Les trente ans qui ont changé la vie de la famille Wang

Le geste est tendre. Wang Dongcheng a posé sa main sur la cuisse de son beau-père. Ming Shuli est assise à la gauche de son père. Ils sourient tous les trois un peu, presque imperceptiblement, mais suffisamment pour sentir l'affection qui les unit. Wang Xinke se tient debout derrière eux, froid et fier à la fois. Trois générations autour d'un même canapé, trois générations dont le quotidien de ces trente dernières années a été bouleversé par l'intense développement de leur pays.« L'un des principaux changements par rapport à 1978 est que quasiment personne n'avait de voiture et que tout le monde n'avait pas de bicyclette », se souvient Wang Dongcheng, 55 ans. « Il n'y avait pas d'embouteillage ou plutôt si, mais de vélos, et les transports en commun étaient catastrophiques. C'était une autre ville. » Les quatre membres de la famille en rigolent tous ensemble et commencent à se remémorer leur vie d'alors que Wang Xinke, né en 1982, a parfois peine à s'imaginer. « Lorsque nous avons acheté notre première télévision en 1983, ça a été une véritable fête », raconte Ming Shuli, 52 ans. « Quasiment personne n'en avait à l'époque et surtout pas une télé couleur. C'était le premier modèle qui venait du Japon. Nous avons dû faire la queue pendant des heures pour obtenir un ticket qui nous donnait ensuite le droit d'aller l'acheter. » Son mari acquiesce. « Elle nous a coûté 1.300 yuans. C'était très cher. À l'époque, nos salaires respectifs atteignaient tout juste 60 yuans, plus 100 à 200 yuans de primes mensuelles. Mais elle fonctionne toujours, alors que nous avons dû changer au bout de cinq ans notre deuxième poste acheté en 1999? »Ming Yuanchun se rappelle très bien de cette époque où les tickets de rationnement rythmaient les vies des uns et des autres. Cet ancien paysan a quitté son Hebei natal (la province qui entoure Pékin) en 1952 pour devenir maçon. Le jeune homme d'alors ? il avait 26 ans ? a fait « comme tout le monde pour avoir un vélo neuf?: j'ai attendu la tombola?! Nous n'avions pas le droit d'acheter de voiture ou de vélo neuf individuellement. Dès que l'entreprise en recevait, elle organisait une tombola. Les gagnants repartaient avec un ticket leur permettant d'acheter un vélo pour environ 120 yuans. Du coup, presque tout le monde roulait avec des vélos d'occasion ». bol de « mifan » à chaque fin de repasLes tickets de rationnement, supprimés il y a déjà vingt ans, ont laissé un souvenir vivace chez les gens du peuple. « La Chine n'avait pas assez de biens et de nourriture pour toute la population », raconte la femme de la maison. « Nous avions peu d'argent mais c'était déjà trop par rapport à ce que l'on pouvait acheter dans les magasins?: ils étaient vides. Nous faisions donc la queue pendant des heures avec nos tickets. » Le riz blanc, le célèbre bol de « Mifan » qui conclut aujourd'hui tous les repas des Chinois, n'était alors quasiment jamais présent sur les tables pékinoises. « Nous mangions peu de viande et, lorsque c'était le cas, toujours du porc. L'agneau était réservé aux musulmans. Aujourd'hui, oui, notre niveau de vie a beaucoup progressé. Nous mangeons et nous pouvons acheter de tout. Mais nous nous rendons rarement au restaurant, cela reste trop cher. »Le bol de nouilles y est vendu 5 yuans (0,5 euro). Il y a un an et demi, le même plat ne coûtait que 3 yuans. « Les revenus de nos trois retraites nous permettent de vivre, pas de vivre bien », précise Wang Dongcheng. Depuis que le couple est à la retraite, ses revenus ont pourtant progressé. En Chine, la vie active se termine à 55 ans pour les hommes et à 50 ans pour les femmes et les pensions versées par l'État sont plus élevées que les salaires. Lorsqu'il travaillait dans une usine de test d'équipement automobile, son dernier salaire s'élevait à 800 yuans (80 euros). Il