Il faut repenser le mercantilisme

Par Dani Rodrik, professeur d'économie politique à la John F. Kennedy school of government de Harvard (*).

Un homme d'affaires entre dans le bureau d'un ministre pour lui demander de l'aide. Que doit faire le ministre ? Lui proposer un café et lui demander ce que le gouvernement peut faire pour lui ? Ou le renvoyer sous prétexte que le gouvernement ne doit pas rendre service au monde des affaires ? Cette question est une sorte de test de Rorschach pour économistes et décideurs politiques.

D'un côté se trouvent les partisans d'un marché libre et les économistes néoclassiques, qui croient en une ferme séparation entre l'Etat et le monde des affaires. A leurs yeux, le rôle du gouvernement est d'établir des règles et des règlements stricts et de laisser les entreprises marcher ou mourir dans leur coin. Les fonctionnaires devraient se détacher de leurs propres intérêts sans jamais essayer de faire ami ami avec l'autre monde. Après tout, c'est le consommateur, et non le producteur, qui est roi.

Cette vision reflète une honorable tradition qui remonte à Adam Smith et se taille encore une belle place dans les manuels d'économies d'aujourd'hui. C'est aussi le point de vue qui prédomine dans les systèmes de gouvernance états-unien et britannique et dans d'autres sociétés régies par les principes anglo-américains - même si, en réalité, une certaine déviation des idéaux s'est opérée.

Il existe en outre des néomercantilistes (si vous me passez l'expression) qui considèrent tout partenariat entre le gouvernement et le monde des affaires d'une importance capitale à la bonne marche économique et à l'harmonie de la société. Dans ce cas, l'économie a besoin d'un Etat très à l'écoute des entreprises qui, si nécessaire, graisse les rouages du commerce en offrant des mesures incitatives, des aides, voire des avantages discrétionnaires. Etant donné que l'investissement et la création d'emploi sont des garants de la prospérité économique, le gouvernement doit avoir pour objectif de rendre les producteurs heureux. Les règles rigides des décideurs politiques distants étouffent à peine l'esprit bestial des affairistes.

Cette vision reflète une tradition encore plus ancienne qui remonte aux pratiques mercantiles du xviie siècle. Les mercantilistes croyaient à la participation active de l'Etat dans la vie économique - par la promotion des exportations, la désapprobation des importations et l'établissement d'un monopole commercial à des fins d'enrichissement du monde des affaires et de la couronne. Cette idée subsiste encore aujourd'hui chez les superpuissances exportatrices de l'Asie (notamment en Chine). Adam Smith et ses disciples ont très nettement gagné la bataille intellectuelle entre ces modèles capitalistes.

Mais la réalité raconte une tout autre histoire plus ambiguë. Les champions de la croissance de ces dernières décennies - le Japon dans les années 1950 et 1960, la Corée du Sud des années 1960 aux années 1980 et la Chine depuis le début des années 1980 - ont tous eu des gouvernements actifs qui travaillaient en partenariat très rapproché avec les grandes entreprises. Tous ont mis en avant de manière agressive l'investissement et les exportations tout en dissuadant (ou en ignorant tout sur) les importations. La quête de la Chine vers une économie à l'épargne importante et à un excédent commercial considérable concrétise les enseignements du mercantilisme.

Le mercantilisme précoce mérite aussi d'être repensé. Sans mesures incitatives nationales, telles que les chartes de monopole, la grande expansion du commerce intercontinental aux XVIème et XVIIème siècles n'aurait sans doute pas été possible. Bon nombre d'historiens de l'économie avancent que les réseaux et les gains commerciaux que le mercantilisme a rapportés à l'Angleterre ont eu une influence notable sur le déclenchement de la révolution industrielle dans le pays au milieu du XVIIème siècle.

Mais rien de cela ne permet d'idéaliser les pratiques mercantilistes dont les effets néfastes sont bien visibles. Les gouvernements peuvent trop facilement tomber à la merci des entreprises et plonger dans le favoritisme et l'appât du gain au lieu de chercher à favoriser la croissance économique.

Même si elle réussit au début, l'intervention du gouvernement en faveur des entreprises peut perdre son utilité et se fossiliser. Rechercher de gros excédents fait nécessairement naître des conflits avec les partenaires commerciaux, d'autant plus que l'efficacité des politiques mercantilistes dépend en partie de l'absence de mesures semblables partout ailleurs.

Or le mercantilisme unilatéral n'est pas forcément une garantie du succès. La relation commerciale Chine-Etats-Unis a pu donner l'image du mariage parfait - entre les disciples du mercantilisme et les modèles libéraux - mais il est évident a posteriori que ce n'était qu'un feu de paille. Par conséquent, la Chine va devoir considérablement changer sa stratégie économique, une nécessité à laquelle elle n'est pas encore prête.

L'état d'esprit mercantiliste dote néanmoins les décideurs d'avantages non négligeables : une meilleure connaissance des contraintes et des opportunités rencontrées par le secteur économique privé et la capacité à fédérer un sentiment d'objectif national autour de buts économiques. Voilà ce que les libéraux peuvent en retirer. En effet, l'incapacité à voir les avantages des relations rapprochées entre l'Etat et les entreprises n'est autre que l'angle mort du libéralisme économique moderne. Pensez donc aux répercussions de l'étude des causes de la crise financière aux Etats-Unis.

L'opinion générale actuelle accuse tout de go les liens étroits formés au cours de ces dernières décennies entre les décideurs et l'industrie de la finance. Pour les libéraux purs et durs, l'Etat aurait dû rester à l'écart et agir en simple défenseur platonique de la souveraineté des consommateurs. En réalité, le problème n'est pas dans le fait que le gouvernement a trop écouté Wall Street. Le problème est qu'il n'a pas assez écouté les rumeurs de la rue, là où se trouvent les véritables producteurs et innovateurs. C'est ainsi que les théories économiques non éprouvées sur l'efficacité des marchés et l'autorégulation ont pu se substituer au bon sens, permettant aux intérêts financiers d'acquérir le maximum, laissant aux autres, y compris le gouvernement, le soin d'en ramasser les miettes.

(*) Dernier ouvrage : "Nations et mondialisation, les stratégies de développement dans un monde globalisé" (One Economics, Many Recipes : Globalization, Institutions, and Economic Growth).

 

Copyright Project Syndicate 2009

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Commentaire 1
à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Bien sur tout cela est vrais,mais avec quelques nuances de tailles.Au usa,l'americain moyen se definit d'abord comme un contribuable.Cette "contribualité"à fleur de peau est toujours premiere dans la mentalitè americaine avant meme de réfléchir sur l...

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