« Enquêter sur les crimes de guerre demande du courage » (Aurélia Devos)

ENTRETIEN. L’ex-procureur du pôle « crimes contre l’humanité » du parquet de Paris analyse l’accélération du temps de la justice internationale.
Aurélia Devos
Aurélia Devos (Crédits : Julien Daniel / MYOP)

Présidente de la 5e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Lille, Aurélia Devos a enquêté durant dix ans sur des crimes de masse commis lors de génocides, comme au Rwanda, et sur des violences pendant des conflits en cours, comme en Syrie. Son livre Crimes contre l'humanité - Le combat d'une procureure (Calmann-Lévy) mêle témoignages émouvants et séquences pédagogiques sur le rôle de la justice internationale.

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LA TRIBUNE DIMANCHE- Le procureur de la Cour pénale internationale s'est déjà rendu à Rafah, au point de passage avec Gaza dimanche dernier, pour une courte déclaration. Cela vous étonne-t-il ?

AURÉLIA DEVOS- Non, il s'intéresse à la situation puisque le conflit intervient dans une zone déjà sous enquête de la Cour pénale internationale (CPI). Elle a été saisie pour des crimes éventuels commis depuis 2014 par Israël sur les Territoires palestiniens et par des Palestiniens sur le territoire d'Israël. Je pense que le procureur a voulu envoyer un message très fort : « Le Bureau du Procureur enquête et a un regard judiciaire sur l'ensemble des événements ».

C'est comme si les temps médiatiques, politiques et judiciaires se télescopaient...

Il y a effectivement une accélération de la justice internationale, et c'est assez nouveau. En Ukraine, la justice a agi pendant la guerre. Cette fois, elle agit presque avant, comme pour prévenir les belligérants que les règles du droit international humanitaire vont s'appliquer.

Terrorisme, crimes de guerre, crimes contre l'humanité, pouvez-vous définir ces notions ?

Le crime de terrorisme est un crime de droit commun commis pour terroriser, intimider. C'est un crime contre l'État et l'ordre public. Le crime de guerre est toujours commis dans le cadre d'un conflit armé. Le droit international humanitaire expose ce qui peut se faire et ce qui ne peut pas se faire lorsqu'on est un des acteurs du conflit armé.

Le crime contre l'humanité est lui complètement détachable de la notion de conflit armé. Il peut être commis en temps de paix ou en temps de guerre. C'est un crime de droit commun commis dans le cadre d'attaques généralisées et systématiques, en exécution d'un plan concerté contre une population civile : meurtres, viols, assassinats, tortures, disparitions forcées, traitements inhumains et dégradants. Si la population civile visée l'est parce qu'elle représente un groupe déterminé et qu'il y a une intention de le détruire entièrement ou en partie, il s'agit alors d'un crime de génocide.

Cette notion de plan concerté rejoint-elle celle d'intentionnalité évoquée dans la guerre aujourd'hui ?

L'intention poursuivie dans la commission d'un crime est évidemment toujours recherchée. La notion de plan concerté, c'est une sorte de manifestation visible de cette intention. Elle existe dans le code pénal français dans la qualification de crimes contre l'humanité, elle peut être rapprochée de l'entreprise criminelle commune en droit international. Lorsque des attaques généralisées et systématiques sont menées contre une population civile, il est difficilement imaginable qu'il n'y ait pas d'organisation, à tout le moins, de concertation pour les exécuter. Il ne s'agit pas simplement d'un mouvement spontané ou d'une attaque spontanée qui viserait des civils. On est dans quelque chose qui est organisé. Et cela découle du caractère généralisé, systématique.

Que dire de la proportionnalité ? 1.400 morts israéliens selon les autorités de Tel Aviv, 9.488 selon le ministère de la Santé de Gaza, administré par le Hamas...

La proportionnalité ne se définit pas par le nombre de morts de part et d'autre. C'est une notion très précise, définie en droit international humanitaire, qui consiste à étudier chacune des actions menées. Qu'il y ait des victimes collatérales lorsqu'un objectif militaire, important et très clair, est visé, cela fait partie des risques de la guerre. Il ne s'agit pas de crimes de guerre. En revanche, s'il n'y a pas d'objectif militaire, ou si l'objectif est dérisoire par rapport aux dégâts collatéraux, on peut douter de la proportionnalité. Cette notion doit s'appliquer au cas par cas, selon chacune des actions militaires.

Vous écrivez dans votre livre qu'il est extrêmement important d'être ouvert aux contextes, à l'histoire, la géopolitique, la diplomatie...

Le contexte est un des éléments des investigations. Si vous n'analysez pas à quel moment le conflit armé a commencé, à quel endroit, vous ne pouvez pas qualifier les crimes commis de crimes de guerre. Si vous ne démontrez pas l'existence d'un contexte d'attaques généralisées, systématiques, vous ne pouvez pas non plus qualifier les crimes de crimes contre l'humanité. Le contexte permet de comprendre le positionnement des témoins, la manière de présenter les choses. Cela nous permet de crédibiliser ou non leur parole.

Si vous aviez à enquêter sur cette guerre israélo-palestinienne, vous ne démarreriez donc pas votre enquête le 7 octobre ?

