Quand la Fed s'alarme des conséquences de sa politique trop accomodante

Des responsables de la banque centrale américaine s'inquiètent du cap monétaire de l'institution. Ils craignent que sa politique accommodante d'argent bon marché, censée épauler la reprise économique favorise l'essor de bulles spéculatives.
Ben Bernanke, le président de la banque centrale américaine. Copyright Reuters

La politique de liquidités à bon compte des Etats-Unis risque-t-elle d'accoucher de nouvelles bulles spéculatives? Oui, et c'est la Fed elle-même qui en convient. En publiant la semaine dernière les minutes de son Comité de politique monétaire des 29 et 30 janviers, la banque centrale américaine a évoqué "l'inquiétude" de certains de ses membres vis-à-vis de sa politique dite de "quantitative easing" ("assouplissement monétaire").

Initié en 2008, ce programme repose sur l'achat de centaines de milliards de dollars de titres adossés à des créances hypothécaires et de bons du Trésor. Depuis septembre, la Fed achète ainsi chaque mois en moyenne 85 milliards de dollars de ces actifs. En maintenant parallèlement ses taux proches de zéro, elle souhaite ainsi pousser les banques à réactiver le levier d'un crédit grippé par la crise, et favoriser ainsi la reprise de l'économie.

Or, selon les minutes, certains membres de la banque centrale ont jugé que "la poursuite de ces rachats pourrait encourager les marchés à adopter un comportement susceptible de saper la stabilité financière". Ce qui, en d'autres termes, pousse l'institution à mettre un terme plus tôt que prévu à cette politique de soutien.

Un bilan multiplié par trois

Cette annonce a immédiatement jeté un froid sur les marchés. Le même jour, le Dow Jones et le Nasdaq ont lâché respectivement 0,77% et 1,53%. Et pour cause : jusqu'à présent, la Fed avait promis de tenir le cap de sa politique monétaire tant que le taux de chômage serait au-delà des 6,5% -contre 7,9% actuellement-, et que l'inflation serait maîtrisée. Le problème, c'est que la reprise américaine n'est pas aussi bonne qu'espérée. Aussi, selon plusieurs spécialistes sondés par La Tribune, un réel recul du chômage pourrait bien prendre deux voire trois ans... Pour les responsables de la Fed, il n'est visiblement pas imaginable de continuer aussi longtemps dans cette voie, qui, en définitive, revient à faire tourner la planche à billets en inondant l'économie de liquidités.

En cinq ans, le bilan de la Fed est ainsi passé de 900 à 3.097 milliards de dollars. Résultat, certains de ses responsables craignent d'alimenter de dangereuses bulles spéculatives. De leur côté, les investisseurs - particuliers, banques, sociétés d'assurances, fonds de pension, devenus mécaniquement "plus riches" - cherchent à investir leurs abondantes liquidités.

L'or flambe                                                                                                                                                                                                                                                                    
Parmi les placements privilégiés, les matières premières figurent en bonne place. Et l'or fait figure de favori. L'once de métal jaune se négocie actuellement à près de 1.600 dollars, contre environ 600 dollars en 2007. La publication des minutes de la Fed a eu un effet immédiat sur cette traditionnelle valeur refuge dont le prix est tombé au plus bas depuis sept mois, à 1.555 dollars. Analyste chez VTB Capital, Andrey Kryuchenkov a constaté que des fonds spéculatifs "ont massivement liquidés leurs positions" à l'achat pour se procurer des liquidités. Les mêmes fluctuations ont été constatées pour les autres métaux précieux comme l'argent, le platine ou encore le palladium. Selon Fabrice Couté directeur général de CMC Markets France, les métaux non ferreux comme le zinc, le cuivre ainsi que toutes les matières agricoles figurent également dans le collimateur des spéculateurs.

Les pays émergents, eux-aussi, aimantent ces fonds. Economiste à l'OFCE, Christine Rifflart cite notamment l'Amérique du Sud (le Brésil en tête), l'Asie du Sud-Est (avec l'Indonésie, Singapour et la Thaïlande) ou la Turquie. "Le 'quantitative easing' a ainsi fait apparaître des flux de capitaux très importants vers les pays émergents", expliquait dans nos colonnes Patrick Artus, directeur des études économiques de Natixis, début 2011. Il estimait qu'en moyenne, leurs montants avoisinaient les 150 milliards de dollars par mois. Si initialement, ces pays voyaient ces capitaux d'un bon ?il, des tensions sont rapidement apparues. "A la différence des investissements directs, dans des usines par exemple, il s'agit le plus souvent d'investissements financiers visant des profits de court terme. Ceux-ci peuvent donc être retirés aussi vite qu"ils sont arrivés", souligne Christine Rifflart. "Le Brésil, qui a vu sa monnaie grimper avec cet afflux de dollars, s'en est d'ailleurs inquiété. Et le gouvernement a pris des mesures pour taxer ces capitaux", ajoute-t-elle.

