Peut-on vraiment en finir avec les conflits d'intérêts ?

L'ouvrage de l'ancien haut-commissaire aux Solidarités actives Martin Hirsch, "Pour en finir avec les conflits d'intérêts" (Éditions Stock), a suscité des réactions outragées à l'UMP. Le livre, qui ne fait qu'effleurer l'affaire Woerth-Bettencourt, peut-il faire bouger les choses? Le moment semble propice aujourd'hui pour tenter d'assainir le système.

Voilà quelqu'un "qui se paie des mecs, comme ça!", se livre à la "délation" (Jean-François Copé), qui "jette en pâture des gens qui n'ont rien à se reprocher" (Rachida Dati), et qui, pour couronner le tout, "s'est fait une planque en or en s'octroyant des moyens en or" (un ministre anonyme)... L'accueil outragé réservé à la sortie du livre de Martin Hirsh est aussi révélateur que l'ouvrage lui-même. Car, même si l'argumentaire de Martin Hirsch souffre de n'avoir fait qu'effleurer le cas emblématique d'Éric Woerth, méritait-il que l'on disqualifie son auteur, que l'on jette l'opprobre sur ses méthodes, et que l'on écarte les bonnes questions, et propositions, qu'il formule?

Pourquoi ce petit essai sur une notion qui n'existe pas en droit français a-t-il suscité une réaction épidermique aussi violente non seulement chez ceux qui ont servi d'illustration à son propos, mais aussi dans les rangs de la majorité? "Depuis Louis XIV, explique Daniel Lebègue, président de Transparency International France, prévaut chez nos dirigeants l'idée que l'exercice du pouvoir crée des privilèges et des immunités là où, dans les pays protestants du Nord, exercer un pouvoir crée des devoirs d'intégrité et de transparence supérieurs à ceux du citoyen ordinaire." Or, Martin Hirsch a eu non seulement le culot d'attaquer une vache sacrée, mais, sacrilège, il a tiré contre ce qui fut, il y a peu, "son camp". Or en France, en tout politique sommeille un Corse : quand on a fait partie de la famille, on ne tire pas contre elle.

Au-delà de ses mauvaises manières, si ses questions gênent tant, c'est parce que les conflits d'intérêts se sont beaucoup développés, pour plusieurs raisons : la privatisation de pans entiers du secteur public depuis vingt ans a changé le profil, et donc l'éthique, du haut fonctionnaire. Même si l'on a encadré les va-et-vient entre public et privé, en créant en 1995 une commission de déontologie, désormais, pour "faire carrière", un ancien élève de l'ENA regarde très vite au dehors. "La grande figure du haut fonctionnaire qui a consacré toute sa vie à l'intérêt général est de plus en plus rare", regrette Daniel Lebègue. Ensuite, dans un monde ouvert, la complexité croissante des questions de régulation a conduit à une plus grande perméabilité entre haute fonction publique et intérêts privés au motif que c'est là que se loge l'expertise la plus aboutie sur ce qu'il se passe dans le reste du monde. Aussi, comme dans la banque, les régulateurs ont-ils fini par être "capturés" par les acteurs privés. Le processus de décision publique s'en est trouvé modifié, relève Colette Neuville, présidente de l'Adam (Association de défense des actionnaires minoritaires) : "La décision publique consiste de plus en plus à arbitrer entre intérêts privés, au détriment de la recherche de l'intérêt général, lequel ne saurait être une résultante des intérêts privés." Ainsi, après les innombrables amendements dictés par des intérêts privés, la loi est désormais l'effet du rapport de force entre lobbies. Le malaise de la majorité face à cet ouvrage tient ainsi à ce qu'il touche à notre écosystème, où le réseau est la courroie de transmission de corporatismes ultra-organisés qui se sont immiscés dans les interstices de la décision publique.

Dans ces conditions, pourra-t-on vraiment en finir avec les conflits d'intérêts ? Le moment permet peut-être d'espérer que l'on assainisse le système. Pour couper cours à la gangrène de l'affaire Woerth, Nicolas Sarkozy a mis en place une commission chargée d'élaborer des règles pour "prévenir ou régler les situations de conflit d'intérêts dans lesquelles peut se trouver" tout responsable public. Tout est dit : la conception française du conflit d'intérêts où chacun est le gardien de son honnêteté, et où seul l'acte pose problème, ne suffit plus. On reconnaît qu'être "en situation de conflit d'intérêts" fait question. Cette commission, qui va auditionner du monde pour rendre ses conclusions avant la fin de l'année, devra étudier les propositions de Martin Hirsch. Parmi lesquelles, l'obligation d'une déclaration d'intérêt rendue publique pour tout responsable public comme pour toute entreprise qui en rémunère un. Et la création d'un commissaire, doté de pouvoirs de contrôle et de sanction, chargé de faire respecter les règles.

La commission devra aussi entendre les propositions de l'opposition qui, dans ses différentes composantes, a bien compris que la question est bel et bien posée et que l'heure est venue d'édicter des règles. On peut parier qu'à dix-huit mois de la présidentielle, la question de l'éthique sera un terrain de bataille privilégié. Que la majorité le veuille ou non, le livre de Martin Hirsch va contraindre chacun à se positionner, et fera bouger les lignes d'un système qui n'a tenu que par la loi du silence.

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