Le combat est féroce. Premier actionnaire de Lagardère avec 18% des parts, le fonds activiste britannique Amber Capital cherche à imposer ses vues et à changer la gouvernance au sein du groupe d'Arnaud Lagardère. Le 5 mai prochain, il espère renverser la table lors d'une assemblée générale. Son objectif: remplacer la quasi-totalité du conseil de surveillance, qui représente les actionnaires, par ses propres candidats. En prenant le pouvoir dans cet organe, Amber souhaite profiter de son droit de veto pour bloquer le renouvellement comme gérant d'Arnaud Lagardère en 2021. In fine, il compte le pousser à abandonner le régime particulier de commandite du groupe, qui lui permet de contrôler la société avec seulement un peu plus de 7% du capital.
Pour contrer cette menace, Arnaud Lagardère a fédéré plusieurs soutiens. Il y a d'abord l'ancien président Nicolas Sarkozy et Guillaume Pepy, l'ex-patron de la SNCF, dont il est proche, et qui sont eux-mêmes proches du Qatar. Cooptés au conseil de surveillance, les deux hommes apparaissent comme un moyen, pour Arnaud Lagardère, de préserver le soutien du fonds souverain Qatar Investment Authority, deuxième actionnaire du groupe avec 13% du capital. Deux autres acteurs devraient lui venir en aide. Il s'agit d'une part du milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière, qui a pris 3,5% de Lagardère via sa société Fimalac, et d'autre part Vincent Bolloré, qui en a croqué 10,6% par l'intermédiaire de Vivendi.
Candidat proposé par Amber pour la présidence du conseil de surveillance, Patrick Sayer canarde, dans la dernière ligne droite, le bilan d'Arnaud Lagardère. « Il est vrai que tout président d'une société anonyme, fut-elle familiale, ne serait pas resté en place pendant 15 ans avec de tels résultats... », dézingue-t-il. Pour terminer ce règne, l'ancien patron de la société d'investissement Eurazeo appelle à en finir avec la commandite, un « régime [qui] a protégé depuis trop longtemps une gestion qui n'a pas été performante, au détriment des actionnaires et des collaborateurs ».
LA TRIBUNE - Entre la vente de la participation dans EADS, d'une large frange des médias ou des activités dans le sport, l'histoire récente de Lagardère est celle d'un vaste rétrécissement. Quel regard portez-vous sur l'évolution du groupe, aujourd'hui recentré sur l'édition, avec Hachette, et la gestion de boutiques de gares et d'aéroports (« Travel Retail ») ?
PATRICK SAYER - Il y a eu plusieurs erreurs. Des erreurs stratégiques d'abord. La première, c'est évidemment la vente de la participation dans EADS. Aujourd'hui, EADS [devenu Airbus, Ndlr] est l'un des deux leaders mondiaux de l'aéronautique. Il est évidemment très affecté par la crise du Covid-19. Mais le transport aérien finira par repartir. Il faut d'ailleurs le souhaiter pour l'activité de « Travel Retail ». Ces dernières années, Airbus a su profiter des difficultés du 737 MAX de Boeing. Il a parfaitement su tirer son épingle du jeu. La deuxième erreur stratégique concerne les réinvestissements de Lagardère dans des métiers, comme le sport, qui se sont révélés catastrophiques. Je passe aussi sur la vente à Vivendi de sa part dans Canal+, qui reste une très belle société.
Vous fustigez aussi la manière dont ces ventes ont été effectuées.
Il y a eu des cessions pour le moins curieuses, comme celle, en plusieurs parties, de Elle. Elle, c'est une marque extraordinaire, un titre mondial, et un journal qui s'était engagé sur les questions des droits des femmes. On est rarement gagnant lorsqu'on vend une société par parties.
Que pensez-vous de la manière dont le groupe a mené ses transformations ?
Certains choix interpellent. Il y a d'abord eu des changements incessants de dirigeants et de responsables au sein de plusieurs métiers du groupe. Le nombre de patrons du sport se compte au moins sur les doigts d'une main. Enfin, lorsque Arnaud Lagardère a pris la présidence d'Europe 1 [en 2017, avant de la quitter l'an dernier, Ndlr], nous avons assisté à une valse des animateurs le matin. Pourtant, tous les professionnels le savent : la radio est un média d'habitude. Quand vous changez trop souvent d'animateur, vous risquez évidemment de perdre des auditeurs.
