L’or bleu : comment calculer la vraie valeur de l’eau

Y aura-t-il un jour – comme aujourd’hui pour les hydrocarbures, les matières premières ou le carbone – un marché mondial de l’eau, avec un prix qui évoluerait en fonction de la rareté ? C’est peu probable selon les spécialistes, tant le calcul de la valeur, qui va au-delà des simples usages, est complexe. Pourtant, en ne prenant pas en compte les avantages que l’eau procure aujourd’hui, les humains la gaspillent et la polluent. Or, elle pourrait venir à manquer demain. (Cet article est issu de T La Revue n°10 - "Pourquoi faut-il sauver l'eau ?", actuellement en kiosque).
(Crédits : Istock)

« La terre est bleue comme une orange », écrivait Paul Éluard dans son recueil, L'Amour la poésie, en 1929. De fait, vu de l'espace, le bleu domine notre planète, signe que l'eau y est abondante. Cependant, 1 % seulement de cette masse est de l'eau douce. Autant dire que pour les près de 8 milliards de terriens, c'est une ressource rare, qui devrait donc avoir un prix élevé, si l'on s'en tient au traditionnel principe de l'offre et de la demande. Or ce n'est pas le cas. S'il y a bien un cours pour le pétrole et le gaz naturel, les matières premières - cuivre, zinc, nickel... -, les métaux rares - cobalt, tungstène ou lithium -, les denrées alimentaires - blé, maïs, sucre et même jus d'orange -, ainsi qu'un cours du coton, du café ou du caoutchouc, sans oublier l'or ni le carbone, tous définis sur des marchés où s'échangent ces produits, physiques ou dématérialisés, rien de tel pour l'eau, si ce n'est, au niveau local ou national, la facture du fournisseur pour l'eau du robinet ou le ticket de caisse pour une bouteille d'eau minérale. Comment cela se fait-il ? « La plupart des gens n'ont aucune idée du volume d'eau qu'ils utilisent quotidiennement, répond le professeur Michael Hanemann, directeur du centre pour l'économie environnementale et les politiques de durabilité à l'université de Berkeley, en Californie. Combien de litres d'eau avez-vous utilisés ce matin pour prendre votre douche ? Pour vous brosser les dents ? Alors qu'avec l'essence, un automobiliste peut savoir, en allant à la pompe, combien il consomme et combien cela lui coûte, c'est beaucoup plus difficile avec l'eau. » Pour Kevin Grecksch, professeur à l'université d'Oxford, au Royaume-Uni, et spécialiste de la science, des politiques et de la gestion de l'eau à la faculté de géographie et de l'environnement, « l'eau, dans les pays développés, en particulier, est tenue pour acquise. Elle est 'courante' et très peu chère. De plus, les consommateurs n'ont aucune idée de son origine. Vient-elle d'une rivière, d'une nappe phréatique, d'un lac ? La source est-elle proche de chez eux ou plus lointaine ? Ils n'en savent rien, ne s'en soucient guère et en conséquence, ils en oublient la valeur ». Pas étonnant, dans ces conditions, qu'ils ne la respectent pas, la gaspillent et la polluent... « Il faut donc éduquer les citoyens pour qu'ils comprennent, dans sa complexité, la valeur de l'eau », ajoute Kevin Grecksch. Mais au-delà de cette sensibilisation, ne serait-il pas judicieux d'attribuer à l'eau une valeur réelle, afin de générer un plus grand respect pour cette ressource ? Sans doute. Mais comment la calculer ?

