« L’eau est le miroir de nos sociétés » (Erik Orsenna)

Parmi ses multiples casquettes, Erik Orsenna est Président d'Initiatives pour l'Avenir des grands fleuves. Pour T La Revue il explique comment, en abordant la question de l'eau par le biais des fleuves, cela facilite la recherche de solutions concrètes. Explications. (Cet article est issu de T La Revue n°10 - "Pourquoi faut-il sauver l'eau ?", actuellement en kiosque).
(Crédits : Denis Allard/Leextra pour La Tribune)

Académicien, Prix Goncourt, économiste, touche-à-tout brillant, Erik Orsenna est l'auteur de nombreux essais et romans, ainsi que le président d'« Initiatives pour l'avenir des grands fleuves ». Lorsqu'il nous reçoit chez lui, en toute simplicité et convivialité, on devine que l'homme ne s'encombre ni de titres, ni de parcours honorifiques, mais qu'il est animé par l'envie de transmettre et de partager sa passion. Un besoin tout naturel pour cet ancien prof qui manie l'art de conter les vies, les expériences et les savoirs comme personne.

Sa passion ce jour-là - car l'homme en a plusieurs - c'est l'eau ! Celle de sa Bretagne natale et de l'Atlantique sur lequel il aime tant naviguer, celle qu'il a tracée dans le monde entier pour son enquête sur L'Avenir de l'eau parue en 2009 (Fayard), celle qui viendra sans doute à manquer si l'on ne fait rien. Or, selon notre hôte, aborder la question de l'eau par le biais des fleuves facilite la recherche de solutions concrètes. Rencontre pour un entretien aussi vivifiant qu'inspirant.

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LA TRIBUNE- Vous êtes président d'Initiatives pour l'avenir des grands fleuves. Pourquoi avez-vous décidé de vous axer sur la défense des fleuves et de sensibiliser la population aux problématiques de l'eau à travers cette question ?

ERIK ORSENNA- Ce qui est très frappant c'est de voir les incohérences des choix du savoir. On a mis des moyens énormes sur l'espace, mais on ne connaît pas le fond des mers. C'est-à-dire à quelques kilomètres seulement... De même, avec l'avènement des COP, nous avons très vite réfléchi à la qualité de l'air, mais nous ne nous sommes pas intéressés aux océans, et encore moins aux fleuves, qui sont pourtant au cœur de la question de la dépollution. C'est pour cela que, il y a cinq ans, nous avons créé avec Laurence Borie-Bancel l'association pour l'avenir des grands fleuves. Nous comptons vingt savants venus de partout dans le monde qui réfléchissent à l'avenir des fleuves. Pourquoi les fleuves, demandez-vous ? Pour une raison simple : parce que l'eau est une matière, quand le fleuve est un personnage. Vous ne pouvez pas défendre une matière, en revanche il est facile de défendre, d'adopter, de respecter et d'aimer un personnage, un être vivant.

Pourquoi dites-vous qu'un fleuve est un personnage ?

E.O. Le fleuve est une force de vie. Il y a un début, il y a une fin. Il y a un cycle. Ils ont des noms, quand l'air ou l'eau n'en ont pas. Les fleuves ont des légendes, des divinités, aussi. Mon inclination pour les fleuves remonte à très loin, car déjà dans L'exposition coloniale, mon roman goncourisé, le personnage principal est l'Amazone. Le lien entre les fleuves et la mer est indissoluble. Les fleuves sont un moyen concret d'agir sur l'eau. Aborder le problème par ce biais offre des solutions qui peuvent se mettre facilement en place pour peu qu'une volonté existe.

Ce que j'aime dans cette approche par les fleuves c'est qu'elle ouvre le champ des possibles. Le fleuve ou la rivière ne sont pas, comme l'eau, des entités abstraites, mais des personnages de nos quotidiens. La rivière et le fleuve, c'est nous. C'est l'eau qui coule en bas des villages ou au sein des villes. Aussi, il devient plus facile de mobiliser pour cela. Pour simplifier, le discours que j'encourage et que je promeus pour les fleuves est du même ordre que celui qui existe désormais pour les arbres. L'arbre est un être social et vivant. Le fleuve également. Évidemment, dire cela bouscule notre approche descartienne du monde selon laquelle on est puisque l'on pense. Cela est faux, on peut être sans penser.

Peut-on donner une personnalité juridique à un fleuve et qu'est-ce que cela pourrait changer dans notre perception ?

E.O. Le seul fait de reconnaître une existence forcera le respect. C'est plus concret que la grande déesse Gaïa qu'il faut sauver. Nettoyer une rivière c'est possible. La connaissance encyclopédique comme la reconnaissance juridique augmentent le respect. Ce n'est pas un hasard si les villes ont toutes lancé des opérations de reconnexion avec les berges et avec l'eau. Ce n'est pas non plus un hasard si dès qu'un lieu d'habitation est proche d'une rivière, ou d'une forêt, son prix soit plus élevé. Cela correspond à la valeur que l'on accorde à la nature. Il ne reste plus qu'à reconnaître juridiquement cette valeur, pour la rendre plus forte encore.

