Addiction, jeux virtuels et marchés financiers

L'ampleur des montants des transactions, le nombre croissant des opérations traitées, un contenu de plus en plus imaginaire rapprochent, de l'aveu même des "traders", les marchés financiers des jeux vidéo.
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Tout, ou presque, a été dit et écrit, sur le jugement Kerviel. Par-delà le cas particulier, ce sont des problèmes beaucoup plus généraux concernant les relations entre les nouvelles techniques de fonctionnement des marchés financiers et les modalités de travail du cerveau humain qui se trouvent clairement posés. Or, ceux-là sont encore mal identifiés et peu discutés. Pour caractériser les changements intervenus dans le monde financier au cours des dix dernières années, les économistes mettent en avant le bond extraordinaire du nombre des transactions effectuées par jour, la croissance vertigineuse des montants négociés et les connexions de plus en plus étroites entre les différents marchés et entre les différentes places. Les transformations d'échelle qui en résultent touchent de plein fouet l'univers mental des opérateurs. La multiplication des opérations entraîne répétitions et routines ; la hausse des montants accroît leur virtualité ; l'interconnexion internationale l'inscrit dans une temporalité continue, sans pause ni répit.

Pour comprendre comment ces nouvelles dimensions, largement issues des progrès de l'informatique, ont donné lieu à des nouvelles contraintes mentales pour les opérateurs, il faut revenir à l'essentiel. Les achats, les ventes, la couverture, l'exposition, toutes ces opérations prennent un sens par rapport à un mécanisme élémentaire, mais fondamental, bien connu des chercheurs en neurosciences sous le nom de circuit de la récompense. Que faut-il entendre par là ? Ces divers mouvements sont guidés, in fine, par l'attente d'un plaisir qui, au-delà du simple gain financier, provoque une émotion. Son ressort est moins le gain lui-même que le "plus", estimé à l'aune de ce qui a été ressenti lors des opérations antérieures. L'augmentation du nombre des transactions engendre alors deux conséquences pour l'opérateur. Elle tend d'abord à réduire sa vigilance sur chaque opération particulière. On saisit mieux, dans ces conditions, certaines erreurs, comme celle qui a conduit au clash du 6 mai dernier. Mais elle favorise surtout sa dépendance addictive, avec les effets paradoxaux, mis en évidence dans d'autres contextes. Comme le plaisir éprouvé tend, à la longue, à devenir inférieur au plaisir attendu, les traders se trouvent souvent disposés, à leur insu, à prendre davantage de risques, surtout, précisément lorsqu'ils sont des professionnels confirmés.

L'ampleur des montants des transactions, combinée à leur contenu de plus en plus imaginaire, grâce à l'ingéniosité de l'ingénierie financière, rapproche, de l'aveu même de certains traders, les marchés financiers des jeux virtuels. L'attraction exercée par l'univers très prégnant de gains instantanés, aussi hypothétiques que calculés avec précision, peut ainsi contribuer à une déréalisation progressive des acteurs. Il en résulte une concentration extrême sur le petit nombre de paramètres retenus, qui tendent à prendre, aux yeux des opérateurs, valeur de martingales.

Cette concentration sur des résultats attendus requiert une vigilance presque exclusive, gage d'une rapidité de réaction. Elle rend, en revanche, ces opérateurs plus démunis et, par conséquent, beaucoup plus vulnérables, face à l'irruption d'une information tout à fait hors de ce champ. La seule manipulation incongrue d'un algorithme d'ordre de vente peut ainsi se transformer en minicatastrophe. Pour des raisons voisines, une simple rumeur bousculant les résultats attendus pèse souvent lourdement sur les comportements des opérateurs, dès lors qu'elle est complètement inattendue. La surprise suscite alors des réactions inexpliquées. L'interprétation proposée par les neuro-sciences pour en rendre compte est simple. L'organisation des procédures de travail du cerveau face à l'incertain est très différente lorsque l'attention se concentre sur l'anticipation de phénomènes attendus et lorsque, au contraire, l'occurrence d'un phénomène inattendu fait perdre tout leur sens à ces anticipations.

Comme il s'agit de niveau des réactions cérébrales de leurs modes de fonctionnement mutuellement exclusifs, on comprend que le passage de l'un à l'autre ne soit pas instantané. La répétition du premier mode de fonctionnement et la dimension ludique qui accompagne son exercice contribuent à ralentir et à rendre plus laborieux ce changement. Un argument souvent avancé pour minimiser l'importance de ces considérations cérébrales sur les dysfonctionnements des marchés financiers porte cependant sur l'automatisation d'une proportion toujours plus grande des opérations et le lien de plus en plus étroit de ces réponses programmées à des modèles mathématiques très perfectionnés. Pour y répondre, il convient de bien distinguer les deux choses. Observons tout d'abord, pour le premier point, que le pilotage automatique d'un avion ne met pas au repos le cerveau de son pilote, il transforme seulement la nature de la tâche qu'il accomplit. En matière boursière, c'est le cerveau contrôleur qui se trouve ainsi sollicité et l'étude de son fonctionnement réserve encore des surprises. Quant au recours à des programmes inspirés par une modélisation mathématique, leur utilisation ne manque pas de soulever de nouveaux problèmes. On peut ainsi légitimement se demander, par exemple, comment de tels modèles, insensibles, en principe, aux errements de la volatilité, ont pu engendrer, au contraire, une augmentation substantielle de cette volatilité. Une clé possible de cette énigme est également à rechercher au usagers.

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