Il est certain qu'il faudrait démarrer en analysant la nature des groupes, leur organisation, la nature de leurs objectifs, la manière dont ils se sont constitués pour mieux définir les crimes. Il faut contextualiser pour comprendre dans quel cadre on se trouve. Enquêter sur les crimes internationaux demande une expertise mais aussi du courage et une certaine vision. Il faut connaître les enjeux politiques, diplomatiques, les enjeux de langage. Et il faut savoir s'en extraire pour appliquer le droit, tout simplement.

Comment enquête-t-on aujourd'hui sur des crimes internationaux ?  Depuis plusieurs années, les images jouent un rôle beaucoup plus important.

En effet, le rôle des images est plus important. On enquête d'abord avec des réflexes classiques d'enquêteurs, c'est-à-dire en recueillant toutes les informations possibles, en les sourçant, en les crédibilisant, en vérifiant d'où elles viennent, comment elles sont parvenues, si elles peuvent être recoupées, corroborées. Ces informations peuvent être évidemment des témoignages, une image satellite ou une image prise sur le terrain. Là aussi, il faut pouvoir la vérifier. L'image est un atout mais elle peut aussi être modifiée et manipulée. On peut se baser aussi sur les informations et les témoignages des ONG sur place. Tout cela c'est de la collecte et du recoupement, de l'enquête tout simplement.

Vous avez travaillé sur différents terrains, notamment au Rwanda et en Syrie. Quelle différence entre enquêter sur des crimes vieux de 20 ans et des crimes commis dans un conflit en cours ?

L'atout au Rwanda était de pouvoir se rendre sur le terrain. Le temps passé a pu avoir modifié la topographie mais nous pouvions nous rendre compte des distances, de l'organisation locale, procéder à des constatations. Nous pouvions aussi accéder beaucoup plus facilement aux témoins, aux victimes. L'inconvénient est évidemment ce temps passé qui nous éloigne de la mémoire des faits. Nous n'avions pas cet inconvénient avec la Syrie grâce à la plus grande proximité temporelle. Mais, à l'inverse, nous ne pouvions pas nous y rendre puisque nous enquêtions notamment sur le régime syrien. Pour se rendre sur un territoire étranger, il faut passer par le biais de l'entraide pénale internationale, ce qui ici était évidemment impossible.

Ne pas avoir accès aux lieux oblige à être plus créatif, à faire autrement, grâce aux témoins, aux victimes et aux images qui sortent du pays et peuvent être analysées.

Vous évoquez dans votre livre le manque de moyens du pôle et le fait que vous vous soyez confrontée souvent à des « murs bureaucratiques », c'est-à-dire ?

La justice française n'a de manière globale pas beaucoup de moyens. Cela impose de faire des choix, d'avoir des priorités. Il n'a pas été facile de faire comprendre que le contentieux de la justice internationale nécessitait beaucoup de moyens. On peut se dire que ces crimes commis ailleurs, loin, ne sont pas une priorité, d'autant que les résultats interviennent des moisparfois des années, après. Mais il est important que la France ne devienne pas un refuge pour des criminels de guerre, or, certains y sont pourtant présents.

La lutte contre l'impunité est capitale ?

Ne pas être en mesure de confronter les auteurs des crimes les plus graves à la justice n'est pas en effet la meilleure méthode pour stopper les cycles de violence. La réparation des victimes passe aussi par le fait de nommer les choses et d'être reconnu comme victime.

Les victimes de crimes de masse, justement, se ressemblent, écrivez-vous...

Cela m'a vraiment frappé. Que ce soit au Rwanda, en Syrie, au Liberia ou ailleurs, les victimes de crimes de masse ont souvent la même façon d'en parler, la même façon d'en souffrir. Il n'y a pas de frontières de culture ou d'âge pour exprimer cela. Quand je suis intervenue pour une conférence sur le thème « de la Syrie à l'Ukraine », j'ai été frappée d'entendre des victimes syriennes expliquer qu'elles avaient des contacts avec des victimes ukrainiennes. Elles se parlaient, se reconnaissaient. J'ai alors mieux compris pourquoi des déportés de Buchenwald, très âgés, s'étaient déplacés au procès de Pascal Simbikangwa en 2014 [génocidaire rwandais jugé en France], pourquoi ils se sentaient aussi concernés. C'est un parallèle à faire avec notre action judiciaire. Elle ne peut se penser uniquement au niveau national ou international. C'est une dynamique collective. Nous sommes tous concernés, au-delà des frontières.

Commentaires 2
à écrit le 05/11/2023 à 16:22
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La réalité des crimes par exemple en libye ou sarkozy devrait être jugé a la court pénale internationale pour ce qui s'est passe et destruction de libye ! Et puis comme des crimes de guerres et un crime contre l'humanité s'organise actuellement, i...

à écrit le 05/11/2023 à 8:32
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C'est sûr ce n'est pas la priorité des oligarchies dont les responsables de ces crimes sont systématiquement dans leurs rangs. La barbarie nazi, incroyable autant dans son ampleur que dans sa cruauté n'a jamais été vraiment punie en profondeur seulem...

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