« Dans l'entreprise, tout changement comporte un deuil »

STRONG>En quoi la vie de l'entreprise vient-elle bousculer celle de ses salariés ?Les désormais habituels changements de poste, rachats et fusions, abandons de lignes de produits, départ d'un dirigeant, provoquent chez les salariés un sentiment de perte souvent ignoré. Il relève au mieux d'une gêne ou d'une maladresse, au pire d'une impuissance face à des phénomènes qui, tout simplement, font peur et qu'il est préférable d'ignorer. Le deuil est un sujet dérangeant. Et pourtant, l'ignorer revient à démobiliser les salariés. Prenez une situation de perte habituelle : les projets qui n'aboutissent pas et sont recouverts aussitôt par de nouveaux projets. Les changements de stratégie et de lancement incessants. Tout se passe comme s'il était absolument normal pour les individus de se désengager et se réengager aussitôt. Rien n'est pire que la banalisation. Les RH se désintéressent de la question. Comment peut-on permettre à des salariés de s'impliquer dans une nouvelle tâche alors que leur activité peut être à ce point disqualifiée et méprisée ? Cela induit des situations de frustration et un ressentiment rarement pris en compte mais dévastateur. Après on s'étonne de trouver des salariés démotivés. L'individu se sent non reconnu et nié. Le groupe se replie sur lui-même et se détourne des objectifs de l'entreprise.Comment aborder la question du deuil dans un univers du travail déjà très en souffrance ?Le deuil vient à l'encontre des valeurs positives que l'entreprise souhaite véhiculer. Il est d'emblée vécu comme une perte de temps. Plus qu'une ignorance, il s'agit d'un déni, c'est-à-dire d'un rejet inconscient, d'une cécité de nature psychique qui permet de ne pas voir en « toute bonne conscience » ce qui ne peut être compris. La force des investissements dans l'avenir donne souvent l'illusion de pouvoir se passer de recul dans la prise en compte des mécanismes de deuil. Pourtant, dans un monde qui fait de la performance sa valeur suprême, c'est un processus très constructif en réalité, parce qu'il permet de solder le passé et donc de gagner du temps pour l'avenir. Si les individus ne s'engagent pas dans certains projets, ou n'adhèrent pas à la stratégie d'un nouveau dirigeant, c'est qu'il y a, à coup sûr, le deuil de la situation précédente qui n'a pas été réalisé. Jamais on ne prend le temps de se pencher sur le passé pour en retirer les leçons.Quelles sont les situations de deuil les plus fréquentes et les plus perturbantes ?Au premier rang, c'est le départ d'un dirigeant. Par sa seule présence, il focalise sur lui la vaste gamme des émotions ressenties face à l'autorité. Il est le symbole d'un style de construction de liens avec l'autre, le représentant d'un mode de relation souvent teinté d'ambiguïté, à la fois rassurant et porteur de révolte, à la fois attendu et rejeté. Son départ introduit une période de crise dans laquelle tout ce qui fonctionnait devient brutalement obsolète. Tout un chacun se trouve dans l'obligation de revisiter ses référentiels. Ce qui ne manque pas d'être douloureux. L'arrivée de son successeur pose aussi de nouvelles questions. Celui-ci manque souvent d'humilité et méconnaît la complexité du groupe humain. Ce qui signifie que les situations de deuil sont à la fois mal et bien vécues, à la fois gages de souffrance et pourvoyeuses d'espoir. Il en est de même pour tous les changements qui suscitent des réactions contrastées et doivent donc être lus et travaillés sur ces deux versants : la fermeture et l'ouverture, l'abandon et la nouveauté, la crise et l'opportunité. Le dépôt de bilan, le rachat ou la fusion sont aussi des situations également très critiques qui touchent à l'identité de l'entreprise.Les suicides sur le lieu de travail sont-ils la pire des situations de deuil ?Le passage à l'acte suicidaire peut être considéré comme une situation de « deuil projeté » c'est-à-dire comme une arme que la personne pointe en direction de sa structure professionnelle. Une des principales sources de la souffrance au travail est aujourd'hui l'absence de temporalité. L'acte suicidaire devient alors l'ultime prise de position susceptible de réintroduire le temps et la durée. Comme si l'employé n'avait plus d'autre moyen que celui-là, le recours à l'éternité, pour se situer dans une dimension que l'employeur lui dénie d'intégrer et de vivre au quotidien. C'est une arme redoutable car sa trajectoire continue de se poursuivre au-delà de l'existence du sujet, par un entourage qui désigne le contexte professionnel comme unique coupable de ce drame. Le deuil devient alors difficile à traverser dans la mesure où la réparation ne semble jamais atteindre la hauteur du préjudice subi. Et cet acte fait émerger dans l'ensemble de l'entreprise des souffrances jusque-là soigneusement ignorées.Quelle est la plus grande violence qu'aient à subir aujourd'hui les salariés ?Le manque de temps. On demande à chacun d'être plus productif mais on ne donne à personne le temps pour avancer correctement. À mesure que l'activité professionnelle se définit de plus en plus à un niveau relationnel, le temps qui devrait être accordé à la compréhension de ce que ressent l'individu, dans ses relations aux autres et à son travail, est absorbé par celui qui est dévolu à son « dressage » en tant qu'animal productif, dans le mépris de sa subjectivité et de son besoin de s'insérer dans son histoire. Les changements sont imposés aux individus. Ils mettent une telle énergie pour les suivre qu'ils ont souvent le sentiment d'être dépossédés ensuite. Il faut donner les moyens de pouvoir s'adapter si on veut obtenir l'engagement. Des moyens, il y en a plusieurs. Dans le travail de deuil, il s'agit d'identifier clairement en quoi chacun peut être impliqué dans telle ou telle perte. On accepte de changer à condition d'adhérer au fait d'abandonner l'ancienne configuration intérieure. Certaines questions peuvent aider. Comme par exemple : qu'ai-je appris dans ma fonction précédente ? Que suis-je prêt à lâcher du passé ? Qu'est-ce que je peux apporter du passé dans mon nouveau poste ? Qu'est-ce que je suis prêt à apprendre ? Un transfert de compétence doit s'opérer au sein de la personne entre ce qu'elle était et ce qu'elle va être.Comment mettre en oeuvre un processus de deuil dans une entreprise ?C'est là que le rituel trouve son importance. Il comprend à la fois des éléments conscients et inconscients, notamment au travers de la symbolique qu'il véhicule. Les symboles permettent de jeter des ponts entre des éléments qui ne paraissent avoir aucun lien entre eux, tout en introduisant des nuances qui appartiennent à chacun. Ainsi, tout travail de deuil passe d'abord et avant tout par sa ritualisation. Le cadre importe ici davantage que le contenu. Car tout rituel possède une vertu d'inclusion et permet de facto une adhésion à la communauté pour tous les participants. Une mutuelle propose par exemple à ses cadres une semaine de préparation à la retraite, ça c'est un rituel de passage. Cela fait office de ponctuation et offre à l'individu la possibilité de tourner la page grâce à l'implication du groupe dont chacun des membres devient le témoin de passage. Lequel dès lors ne peut plus être ignoré et prend toute sa valeur. Et s'il est bien une situation où la ritualisation est incontournable dans l'entreprise, c'est bien celle qui concerne le changement.Propos recueillis par Sophie Péters(*) « Petits deuils en entreprise », éditions Pearson, 224 pages, 19 euros.Jacques-Antoine Malarewicz, psychiatre
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