Les Nations Unies, via l'Unesco, se sont penchées sur cette question, qui a fait l'objet d'un rapport, « La valeur de l'eau », publié en mars 2021 à l'occasion de la journée mondiale de l'eau. La valeur dépasse la simple notion de prix. Bien sûr, le prélèvement, le traitement et le transit de l'eau, pour la consommation, ont un coût, de même que lorsqu'elle est usée, puisqu'il faut la recycler. Mais au-delà des usages quotidiens, la valeur de l'eau vient du fait qu'elle est indispensable, pour les humains et tout le vivant - animaux comme végétaux. De même que pour l'économie. Outre la production de nourriture et de boissons, l'eau est utilisée dans de nombreux processus industriels : elle sert à refroidir les réacteurs nucléaires, à extraire le gaz de schiste, à fabriquer des produits chimiques... Enfin, si elle est source de vie, elle peut aussi tuer, sous forme d'inondations, de sécheresses et de maladies - choléra, poliomyélite, paludisme...

Reconnaître la valeur immatérielle

Pour valoriser l'eau, il faudrait donc reconnaître tous ces avantages et tous ces risques, directs et indirects, qu'ils soient humains, économiques, environnementaux, sociaux ou culturels. Bref, prendre en compte à la fois le matériel et l'immatériel. Mais s'il y a bien un socle de base - le fait que l'eau est indispensable à la vie - sa valorisation est d'autant plus complexe qu'en fonction des conditions de chaque pays, de sa culture et de son économie, les calculs pourraient différer. Pour l'heure, relève d'ailleurs l'ONU, « la reconnaissance, la mesure et la conciliation des multiples valeurs de l'eau restent étonnamment floues ». De ce fait, poursuit le rapport, « l'importance de cette ressource vitale ne transparaît pas de façon appropriée dans l'attention politique et les investissements financiers propres à de nombreuses régions du monde. Cette situation entraîne non seulement des inégalités dans l'accès aux ressources en eau et aux services liés à l'eau, mais aussi une utilisation inefficace et non durable des ressources, ainsi qu'une dégradation des approvisionnements en eau, au détriment de la réalisation de presque tous les objectifs de développement durable comme des droits humains fondamentaux ». Et James Dalton, directeur du programme mondial pour l'eau de l'Union Internationale pour la conservation de la nature (UICN), partenaire de l'ONU, de conclure : « La valeur de l'eau n'est pas juste une question de prix de marché, c'est une question fondamentale de durabilité. Nous devons décider de valoriser l'eau non seulement pour notre usage actuel mais aussi pour ceux qui n'ont pas de voix, les plantes, les animaux et les générations futures. » Reste que les responsables politiques, à l'échelle mondiale, ont encore clairement du mal...

Bien public et bien privé

Faut-il, dans un premier temps, au moins s'appuyer sur les économistes ? Mais là encore, la complexité a de quoi décourager. « L'eau est à la fois un bien public, qui circule à travers une infrastructure faite de tuyaux et de réservoirs, notamment, et un bien privé : ce sont les individus qui boivent une tasse de thé ou arrosent leur gazon », remarque d'abord le professeur Hanemann. De quoi brouiller les pistes pour les calculs. En outre, « les économistes ne raisonnent qu'avec un signal prix, ajoute-t-il. Le prix est sans doute une condition nécessaire, mais pas suffisante pour influencer les comportements et promouvoir la conservation. Il faut souvent combiner prix et quantité. Et à cela doit s'ajouter la notion d'équité ». Il a d'ailleurs défini un système, mis en place par la municipalité de Los Angeles, il y a déjà plusieurs années, et qui fonctionne selon divers critères, dont le lieu de résidence (ombragé ou en plein soleil), la surface (un appartement ou une grande maison avec pelouse), assortis d'un cliquet : le volume de base standard a un prix, les volumes suivants, s'ils sont utilisés, voient leur prix augmenter. « Il y a donc de l'eau pas chère et de l'eau onéreuse », explique le professeur. De quoi garder les prix raisonnablement bas pour ceux qui consomment moins et tenter de faire diminuer la consommation des autres. Mieux, l'argent récolté par le biais des plus gros consommateurs est fléché par la municipalité vers des investissements privilégiant le bien commun. « La notion d'équité et de justice est une partie importante de l'argumentaire », dit-il. D'ailleurs, la consommation d'eau a diminué à Los Angeles...

