Bonne conduite

HOMO NUMERICUS. La voiture est un instrument de souveraineté et de liberté individuelle. Telle est la thèse de Matthew B. Crawford, penseur à contre-courant. Des propos qui remettent en perspective la future place de la voiture autonome sur nos routes. Par Philippe Boyer, directeur relations institutionnelles et innovation à Covivio.
Philippe Boyer
Pour l'écrivain iconoclaste Matthew B. Crawford, la conduite entièrement assistée par la machine, tout comme les villes intelligentes pilotées par une forme de gouvernance algorithmique, sont autant de portes ouvertes au... totalitarisme.
Pour l'écrivain iconoclaste Matthew B. Crawford, la conduite entièrement assistée par la machine, tout comme les villes intelligentes pilotées par une forme de gouvernance algorithmique, sont autant de portes ouvertes au... totalitarisme. (Crédits : DR)

Matthew B. Crawford est un écrivain iconoclaste. Peu importe que l'époque soit à la critique, voire à la détestation de la voiture jugée bruyante, polluante et consommatrice d'espaces urbains... lui n'a que faire de tous ces anathèmes et s'affiche ouvertement comme « philosophe-réparateur de moteurs » (ou « réparateur et philosophe », c'est selon...). Il y a dix ans, cet universitaire américain qui enseigne à l'Université de Virginie nous avait gratifié d'un premier essai au titre énigmatique, « Éloge du carburateur[1] » suivi, en 2016, d'un autre livre au titre non moins évocateur de cet univers de la mécanique, « Contact[2] ».

À chaque fois, et entre deux réglages d'injecteurs et quelques vidanges, le propos est profond et privilégie le concret : le sens et la valeur du travail manuel pour le premier livre, et, pour le deuxième, une critique de l'emprise des exploiteurs de «temps de cerveau disponible»  (il cible les GAFA) qui appauvrissent notre rapport au monde et nos libertés. Si Kant, Descartes, Locke, Kant et Tocqueville étaient encore de ce monde, nul doute qu'ils se seraient déplacés dans la boutique de ce rebelle tranquille, véritable philosophe-biker.

Conduire, un acte de liberté

Dans son dernier livre tout entier consacré à l'automobile (Prendre la route. Une philosophie de la conduite[3]), Matthew B. Crawford fait crisser les pneus comme pour faire entendre sa voix dissonante. Alors que tout converge à faire de la voiture un objet de plus en plus automatisé, presque aseptisé, épargnant au conducteur la moindre prise de risque, la thèse de l'auteur est que la conduite automobile, la vraie, n'a pas besoin de tous ces apports technologiques qui, au final, n'ont d'autres conséquences que de restreindre la liberté du conducteur et, partant, sa responsabilité individuelle.

Avant tout faite d'imprévus et d'incessantes micro-décisions à prendre afin de s'adapter aux changements permanents de conditions de circulation, la conduite n'a que faire de toute cette assistance qui, au final, tend à restreindre notre liberté et, par extension, notre capacité à vivre en démocratie.

Conduite entièrement assistée par la machine comme villes intelligentes pilotées par une forme de gouvernance algorithmique... sont, pour l'auteur, autant de portes ouvertes au totalitarisme.

Pourquoi il faut se méfier de la voiture autonome

Pour Crawford, à l'instar de nos vies déjà largement sous l'emprise de cette technologie qui nous entoure partout et tout le temps, il faut se méfier de tout ce qui sape notre autonomie en se parant d'impératifs liés à notre sécurité. Bref, il convient de bien analyser les arguments de tous ceux qui veulent notre bien à tout prix. Le véhicule autonome est dans le viseur du philosophe, non pour ce qu'elle incarne en termes d'avancées technologiques, mais plus en lien avec les arrière-pensés de ceux qui sont en charge de développer cet objet de mobilité grandement automatisé :

« Envisageons-nous de livrer notre mobilité à un cartel d'entreprises de la tech qui aspirent à ce que tout soit interconnecté ? Est-ce que nous voulons vraiment aller d'un point A à un point B, en utilisant une voiture transformée en un appareil ? Voulons-nous que la liberté fondamentale de mouvoir son corps dans l'espace relève de la compétence de grandes organisations ? »

Une affaire de souveraineté - individuelle, nationale...

Conduire, c'est à la fois se mettre en mouvement librement et vivre de façon responsable en société. Exprimé autrement, le jour où le « conducteur » assis derrière un volant n'aura d'autre fonction que d'être une pièce du décor de l'habitacle, alors il sera largement temps de s'inquiéter pour nos libertés. Dans cette prophétie dystopique, la voiture, la ville - tout comme déjà notre smartphone - seront devenues l'instrument de notre colonisation par les acteurs de la Tech.

