Aéronautique : les maîtres du vent

Le parc naturel de la Vanoise est tout proche. Les sommets immaculés dominent la vallée de Modane. Le calme est soudain rompu par un vrombissement grave et continu : l'air s'engouffre à 1.000 km/h dans les énormes tubes de la soufflerie S1. Un ouragan sous contrôle qui peut durer des heures. Ici, dans le petit village d'Avrieux, à proximité immédiate de Modane, les habitants doivent supporter cette nuisance. Il est vrai que l'Onera, le centre français de recherche aéronautique, est le principal employeur de cette vallée à l'entrée du tunnel du Fréjus. Cent soixante techniciens et ingénieurs travaillent sur ce site. Ce banc d'essai sur l'aérodynamique s'est installé en contrebas d'un barrage qui apporte à la soufflerie l'énergie nécessaire à son fonctionnement. La S1 est une prise de guerre des Français en 1945 en Autriche où les Allemands s'apprêtaient à tester dans cet équipement hors norme de nouveaux avions de chasse. « À cette époque, pour entraîner une double hélice de 15 mètres de diamètre, seule la force hydraulique était concevable », explique Jean-Paul Bècle, directeur des installations techniques du site de Modane, que « La Tribune » a pu visiter à l'invitation de l'Onera.À travers une conduite forcée de 800 mètres de hauteur, l'eau dégage une force suffisante (un débit 12 m3/s) pour alimenter deux turbines électriques d'une puissance totale de 88 MW, lesquelles entraînent les deux hélices qui font circuler l'air dans un circuit fermé. Dans cet énorme conduit en boucle de 400 mètres de long, le courant d'air créé par les pales débouche dans un vaste cylindre de 24 mètres de diamètre avant d'être dirigé vers la veine d'essai qui se réduit à 8 mètres, où est positionnée la maquette à tester. Ce goulet d'étranglement fait passer la vitesse de l'air de 100 km/h à 1.200 km/h (Mach 1) en quelques instants !Toute la gamme des Airbus est passée dans cette soufflerie, unique au monde par ses dimensions, qui permet d'utiliser des maquettes assez grosses et donc de mieux affiner les mesures de pression ou d'effort sur la structure de l'avion. À côté de cet équipement « historique », le site dispose de trois autres souffleries plus petites dont la S3 qui fonctionne différemment : elle produit des rafales très brèves par compression de l'air qui est emprisonné dans des caissons. Ce banc d'essai permet d'atteindre des vitesses de Mach 5,5 (1.800 m/s) pour tester la résistance des véhicules spatiaux, des lanceurs ou des missiles.L'histoire de l'Onera est indissociable de ces « grands moyens techniques » (GMT) que sont les souffleries. Le centre de recherche s'est bâti dès 1946 autour de la fameuse S1. Aujourd'hui, il opère douze souffleries, réparties sur trois sites en France, qui couvrent tous les besoins de l'industrie aéronautique et spatiale (de Mach 0,1 à Mach 20). Les GMT de l'Onera représentent près de la moitié de la capacité en soufflerie en Europe. Depuis la chute du mur de Berlin, les programmes aéronautiques, tant civils que militaires, ont été réduits et nombre de pays ont démantelé des installations. Depuis quelques années, les Américains réinvestissent pour remettre à niveau leurs souffleries. Car la simulation numérique ne suffit pas à prendre en compte tous les paramètres liés à un vol : les constructeurs ont besoin de valider leurs calculs en soufflerie.« Avec cette offre complète, nous affirmons clairement notre volonté de prospecter des clients au niveau mondial », souligne Patrick Wagner, directeur des GMT à l'Onera. Outre les clients traditionnels du centre que sont Dassault, Airbus, Eurocopter ou MBDA, des clients américains et asiatiques utilisent les veines d'essai du laboratoire français. « L'activité d'essai en soufflerie de l'Onera génère 30 millions d'euros de chiffre d'affaires par an et la réalisation de maquettes quelques millions d'euros, pour un investissement annuel de 4 à 5 millions d'euros de maintenance », explique Denis Maugars, président de l'Onera. Dix jours d'essai sont ainsi facturés 1,2 million d'euros. Pour l'A380, il a fallu 1.100 heures de soufflerie...Ces souffleries sont aussi utilisées très en amont pour étudier la faisabilité de certaines innovations. Cela a été le cas pour les « winglets », ces extrémités d'ailes recourbées qui réduisent la traînée de l'avion et donc sa consommation de carburant. Une technologie adoptée par plusieurs constructeurs. Autre recherche prometteuse : l'« open rotor » qui pourrait réduire fortement les émissions de CO2 des moteurs d'avions. Trente millions d'euros d'investissements sont réalisés à Modane, dans le cadre d'un partenariat public-privé, « pour permettre d'acquérir les données aérodynamiques et acoustiques indispensables afin d'évaluer cette rupture technologique et guider les choix industriels », a récemment annoncé l'Onera.À Modane, des installations datant des années 1950 côtoient une instrumentation optique et électronique dernier cri. Les ingénieurs ont développé une palette complète d'outils de métrologie adaptés aux maquettes. La conception de ces répliques à taille réduite d'avions est faite par le constructeur lui-même ou par un laboratoire spécialisé de l'Onera (coût : de 500.000 euros à 1 million l'unité). Les techniciens effectuent des mesures d'effort et de pression sur ces modèles en métal bardés de capteurs reliés à la salle de commande de la soufflerie et positionnés dans la veine d'essai. Des hublots avec caméras optiques, thermiques ou faisceaux laser visualisent l'écoulement derrière les ailes.À côté de ces moyens classiques de tests en condition de vol, les chercheurs ont développé d'autres techniques. « Pour reproduire encore plus fidèlement l'écoulement derrière la voilure, nous testons un dispositif micromécanique à base de silicium qui se fixe sur le bord d'attaque de l'aile et reproduit les perturbations qu'elle génère », détaille Patrick Wagner. Les maquettes peuvent être aussi recouvertes d'une peinture sensible à la pression de l'air. Avec une caméra à ultraviolet, on visualise une image complète des forces agissant sur la maquette, sans avoir besoin de capteurs. Un gain de temps apprécié des avionneurs qui doivent à la fois réduire leur cycle de conception et augmenter la fiabilité de leurs avions.
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