Comment la technologie a fait tomber le Mur

Si les régimes communistes se sont effondrés il y a vingt ans, c'est grâce aux technologies de l'information naissantes, qui ont décrédibilisé leur propagande. Mais ces technologies, après avoir servi l'émancipation des peuples, développent aujourd'hui des effets pervers attentatoires aux libertés. Parce qu'elles se mettent toujours au service de la pulsion dominante de la société.

Comme tous les événements historiques, la chute du mur de Berlin a été à la fois une surprise monumentale et la conséquence d'un enchaînement puissant et silencieux, qui avait débuté au printemps 1989, lorsque le gouvernement hongrois cisailla le rideau de fer qui le séparait du monde libre, permettant la fuite des Allemands de l'Est et déclenchant ainsi la "crise des ambassades". Parmi les nombreux facteurs qui ont convergé le 9 novembre, durant cette nuit heureuse de Berlin, on pourrait citer l'épuisement des régimes politiques, l'échec économique, la démographie - le jeune Emmanuel Todd n'avait-il pas pronostiqué la "chute finale" de l'URSS dès 1976, en analysant les indicateurs de mortalité infantile ?

Parmi toutes ces causes, il en est une, pourtant, qui a été décisive : l'essor des technologies de l'information. Si les citoyens de l'Est se sont décidés à secouer leur joug, c'est qu'ils savaient, grâce à la télévision notamment, que leurs gouvernements mentaient. On leur mentait sur l'Ouest, sur les différences entre les deux blocs, sur leur propre niveau de vie, sur l'"asservissement des masses" en régime capitaliste. Les nouvelles technologies de l'information ont lentement corrodé les fondements des régimes politiques autoritaires : dès lors que le citoyen peut s'informer librement, la propagande voit son emprise réduite. La chute du Mur est donc l'une des conséquences lointaines de l'invention du microprocesseur, au début des années soixante-dix, qui a permis le développement et la diffusion de la télévision satellitaire, arrosant d'images la planète et permettant à la vérité de se faire jour.

Vingt ans plus tard, l'extraordinaire croissance des communications intelligentes est toujours une protection contre les pouvoirs abusifs. En Chine communiste, Internet a véritablement changé la vie politique. Le mandarin est désormais la première langue de la Toile, 400 millions d'habitants de l'empire du Milieu échangent et lisent sur le Net, sous une surveillance gouvernementale réelle mais très imparfaite - Pékin disposerait d'une police du Net forte de quelque 30.000 hommes, chargée de repérer les expressions suspectes comme "printemps de Pékin" ou "massacre de Tiananmen". Malgré ces menaces, au temps du Net et des SMS, la liberté d'expression et, de façon plus large, la liberté individuelle, sont sans commune mesure avec celles d'il y a vingt ans.

En Iran également, lors des dernières manifestations antigouvernementales, le 4 novembre 2009, c'est Internet qui a servi de moyen de communication pour mobiliser les opposants à Ahmadinedjad. Les technologies de l'information ont donc bien souvent servi le désir de liberté et l'aspiration à la démocratie, démultipliant le pouvoir des "samizdat", ces textes naguère interdits en Union soviétique et que les dissidents s'échangeaient sous le manteau, au péril de leur vie parfois.

Pour autant, les effets d'Internet sur les libertés ne sont pas univoques. Et la dimension libertaire de la Toile, si elle a pris le pas dans un premier temps, n'est pas la seule. Elle s'est imposée parce qu'elle a servi la pulsion sociale dominante de l'époque, libertaire et individualiste. Mais les technologies n'existent pas en dehors des usages qu'on en fait, et ceux-ci changent au gré des besoins collectifs, eux-mêmes variant selon les époques. Les sociétés ont besoin tantôt de liberté, tantôt de protection et de contrôle. Les nouvelles technologies peuvent évidemment servir ces deux maîtres antagonistes.

Dans nos sociétés avancées, le Net commence ainsi à avoir des effets regrettables sur les libertés individuelles. Il a ainsi fait tomber un autre mur, précieux celui-là, qui séparait la sphère privée de la vie publique. Désormais, tout d'un individu est exposé à tous et pour toujours, l'accessoire comme l'intime. Une nouvelle caractéristique du réseau apparaît, dangereuse et imprévue, au fil des mésaventures comme celles de ce jeune homme qui s'est vu refuser un poste de travail parce que son employeur potentiel avait, en surfant, retrouvé photos et commentaires d'une soirée de beuverie étudiante : Internet est une mémoire infinie que rien n'altère.

Les traces d'époques révolues resurgissent, comme le sang sur la clé volée à Barbe-Bleue par son épouse. Désormais, rien n'est complètement protégé du regard de la société. Les hommes politiques en font aussi l'expérience, souvent piégés par la microcaméra d'un témoin occasionnel de leurs débordements, dont les images sont regardées des centaines de milliers de fois sur Internet.

Tout aussi déstabilisant pour la vie politique, l'extraordinaire diversité des sources d'information permet à quiconque de ne pas se confronter aux informations ou aux analyses qui contreviennent à ses opinions - il suffit de vivre dans sa communauté, sur la Toile. Auparavant, l'information des médias, qui étaient alors en position de monopole - le 20 heures de la télévision, le journal de référence, etc... - structurait le débat et la vie politiques d'une société. Désormais, les médias ne contribuent qu'à la marge, leur influence s'érode. C'est pour partie heureux, car d'autres émetteurs interviennent et enrichissent - faut-il rappeler le rôle des blogs, comme celui du professeur Chouard, lors de la campagne pour le référendum sur la Constitution européenne.

Mais le socle de la vie politique, l'espace de débat, n'est plus aussi homogène. Sans doute parviendra-t-on, dans le futur, à inventer de nouvelles formes d'action politique qui tireront pleinement parti de la technologie. Mais pour l'heure, celle-ci, en dissolvant l'organisation ancienne, a aussi recréé de nouveaux murs, au sein même de nos sociétés.

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Commentaire 1
à écrit le 09/11/2009 à 22:50
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La structuration d'une société est un processus actif, qui aboutit à des organisation mentales et sociales différentes... et plus ou moins performantes, ne l'oublions pas. Toutes proportions gardées, c'est comme si au lieu d'étudier des auteurs vali...

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