D'une façon globale, qu'est-ce que le rapport à l'eau et aux fleuves dit d'une société ?

E.O. Question très intéressante qui est à la base de tout. S'intéresser à la façon dont l'eau est produite, à quel prix et au bénéfice de qui, permet de savoir, sans aucune sorte d'erreur, dans quel type de société un pays évolue. Est-ce démocratique libéral, dictatorial, féodal, etc. ? L'eau est le miroir de nos sociétés. Les liens que l'on entretient avec elle disent, en creux, ce que sont nos sociétés. Dans les 110 pays du monde où j'ai eu le bonheur de voyager, cette équation s'est vérifiée.

Quelles sont les lignes de force que vous avez pu élaborer à partir de ce constat ? Quelles sont les différences entre une démocratie et une dictature dans le rapport à l'eau ?

E.O. Pour bien appréhender cette interrogation, il convient d'abord d'envisager les grandes masses. Ce qui ressort c'est que, désormais, il n'y a plus de classe moyenne pour l'eau. Les inégalités se creusent de façon colossale et la règle est la suivante : plus un pays a de l'eau, plus il en aura, et, inversement, moins un pays a de l'eau, moins il en aura. Dans un étrange écho avec la société, la classe moyenne de l'eau a disparu. Les plus riches devenant toujours plus riches, les plus pauvres toujours plus pauvres.

Cela engendre plusieurs conséquences. Il est difficile d'avoir une démocratie quand les classes moyennes disparaissent. Aussi, au niveau global, le rapport à l'eau va se tendre et devenir plus conflictuel. Cela signifie que cette inégalité dans l'espace est consubstantielle à une inégalité dans le temps avec des moments différents de déferlement de l'eau, enchaînements de phénomènes extrêmes où des inondations succèdent à des sécheresses. Cela survient partout. Il y a régulièrement des centaines de morts lors d'inondations en Allemagne.

Les fleuves sont victimes d'une double attaque. D'abord les glaciers qui fondent et qui pourraient pour certains, un jour, disparaître totalement, rendant ainsi les fleuves qu'ils alimentent obsolètes et modifiant considérablement notre rapport à l'eau. L'autre biais est celui de la déforestation qui, elle aussi, est terrible pour l'état des fleuves. Ces deux sources que sont les glaciers et les forêts sont menacées. Par les démocraties autant que par les dictatures. L'Ouest africain, en Guinée, est une des premières régions à se retrouver face à ce problème. Mais tout le monde peut avoir à y faire face dans les années à venir. Les fleuves Niger et Sénégal sont au cœur de cela. Gardons à l'esprit que notre consommation d'eau augmente de 1 % par an. Comment cela est-il tenable ?

Quelles actions l'association mène-t-elle ?

E.O. La première chose que nous avons voulu faire est d'établir un diagnostic. Le premier diagnostic majeur est simple : tous les deltas du monde, sans exception, sont menacés. Cinq cents millions d'êtres humains habitent les deltas, et tous sont donc sous la menace. La moitié de la Louisiane est en dessous de l'eau, le Vietnam n'a plus assez d'eau pour cultiver son riz, le Bangladesh sera sous l'eau dans les trente à cinquante ans à venir, soit 60 millions d'humains.

Pourquoi ? À cause de l'action des hommes. En multipliant les barrages en amont, le débit s'amenuise, et la force de l'eau douce est moindre pour résister à la montée de l'eau salée. Deuxièmement, les deltas étaient des lieux où la végétation était luxuriante. Problème : le fait de venir forer dessus pour trouver du pétrole a détérioré complètement la mangrove qui protégeait contre la montée des océans.

Le deuxième diagnostic porte sur la qualité des eaux. Il dépend des terriens et d'eux seuls de faire en sorte que l'océan ne soit plus une poubelle. D'où la charte que nous avons proposée aux municipalités avec la fondation Tara. J'ai participé à un prélèvement à l'embouchure de la Seine : il y avait du plastique partout. Poser ce diagnostic permet à chacun de prendre conscience qu'il est l'un des pollueurs du fleuve ou de la rivière qui coule en bas de chez lui. Certaines municipalités ont refusé de signer cette charte. Nous travaillons sur trois leviers d'action : la gouvernance des fleuves, la santé des hommes et des écosystèmes fluviaux et les relations entre terres, fleuves et océans.

Que proposez-vous dans cette charte ?