Sous couvert de conduite, il s'agit d'abord de souveraineté, de souveraineté individuelle au volant de sa voiture comme de souveraineté nationale pour éviter que quelques mastodontes qui conçoivent et diffusent ces technologies ne fassent main basse sur notre mobilité.

Mettre à distance l'automatisation à marche forcée

Si l'ouvrage de Crawford prend une évidente tournure politique lorsqu'il rappelle que, pour vivre dans une société libre, il faut savoir exercer sa liberté et sa responsabilité, il n'oublie pas d'affirmer qu'il faut prendre ses distances avec toutes ces formes d'automatisation à marche forcée, surtout si celles-ci se réalisent au nom du sacro-saint progrès.

Son alerte est la bienvenue sauf qu'avant que cette voiture autonome n'envahisse nos routes, de (très) nombreux obstacles devront au préalable être aplanis, et non des moindres.

Obstacles éthiques

Alors que, sur presque tous les continents, les tests de véhicules connectés se poursuivent, démontrant au passage la fiabilité de plus en plus éprouvée des technologies sous-jacentes (capteurs, applicatifs d'intelligence artificielle...), la réflexion sur ce véhicule autonome bute sur un sujet éthique lorsque la machine devra décider qui, en cas de danger imminent sur la route, il faudra épargner. Connu sous l'appellation du « dilemme du tramway », la voiture autonome pourrait devenir ce tramway hors de contrôle, qui fonce sur un groupe de personnes. La question alors posée aux ingénieurs, codeurs et à tous ceux qui travaillent à rendre cette voiture « libre » sera de savoir quelle consigne donner à la machine: sauver ce groupe de personnes vers lequel ce tramway fou se dirige en actionnant un aiguillage qui fera dévier le tramway vers une autre voie où, de manière certaine, il ne tuera qu'une seule personne. Abyssale question...

Calculs probabilistes

Cette question posée est avant tout éthique car porte sur la « valeur » humaine. Quels critères cette voiture autonome devra-t-elle intégrer dans ses algorithmes ? Seulement, et prioritairement, la sécurité du/des passagers à bord, ou bien, et à parts égales, celles des personnes environnantes afin de générer le moins de dommages en cas d'accident? Le corolaire à cette question étant de se demander s'il faudra que cette voiture autonome embarque dans ses entrailles numériques des critères sociaux, physiques... qui pourraient permettre d'optimiser la pertinence de ses calculs probabilistes, si tenté que l'on puisse raisonner de la sorte. Toute la question est : qui va en décider ?

En attendant que cette « révolution » de la mobilité soit à l'œuvre sur nos routes, Matthew B. Crawford, penseur à contre-courant, a choisi son camp en faisant l'éloge des conducteurs européens, singulièrement les Allemands et les Italiens qui, pour les premiers, sans limitation de vitesse sur les autoroutes et, pour les seconds, ont tendance à transgresser intelligemment les règles. Les uns et les autres n'ayant pas forcément plus d'accidents.

Je suggère d'ailleurs que l'auteur enrichisse sa galerie de portraits d'automobilistes « libres » et qu'il observe la place de l'Étoile à Paris, peut-être le seul endroit au monde ou, en l'état actuel de la technologie, une voiture autonome se révèle totalement incapable d'avancer.

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NOTES

[1] https://www.editionsladecouverte.fr/eloge_du_carburateur-9782707160065

[2] https://www.editionsladecouverte.fr/contact-9782707186621

[3] Prendre la route. Une philosophie de la conduitepar Matthew B. Crawford, traduit de l'anglais (États-Unis), Éditions La Découverte (coll. «Cahiers libres»), 360 p., 23€, numérique 16€.

Philippe Boyer

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Commentaires 3
à écrit le 17/03/2021 à 18:08
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Quand toute les routes seront payantes, où sera la souveraineté et la liberté?

à écrit le 17/03/2021 à 11:16
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IL faut bien comprendre que les technos grand publiques servent uniquement à faire avancer les armements du complexe militaro industrielle US. Tendance suivis par d'autres... des followers. Les microprocesseurs et microcontroleurs ont été poussés ...

à écrit le 17/03/2021 à 9:30
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Bilan de la voiture autonome ? Deux victimes, un testeur et une passante. DE ce fait nous en entendons beaucoup mois parler parce que tant que l'intelligence artificielle n'existe pas, la vraie à savoir celle qui pensera par elle même, la voiture aut...

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