Mais les consommateurs sont parfois face à des contraintes qu'ils sont dans l'incapacité de gérer. Ainsi, Kevin Grecksch étudie actuellement la production d'eau à Barcelone. Du fait du manque de pluie ces derniers mois, la municipalité a dû avoir davantage recours à une usine de dessalement. Or ce procédé exige beaucoup d'énergie. Les coûts, en dehors de la simple production d'eau douce, sont donc d'autant plus élevés... « En outre, contrairement au pétrole ou au gaz, l'eau est peu transportée, si ce n'est, dans le cas de Barcelone, vers Majorque, lorsqu'elle est en quantité suffisante en ville », dit-il.

Si l'eau est avant tout locale, ne faut-il pas cependant tenter de mettre sur pied des politiques de partage - national, voire international ? En d'autres termes, en l'absence d'une définition de la vraie valeur de l'eau, serait-il au moins possible d'en envisager une meilleure gouvernance, à l'échelle mondiale, qui plus est ? « Compte tenu de la faiblesse des organisations internationales, cela paraît difficile, estime Kevin Grecksch. Les dirigeants ont déjà du mal à lutter contre le dérèglement climatique. Mais une telle initiative sur l'eau aurait toutefois une valeur symbolique. » Une position que partage son homologue de Berkeley. « Une gouvernance mondiale est malheureusement impossible », regrette-t-il ainsi.

Pourtant, une telle gouvernance permettrait peut-être à des pays qui risquent de souffrir de pénurie d'être sauvés. De fait, compte tenu du dérèglement climatique, les experts prédisent que d'ici 2025, plus de 60 % des pays d'Afrique de l'Ouest souffriront de pénurie d'eau, par exemple. De quoi exacerber des tensions déjà existantes entre producteurs agricoles et éleveurs de troupeaux. De quoi, aussi, jeter sur les routes de l'exil les habitants, de plus en plus nombreux, de ces régions... Sans oublier que si ceux des pays développés tiennent l'eau courante pour acquise, dans les pays en développement, ce n'est pas le cas de certaines populations, puisque, dans les campagnes en particulier, l'eau du robinet n'existe pas et il leur faut encore aller la chercher au puits, ou pis, dans un marigot, où elle est stagnante et impropre à la consommation quotidienne... À défaut de gouvernance mondiale, les investissements, dans les pays en développement, doivent se multiplier. Y compris avec l'aide des puissances industrialisées. Le rapport de l'Unesco souligne que « pour la période 2016-2030, fournir un accès universel à l'eau potable et à l'assainissement (objectifs 6.1 et 6.2 des Objectifs de développement durable de l'ONU) dans 140 pays à revenu faible et intermédiaire coûtera environ 1 700 milliards de dollars, soit 114 milliards de dollars par an ». Il enchaîne en notant qu'il « a également été montré que le rapport avantage-coût de ces investissements fournira un rendement positif dans la plupart des régions. Les retours sur investissement en ce qui concerne l'hygiène sont encore plus élevés, car ils peuvent, dans de nombreux cas, améliorer considérablement les conditions sanitaires sans nécessiter d'infrastructures coûteuses supplémentaires ». Toutefois, si l'accès à l'eau potable pour tous est un objectif évident, la question de sa disponibilité à l'avenir reste entière...

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Article issu de T La Revue n°10 spécial "eau" actuellement en kiosque et disponible sur notre boutique en ligne

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Commentaires 2
à écrit le 04/07/2022 à 9:39
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L'eau doit échapper à la régulation par le marché qui signerait l’arrêt de mort des petits au profit des multinationales

à écrit le 02/07/2022 à 13:46
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Dire que l'eau à un prix, c'est privatiser l'avant dernier bien commun de l'humanité. Le dernier sera l'air que nous respirons. Aucun doute qu'un petit génie trouvera un jour le moyen de faire payer sous une forme ou une autre l'action de respirer.....

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