la place des actionnaires pour tenter de comprendre quel angle d'attaque pourrait prendre un fonds activiste.

Selon lui, les sociétés négligent encore trop souvent leur gouvernance. En la matière, Air Liquide semble être le modèle à suivre.

"C'est une société qui n'a pas d'actionnaire de référence. Son capital est très ouvert et compte de nombreux investisseurs. Pourtant, elle ne s'est jamais faite embêter par des fonds activistes car elle est tournée vers la performance et a une gouvernance exemplaire. Il y a une remise en cause en permanence. Cela crée une émulation en interne. L'entreprise arrive à dégager de la croissance et à être bien valorisée", souligne Loïc Dessaint.

Un (court) répit donné par la crise du coronavirus

Les recommandations de l'AMF destinées à rassurer les entreprises émettrices ne devraient pas non plus singulariser la place de Paris en territoire "anti-activiste". Le calendrier de leur mise en oeuvre n'est pas encore connu. Certaines relèvent du droit communautaire, d'autres de la législation française et d'autres encore de la soft law.

En parallèle, la crise du coronavirus a coupé net l'activisme actionnarial dans son élan.


"Depuis la flambée de l'épidémie en mars, l'activisme a ralenti de 38% au niveau global comparé à février 2020 et de 27% comparé à mars 2019", souligne Rich Thomas, alors que les nouvelles campagnes visant les entreprises européennes avaient particulièrement augmenté au cours des deux premiers mois de l'année. "Globalement, l'activité à moyen terme restera vraisemblablement modérée alors que les activistes sont confrontés à une volatilité sur les marchés, l'incertitude quant à la durée et la sévérité de la crise ainsi qu'au risque d'être critiqués et qualifiés d'opportunistes et d'égoïstes", poursuit-il.

De quoi donner un peu de répit aux grands groupes cotés, même si une poignée de campagnes s'accélèrent profitant des prises de participation à moindre coût.

"Dès que l'on aura davantage de visibilité sur la reprise de l'économie, les fonds activistes saisiront les opportunités d'investissement, en ciblant notamment les sociétés dont les cours ont beaucoup baissé et où les dirigeants doivent prendre des mesures supplémentaires", met en garde Rich Thomas.

Juliette Raynal

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Commentaires 13
à écrit le 04/05/2020 à 22:43
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Peut-être parce qu'ils détruisent au lieu de créer ? Et je ne parle même pas des emplois. Alors c'est sûr que, lorsqu'on a quasiment plus d'industries, ça inquiète un peu...

à écrit le 04/05/2020 à 17:38
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Dans mon livre MANIFESTE POUR UN SOCIALO CPITALISME A LA FRANÇAISE de 2003 publié en 2.005, J'ai écrit. page 31 et 32. Lorsqu’une entreprise ou un holding financier, par voie d’achat ou d’OPA (Offre publique d’achat), s’attaque à une entreprise ou...

le 04/05/2020 à 19:48
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Plutôt d'accord. Mais il faut ajouter une nuance à "Ce cash pourra venir d’une augmentation de capital, mais pas d’une émission d’obligations lancée en bourse, ou d’un prêt sollicité auprès d’un établissement bancaire." En effet, pour racheter une PM...

à écrit le 04/05/2020 à 16:21
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Pauvre petit qui appelle à l'aide parce que ses performances sont mauvaises et il risque de prendre la porte.... Pourtant c'est ce qu'il fait tous les jours avec les salariés... L'exemple le plus parlant serait Goodyear 2014, rentable mais pas assez...

à écrit le 04/05/2020 à 13:15
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Séparer banques de depots et banques d'affaires ... Le pouvoir est vendu .

à écrit le 04/05/2020 à 12:36
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Pathétique lagardere qui affiche l exploit d avoir dilapidé un empire en moins de 2 décennies et qui est en train de se faire plumer par sa future ex ...quel lose !!!

à écrit le 04/05/2020 à 11:32
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L'Extrème Gauche Communiste Mélenchon, Poutou, Martinez, Besancenot, Arthaud-Laguiller, Beubeu Hamon diabolisent les grands groupes Bouchées de pain pour les concurrents étrangers et fonds : ils vont etre tous gobés comme des mouches : l'extr...

à écrit le 04/05/2020 à 11:31
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il serait temps que les gens se réveillent, qu' ils prennent conscience que nous sommes dans une compétition certes économique où tous les coups sont permis, mais aussi entre ETAT et régime politique ... notre consommation fait partie d' un " merc...

à écrit le 04/05/2020 à 11:10
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Lagardère en photo n'est pas le souci : .Fleuron FR stratégique !! jusque 2001 : mort scandaleuse de Jean-Luc Lagardère Brillant Entrepreneur opération hanche, et sorti mort de l'Hop : faute d'hygiène ( nosocomial ) .Il n'en reste Rien : ...

à écrit le 04/05/2020 à 9:33
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Il est en effet urgent de limiter les champs d'action de ces fonds qui investissent autant en lobby et en communication qu'en actions...quand à l'avenir des entreprises, ce n'est jamais avec une stratégie à long terme. On l'a vu avec Amber/Nexans, E...

à écrit le 04/05/2020 à 9:12
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Parce qu'ils sont autrement plus éveillés, parce qu'il n'y a pas de morale dans la finance et que donc les bons utilisent tous les nombreux outils que celle-ci offre pour faire du fric, il est évident que notre vieille oligarchie financière européenn...

à écrit le 04/05/2020 à 8:57
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on voit ce que ca a donne avec casino/rallye et muddy waters! le gars se met short, fait de l'activisme, l'action chute vu qu'il hurle que c'est quasi en faillite, il rachete tranquilou ses shorts, et va faire son marche ailleurs temps de reaction ...

à écrit le 04/05/2020 à 8:28
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Bienvenue dans le libéralisme sauvage, celui où les états ont complètement et volontairement baissé les bras, et où la finance mondialisée a placé ces plus fervents adeptes à leur tête !

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