E.O. Que chaque municipalité prenne l'engagement de tout faire pour que les plastiques ne soient plus déversés dans le fleuve. C'est la seule solution. Signer la charte est une première étape. Ensuite, il faudra surveiller les mises en œuvre concrètes. Aborder ce problème à travers le plastique dans les fleuves est du même ordre que de parler du sixième continent. Il nous faut des images fortes, parlantes, et qui par leur puissance entraînent la mise en mouvement et des actions. Nous n'avons plus le temps ! Le sixième continent est lié à la pollution des fleuves. Au-delà de ces diagnostics, il convient aussi de faire œuvre de pédagogie à tous les âges.

Nous parlions des fleuves dans nos villes, quid de la question de l'irrigation agricole ?

E.O. C'est en effet l'un des enjeux des années à venir. Sans eau, il n'y a pas d'agriculture. Comment faire maintenant, mais aussi sur le long terme ? La solution à court terme serait de pomper les réserves jusqu'à plus soif, si j'ose dire. Évidemment, cela serait une très mauvaise idée. Donc, que faire ? Les réponses sont multiples et doivent s'envisager simultanément. Il convient de s'intéresser à de nouvelles cultures qui sont moins consommatrices d'eau (lire notre article sur l'aquaponie page 116). De plus, il faudra à l'avenir parvenir à distinguer les différents types d'eau. Lors des ruissellements majeurs, il faut réserver cette eau pour qu'elle puisse servir plus tard.

Ensuite, vient la question des mares. Lors d'un voyage sur des routes départementales entre Toulouse et Bordeaux, je me suis aperçu que devant chaque ferme, il y avait une mare. La mare est un gîte larvaire. Tout le monde trouve que la petite mare pour chaque ferme est une excellente idée. Pourquoi pas, sauf que le gîte larvaire ce sont les insectes qui vont nourrir les moustiques qui deviennent dangereux. L'épidémie aurait pu venir des moustiques. Tout cela pour dire quoi ? Que les réserves d'eau plus grandes, qui sont un peu plus éloignées, et contre lesquelles certains écologistes sont vent debout, peuvent aussi être un outil contre cette diffusion des virus par des moustiques qui, au maximum, volent un kilomètre. Tout est imbriqué, c'est ce que j'essaye de montrer depuis tant d'années.

Comment définir l'eau aujourd'hui ? Est-ce un bien commun ? Peut-on réellement la protéger ?

E.O. J'ai écrit dans L'avenir de l'eau en 2009 quelque chose qui m'a valu des débats mais que j'assume toujours, c'est que Dieu, s'il existe, a créé certes l'eau, mais n'a pas pensé, ni aux tuyaux, ni aux filtres. Cela appartient aux hommes. Cela m'amène à l'une de mes convictions profondes : il convient d'entrer dans l'ère des créateurs de solutions. Entre les ONG, les États et les entreprises qui se renvoient la balle de ce qu'il faudrait faire ou ne pas faire, il convient que les créateurs de solutions soient mis au cœur et que l'on puisse confronter, analyser et mettre en place ce qu'ils avancent. Ensuite, l'eau est évidemment un bien commun. Reste à savoir comment nous devons le gérer. Je ne suis pas un ayatollah de la gestion municipale versus une gestion privée contrôlée où l'on peut arrêter la concession à tout moment. Le secteur public n'a pas le monopole du service public.

Peut-on attribuer une valeur à l'eau ?

E.O. Je suis devenu ami avec Xavier Beulin (président de la FNSEA de 2010 à 2017, N.D.L.R.) car il demandait la mise en place de compteurs dans l'agriculture. Tout ce qui a une nécessité a une valeur. Dire que l'eau est gratuite n'est pas sain. Que des solidarités permettent de rendre non payants les cinquante premiers litres est une évidence, mais dire que l'eau est gratuite charrie un autre sens. Il convient donc de mesurer ce que l'on prend. Cela a un coût. Libre ensuite de pratiquer des exonérations, mais il y a bel et bien un coût. Ne pas le savoir est une erreur fondamentale ! La démocratie est une transparence.

Pourrait-on imaginer demain d'aller vers une quantité d'eau allouée à chaque citoyen ?

E.O. Pourquoi pas ? Il y aurait une certaine logique à ce que l'eau ne soit pas payée de la même façon selon qu'elle serve à se laver ou à remplir une piscine.

Cela peut-il être efficace ?

E.O. La situation dans laquelle nous nous trouvons nécessite que tous les leviers soient actionnés en même temps. La prise de conscience et les premières mesures seront forcément perçues comme violentes car comment expliquer que l'on arrose un golf quand il y a un manque dans les villages alentour ? La tension est là. Dans nos usages. Nous allons être confrontés à une obligation de résultat.

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Article issu de T La Revue n°10 spécial "eau" actuellement en kiosque et disponible sur notre boutique en ligne

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Commentaire 1
à écrit le 26/06/2022 à 20:46
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Tant que cela ne tombe pas dans un monde où tout doit être transformé en monnaie avant la moindre distribution, je n'y vois pas d'inconvénient!

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