Estimez-vous que la situation financière personnelle d'Arnaud Lagardère - et ses 204 millions d'euros de dettes fin 2017 d'après le Financial Times - a dicté, ces dernières années, une politique de distribution de dividendes trop importante et au détriment du développement du groupe ?
Arnaud Lagardère a effectivement commis une autre erreur. De celle-là, nul ne pouvait a priori lui en vouloir. Mais en 2006, il a cru effectivement bien faire en se renforçant au capital de sa société. Mais il l'a fait à un moment peu opportun, en s'endettant, lorsque les actions valaient beaucoup plus qu'aujourd'hui. Il a depuis besoin d'argent pour rembourser sa banque. Ce qui a débouché sur une structure où la holding prélève les filiales en frais de gestion déconnectés des services rendus, le groupe versant lui-même de trop généreux dividendes, nonobstant les dividendes exceptionnels, à ses actionnaires. C'est doublement nocif. Cela prive les filiales d'un capital dont elles auraient besoin pour se développer. Même si le Travel Retail s'est bien développé, cela fait longtemps qu'Hachette n'a pas fait une opération de croissance externe significative. Il existe pourtant des opportunités. Mais, malgré les discours, Hachette n'a pas eu les moyens de se développer. Enfin, sur un plan strictement financier, imaginez que vous êtes un patron de filiale ; si vous savez que vos résultats vont être aspirés par une pompe à dividendes et frais généraux, êtes-vous réellement encouragé à donner le meilleur de vous-même ? La réponse est non, bien entendu... Il y a ici aussi un problème de gouvernance entre le groupe et ses métiers.
Que préconisez-vous, alors, pour relancer le groupe ?
Il faut changer la dynamique des choses, l'heure n'est d'ailleurs plus à la stratégie. Le groupe dispose de trois grands métiers et de collaborateurs de grande qualité durement éprouvés par la crise du Covid-19. Il va falloir les accompagner pour la reprise de l'activité. La première tâche du conseil de surveillance, c'est d'accompagner les dirigeants pour y arriver. La seconde sera de réfléchir au meilleur alignement d'intérêts des dirigeants, tout en embarquant l'ensemble des collaborateurs dans l'aventure. Sur ce dernier point, je crois beaucoup, par exemple, à l'actionnariat salarié. Le cours de Lagardère étant tombé bien bas, il y a peut-être, sur ce point, pour tous, une opportunité à saisir. Enfin, il faut arrêter ces ponctions sur les métiers du groupe. Il va falloir se mettre à la diète au niveau des frais généraux de la holding.
D'après vous, le principal problème, c'est Arnaud Lagardère ? L'objectif d'Amber est clair : changer la quasi-totalité du conseil de surveillance à l'AG du 5 mai, pour qu'il s'oppose au renouvellement de la gérance d'Arnaud Lagardère en 2021, et le pousser à abandonner la commandite au profit d'un retour à une société par actions. Ce qui reviendrait, in fine, à l'écarter...
Je n'ai rien contre monsieur Lagardère qui s'est toujours montré aimable à mon endroit, et je n'ai, en ce qui me concerne, aucune revanche à prendre.
Reste que vous critiquez fortement son bilan...
Il est vrai que tout président d'une société anonyme, fut-elle familiale, ne serait pas resté en place pendant 15 ans avec de tels résultats... Sauf si, le conseil, usant véritablement de ses prérogatives, avait utilisé de son influence pour éviter les choix malheureux que je viens d'évoquer. Un dirigeant est toujours seul, et le rôle d'un conseil, fut-il de surveillance, c'est d'éclairer ses choix. Concernant la commandite, certains observateurs sont contre de façon quasi religieuse. Ce n'est pas du tout mon cas. En revanche, dans le cas de Lagardère, ce régime a protégé depuis trop longtemps une gestion qui n'a pas été performante, au détriment des actionnaires et des collaborateurs. Je crois donc qu'il faut se résoudre à mettre fin à la commandite, puis ensuite se demander qui est le mieux placé pour gérer ce groupe.