De fait, la survalorisation du real consécutive à ces prises de participations a plombé l'industrie du pays. A tel point que dans certains cas, il est devenu plus rentable d'acheter des automobiles à l'étranger plutôt que celles fabriquées sur place! Entre janvier et août 2011, le nombre de voitures étrangères arrivées dans le pays a augmenté de 45%, et le montant total des licences d'importation pour cette même année a frôlé les 20 milliards de dollars.

La bulle immobilière chinoise

L'afflux de capitaux tous azimuts peut donc faire office de bombe à retardement. Le cas chinois en témoigne. Fabrice Couté le rappelle : "En 2008, au moment des Jeux Olympiques de Pékin, la Chine était à son zénith. Mais la crise est arrivée, et certaines valorisations ont subitement fondues de 50% à 80%."

Alors que les économies occidentales passaient toutes dans le rouge, Pékin, soucieuse de préserver sa croissance, a pratiqué une énorme politique de relance keynésienne. En 2009, le gouvernement a ainsi injecté 4.000 milliards de yuans (392 milliards d'euros) dans l'économie.

Refroidis par la Bourse, les investisseurs ont alors investi ces liquidités dans la pierre. Une bulle immobilière est ainsi apparue. Dorénavant, "le poids de l'immobilier dépasse 15% du PIB contre 13% du PIB espagnol au plus haut de la bulle", a constaté au Point.fr Jean-Luc Buchalet, cofondateur du cabinet de recherche économique et financière PrimeView et coauteur de "La Chine, une bombe à retardement" (Ed. Eyrolles).

Autre conséquence visible de cette abondance de liquidités, 2013 a sonné le retour des grandes fusions et acquisitions. On peut citer le rachat récent du fabricant de PC Dell pour 24 milliards de dollars, celui du producteur de ketchup Heinz pour 28 milliards, ou la fusion à 11 milliards entre American Airlines et US Airways. Depuis le 1er janvier, le volume de fusions et acquisitions d'entreprises outre-Atlantique a atteint 219 milliards de dollars, selon la société d'études Dealogic.

"De fait, le contexte est propice aux regroupements, analyse Christine Rifflart. Beaucoup de grands groupes ont énormément de cash et ne savent qu'en faire. Elles sont largement bénéficiaires avec des taux de marges élevés. En attendant que l'investissement reparte, ces sociétés bénéficient donc d'une fenêtre de tir extrêmement favorable pour ce type d'opération."

Toutefois, ce type de regroupements ne peut-il pas déboucher sur des restructurations et plomber l'emploi? "Le risque est bel et bien là", insiste Christine Rifflart, qui souligne que les créations de postes demeurent très faibles aux Etats-Unis. Effectivement, le pourcentage d'Américains ayant un emploi n'est que 58,5%, contre 63,3% en 2007, avant la crise.

Le spectre du krach obligataire de 1994

Dans ce contexte, les coups de semonce de la Fed sonnent comme un avertissement, même si Ben Bernanke, le président de l'institution, a rappelé mardi que la Fed maintiendrait le cap de sa politique monétaire pour ne pas affoler les marchés. Il n'en reste pas moins que "depuis deux mois, la banque centrale a fondamentalement changé sa communication, relève Bruno Cavalier, chef économiste chez Oddo Securities. Elle ne veut pas être confrontée à un krach obligataire comme celui de 1994."

A l'époque, la Fed a voulu interrompre une politique monétaire accommodante destinée à soutenir l'immobilier. Pour ce faire, elle avait remonté ses taux d'un quart de point, à 3,25%. Mais au grand dam de l'institution, les opérateurs n'avaient pas anticipé la man?uvre. Les investisseurs se sont ainsi débarrassés massivement de leurs titres de dettes, provoquant une chute du marché obligataire.

Selon Bruno Cavalier, la Fed cherche donc à piloter au mieux les anticipations des acteurs économiques, en leur signifiant bien que cette politique de liquidités à bon compte ne durera pas. Et leur préciser, si besoin était, que le "quantitative easing" demeure une mesure exceptionnelle.

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