« L’antisémitisme a muté » (Michel Wieviorka, sociologue)

Le sociologue Michel Wieviorka analyse l’évolution des phénomènes de haine des Juifs au regard des mobilisations étudiantes pro-palestiniennes en France et aux États-Unis.
Michel Wieviorka, sociologue.
Michel Wieviorka, sociologue. (Crédits : © LTD / BALTEL/SIPA)

Les mouvements étudiants ont toujours véhiculé des significations multiples, ils ne sont jamais réductibles à une seule. D'une part, ils présentent une spécificité universitaire et mettent en jeu l'enseignement supérieur et la recherche. Ils portent alors diverses demandes, les unes limitées, « des gommes et des crayons », disait-on dans les années 1960, des moyens pour étudier, des conditions d'existence décentes, les autres plus ambitieuses car mettant en cause la production et la diffusion des connaissances.

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D'autre part, le sens de leur action peut exister en dehors de l'enseignement supérieur, et porter sur des enjeux géopolitiques : à la fin des années 1960 la guerre du Vietnam, aujourd'hui celle d'Israël à Gaza. On notera que le mouvement étudiant de Mai 68 en France a été bien plus une « brèche » culturelle, comme a dit Edgar Morin, mettant en cause le fonctionnement des universités et le pouvoir politique, qu'une contestation de la guerre du Vietnam.

Il arrive que les significations internes et celles qui concernent l'extérieur des établissements universitaires s'articulent, par exemple quand des étudiants demandent à la direction de Sciences-Po de rompre toute relation académique ou économique avec Israël.

Si la vague étudiante actuelle est mondiale, elle n'en diffère pas moins d'un pays à un autre. Aux États-Unis et en France, la question israélo-palestinienne est centrale, projetant sur leurs sols, non sans ignorance et distorsions, des données de la situation proche-orientale. Mais la force de la mobilisation diffère, y compris quand il s'agit de l'antisémitisme qui sourd ici et là, éventuellement sous couvert d'antisionisme, et qui dans la vie universitaire n'a pas la même signification dans les deux cas.

Aux États-Unis, il existait avant le 7 octobre dernier. Les Juifs dans ce pays ont été autrefois discriminés, jusque dans les années 1960, notamment pour l'accès aux universités ; c'est fini. La population étudiante et enseignante a évolué, les politiques d'affirmative action y contribuant largement depuis les années 1970. Reste que, de façon générale, les Juifs américains sont de plus en plus souvent tenus pour des Blancs, des oppresseurs des minorités, notamment noires. Avant d'être liée au conflit israélo-palestinien, la question juive renvoie donc à la question noire, aux relations complexes entre les deux groupes, et aux évolutions de la société américaine. Il n'est pas étonnant que Black Lives Matter, à Boston, ait appelé ses militants à se joindre aux étudiants sur les campus. Les racistes de l'alt-right et les étudiants propalestiniens les plus radicalisés convergent ici dans la haine des Juifs.

Ce n'est pas un hasard si le mouvement s'est constitué d'abord rue Saint-Guillaume à Paris, dans une institution dont la crise est patente

En France, la question juive tient davantage au passé colonial, notamment en Afrique du Nord. Les Juifs, et pas seulement pour les plus radicaux des propalestiniens, y sont identifiés à Israël et tenus alors pour les suppôts d'une colonisation qui se poursuit. À la différence des États-Unis, la mobilisation renvoie aux débats sur l'immigration arabo-musulmane et sur l'islam - ce qui la rend suspecte d'islamo-gauchisme aux yeux de ses détracteurs. Des enjeux sociaux animent aussi le mouvement étudiant, dans la mesure où ce sont souvent les mêmes qui demandent, via leurs syndicats, satisfaction sur les conditions de leurs études.

L'antisémitisme a donc muté. Signe de cette transformation, il surgit en milieu étudiant, supposé de gauche, alors qu'il est rejeté par les droites dures, à en croire Donald Trump aux États-Unis ou Marine Le Pen en France. Ce n'est plus l'antijudaïsme qui impute aux Juifs le meurtre de Jésus et leur refus de se convertir au christianisme. Ni la haine raciale classique, qui fait des Juifs une race maléfique. Mais davantage une nouveauté : les Juifs relèvent ici de la blanchité. Et surtout, la haine vise l'État d'Israël, bien au-delà de la critique de la politique de son gouvernement. Elle soutient de facto le Hamas dans sa volonté de détruire ce pays, et cet antisémitisme territorial est un phénomène unique : aucun autre régime, aussi abject qu'il soit, ne suscite d'appels à la suppression de l'État qu'il dirige, personne ne demande la disparition des États nord-coréen ou iranien, par exemple.

Dans les deux cas, les directions des établissements concernés se montrent maladroites, défaillantes ou débordées. Ce n'est pas un hasard si en France le mouvement s'est constitué d'abord à Sciences-Po Paris, une institution dont la crise est patente, on l'a vu depuis l'affaire Olivier Duhamel et le feuilleton calamiteux du choix de sa direction.

Dans les deux cas aussi, les contestations sont perçues comme porteuses d'une violence inacceptable, et la politisation s'en empare. Donald Trump y trouve des arguments électoraux, et La France insoumise se présente comme leur opérateur politique.

Les agressions ont toujours existé entre militants d'extrême droite et d'extrême gauche. Mais les blocages et les occupations actuels de locaux universitaires sont vécus comme lourds d'un péril insoutenable, une « terreur intellectuelle et menace pour les libertés académiques », a déclaré le président du Crif à propos de Sciences-Po. En France, des étudiants - et pas seulement - sont convoqués par la police, car soupçonnés d'« apologie du terrorisme », une accusation qui criminalise leur action et leurs propos, et ne peut qu'aiguiser les passions et la radicalisation. Un manifeste de la Ligue des droits de l'homme proteste, nombreuses signatures à l'appui, devant la multiplication de ce type de procédures. Aux États-Unis, les forces de l'ordre délogent des campus les contestataires propalestiniens et en arrêtent des centaines.

 Malgré des excès de toutes parts, des initiatives tentent, ici et là, de transformer l'intolérance et la violence en débats et de favoriser des échanges centrés non pas sur l'opposition des points de vue, mais sur la double recherche des conditions d'une paix durable et juste au Proche-Orient, et d'une vie universitaire apaisée. Pour l'instant, les passions et la radicalité l'emportent, mais certainement plus nettement aux États-Unis qu'en France. 

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Commentaires 2
à écrit le 06/05/2024 à 11:01
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Quand on blâme un refus d'intégration on nous traite d'antisemite, c'est pas sérieux ! ;-)

à écrit le 05/05/2024 à 9:41
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Ben oui les jeunes 'aiment pas les tueries sanguinaires. Moi non plus d'ailleurs et attendez je vais demander à côté de moi... non plus dites donc ! Incroyable comme nous sommes nombreux à ne pas aimer la souffrance et la mort dites moi !

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