en reçoit aujourd'hui deux fois plus. Les pensions de sa femme et de son beau-père sont également plus importantes que leurs derniers salaires.La famille ne fait pas mystère de ses revenus actuels. « Nous devons vivre tous les trois avec 4.700 yuans (470 euros) par mois. » Pas de quoi faire de folie pour prévenir les coups durs, pas de quoi non plus pouvoir vivre chacun dans son appartement. Ming Shuli partage donc son appartement de 100 m2 avec ses trois hommes?: son père, son mari et son fils. Elle l'a acheté 21.000 yuans à son entreprise. Ils s'y sont installés en 1997. « Notre vie s'est alors grandement améliorée », admet Wang Dongcheng. « Lorsque j'ai rencontré ma femme en 1978, je vivais dans une pièce de 20 m2 dans une baraque en briques construite au milieu d'une cour carrée traditionnelle que plusieurs familles se partageaient. Je la louais 2 ou 3 yuans par mois. Dès notre mariage en 1981, ses parents sont venus vivre avec nous et nous avons donc rajouté une pièce supplémentaire pour garder notre intimité. Mais ensuite nous avons vécu et dormi avec notre fils. » Cette maison ne possédait pas de toilettes privatives, elle était chauffée par un poêle à charbon et l'eau n'arrivait dans le coin cuisine que grâce à un tuyau raccordé au réseau d'eau municipal. « J'aimerais bien habiter seul »Ce modèle de vie familial est en train de disparaître. Après avoir goûté, durant la Révolution culturelle, à la cohabitation à cinq, voir dix familles, les Pékinois s'entassent dans des barres d'immeubles de six à trente étages. « J'aimerais bien habiter seul lorsque je me marierai », avoue Wang Xinke. « Tout dépendra pourtant des loyers car ils ont quasiment doublé ces dernières années et pour le moment je ne peux pas me payer grand-chose aux alentours du troisième périphérique, c'est-à-dire à moins de six ou sept kilomètres de la Cité interdite. » Ingénieur informatique, il touche pourtant 3.100 yuans par mois, soit quasiment quatre fois plus que le plus haut salaire jamais touché par son père. Ce bond en avant, directement lié à la hausse foudroyante du niveau de vie, explique les difficultés financières de ses parents.« Pour atteindre un tel salaire, j'ai dû changer de nombreuses fois d'emploi depuis que j'ai obtenu mon diplôme en 2002. Je vais ailleurs dès que les horaires sont trop longs et que la rémunération ne correspond pas à la quantité de travail demandée. » La naïveté et la chance de leur fils font sourire ses parents. « Moi, je n'ai jamais changé d'entreprise, de 1952 à 1987, car ce n'était pas bien vu », tonne son grand-père. « Mais c'était une autre époque », modère son père. « Notre vie était totalement dirigée par notre unité de travail, notre entreprise. C'est elle qui nous choisissait à la sortie de nos études, nous n'avions pas le choix?; c'est elle qui gardait nos documents officiels?; c'est elle qui versait notre retraite?; c'est elle qui nous trouvait un logement. En contrepartie, elle n'avait pas le droit de nous licencier. Ces responsabilités reposent aujourd'hui sur les épaules du gouvernement et nous avons donc plus de choix, mais la vie est beaucoup moins sûre. »Lorsqu'on leur parle du développement de la Chine, des statistiques qui laissent apparaître une croissance économique vertigineuse depuis « la réforme », les visages se ferment. « Nous ne sentons pas cette richesse, nous ne l'avons pas connue. Nous ne sommes que d'honnêtes ouvriers au service de la Chine. Nous avons fait ce que l'on nous a dit de faire. » Après un silence, le regard droit, Wang Dongcheng ose une critique?: « Nous ne sommes pas des businessmen. » Sa femme laisse échapper une moue de désappointement et regarde par la fenêtre. Dehors, la lumière du jour commence à baisser. L'odeur de la soupe de légumes parvient de la cuisine, l'heure du dîner approche. n
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