Aux yeux de certains, la stratégie d'Amber ressemble à un coup d'État.
Cela n'a rien d'un coup d'État. Je rappelle qu'il y a deux ans, Amber a demandé à avoir des représentants au conseil. On leur a dit oui. Mais ils n'ont pas été retenus suite au revirement, à la dernière minute, du vote qatari. Amber est tout de même le premier actionnaire du groupe. Ce sont des investisseurs de long terme. Ils le prouvent puisqu'ils sont au capital depuis quatre ans. Ils l'ont montré dans d'autres situations. Dans ces conditions, je ne peux pas laisser dire qu'il s'agit d'un coup d'État.
Amber est un fonds activiste. Son objectif n'est-il pas, à terme, de démanteler le groupe ?
Amber est tout le contraire d'un activiste. C'est encore une fois le premier actionnaire de la société, présent au capital depuis quatre ans. C'est un actionnaire actif, oui, mais certainement pas un activiste. Ceci étant, je n'élude pas votre question qui est essentielle : c'est d'ailleurs la première que j'ai posée. Je ne serais pas allé dans cette bataille si je n'avais pas eu l'assurance la plus claire de Joseph Oughourlian [le président d'Amber, Ndlr] et de son associé Olivier Fortesa, qu'il n'y avait aucun plan de démantèlement du groupe. Nous verrons le résultat du vote du 5 mai. Mais je ne serai pas, en ce qui me concerne, l'artisan d'un démantèlement. Je ne serai pas non plus le bras armé d'Amber, avec lequel - je le dis de la façon la plus claire - je n'ai aucun conflit d'intérêt susceptible d'altérer mon jugement.
De son côté, Arnaud Lagardère a qualifié la campagne d'Amber d'« irresponsable » au moment où le groupe est durement touché par la crise du Covid-19. Patrick Valroff, l'actuel président du conseil de surveillance, parle lui de tentative de « hold-up ». Qu'en dites-vous ?
C'est une blague. J'apprécie beaucoup monsieur Valroff. J'ai travaillé avec lui quand il était le patron de Cacib [la banque d'investissement du Crédit agricole, Ndlr]. Mais à mes yeux, le hold-up, ça fait des années qu'il s'opère sur le dos des actionnaires. Enfin, nous pouvons tous regretter la pandémie qui nous frappe. Mais prétendre qu'Amber interviendrait précisément à ce moment, c'est hélas bien stupide. La réalité est que c'est Lagardère qui a fixé la date de l'assemblée. Pas Amber. Amber a même proposé qu'elle soit repoussée à la fin juin, à un moment où nous y verrions plus clair sur la sortie du déconfinement et les perspectives économiques.
En vue de l'AG du 5 mai, Arnaud Lagardère s'est trouvé des alliés pour vous contrer. D'une part en nommant Nicolas Sarkozy et Guillaume Pepy, proches du Qatar, au conseil de surveillance. D'autre part avec les arrivées au capital de Marc Ladreit de Lacharrière et de Vincent Bolloré. Estimez-vous encore pouvoir l'emporter ?
Plus que jamais. Et ce, pour la bonne et simple raison que nous avons gagné la bataille du sens et de la légitimité. J'en veux pour preuve qu'entre le moment où Amber a annoncé ses résolutions et le moment où Vivendi a annoncé avoir franchi les 10% au capital, le cours de Lagardère a fait plus que doubler. Cela signifie que la Bourse considère que les résolutions proposées par Amber étaient pertinentes. Dès la communication de Vivendi, en revanche, le cours a baissé. Par ailleurs, vous n'obtenez pas, comme ça, le soutien de Proxinvest, ISS ou Glass Lewis [les agences internationales de conseil de vote, Ndlr]. Quand j'étais à la tête d'Eurazeo et que je les avais face à nous, je peux vous assurer que ça n'était jamais une partie de plaisir. Obtenir leur appui, a fortiori lorsque vous vous présentez dans une démarche de remise en cause de la gouvernance, est encore plus difficile.
Sujets les + commentés