Ce que le prix Goncourt 2020 nous dit sur notre rapport au numérique

HOMO NUMERICUS. Tout à la fois fable philosophique, thriller et récit de science-fiction... « L'anomalie » pourrait parfaitement figurer au rayon « Ouvrages sur le numérique » de n'importe quelle bonne librairie. Outre que l'auteur n'oublie pas de revenir sur les failles technologiques ou les abus de la surveillance de notre époque, le roman d'Hervé Le Tellier est aussi la démonstration que nous ne sommes pas la même personne en permanence. Nos vies fragmentées sur les réseaux sociaux en sont les meilleures preuves. Par Philippe Boyer, directeur relations institutionnelles et innovation à Covivio.
Philippe Boyer
(Crédits : Gerd Altmann via Pixabay)

Verrons-nous un jour le prix Goncourt 2020, « L'anomalie»[1], adapté en jeu vidéo ou en film, tendance Tenet ? Tous les ingrédients s'y trouvent, à commencer par l'intrigue, les identités multiples des personnages, les mondes parallèles jusqu'à cette question abyssale : et si nous n'étions que des programmes informatiques pilotés par des machines ? Les amateurs de relativité einsteinienne et autres adorateurs de films de science-fiction, du type Matrix ou Inception, y trouveront leur compte.

Nul besoin de découdre la trame de ce roman pour l'adapter aux contraintes d'un jeu vidéo ou d'un blockbuster hollywoodien tant l'histoire entremêle imaginaire, virtuel et « faits alternatifs ». Plongé dans une réalité plurielle, le lecteur se retrouve immergé dans l'histoire d'un vol d'Air France à destination de New York.

L'imaginaire devient « réalité » lorsque l'on comprend que ce vol n'est autre que l'exact double - même appareil, même équipage, même manifeste passagers - d'un vol qui, lui, s'est déroulé trois mois plus tôt. Temps et personnages de ce roman se dédoublent pour plonger le lecteur dans une autre dimension, comme si Hervé Le Tellier proposait que l'on fasse un rêve éveillé, le livre faisant office de casque de réalité virtuelle plongeant le lecteur dans une altérité dont il serait devenu le pilote (peut être bien le pilote de ce mystérieux vol 006 au-dessus de l'Atlantique...)

Je crois être donc je suis

Tout à la fois fable philosophique, thriller et récit de science-fiction... « L'anomalie » pourrait parfaitement figurer au rayon « Ouvrages sur le numérique » de n'importe quelle bonne librairie. Outre que l'auteur n'oublie pas de revenir sur les failles technologiques ou les abus de la surveillance de notre époque, le roman d'Hervé Le Tellier est aussi la démonstration que nous ne sommes pas la même personne en permanence. Nos vies fragmentées sur les réseaux sociaux en sont les meilleures preuves. Adieu sacro-sainte vérité cartésienne « Je pense donc je suis ». Ce que nos vies numériques nous disent, et ce que ce roman démontre grâce à une forme d'écriture aussi originale qu'un brin surréaliste2, c'est que désormais « Je crois être, donc je suis. ». Au fond, que le numérique nous force à accepter les fractures et les disjonctions d'identité au lieu de chercher à tout unifier. Excellente nouvelle pour le chiffre d'affaires des psychanalystes !

J'ai fait un rêve

Le numérique a au moins une chose en commun avec la littérature c'est qu'il a le pouvoir de convoquer notre imaginaire. Sauf qu'à cette confrontation-là, le numérique l'emporte d'une tête car, et comme pour le cinéma, il a cette capacité supplémentaire de fabriquer du rêve grâce à des images que nous voyons mais qui, dans la « vraie » réalité, n'existent pas. Là est sans doute la véritable force du numérique. Certes, il révolutionne les processus de production mais son autre vrai potentiel, et de loin le plus important, c'est qu'il permet d'imaginer le monde autrement. En d'autres termes, de le « virtualiser » en y injectant une dose d'imagination, rendant soudainement possible ce qui n'était pas concevable, imaginable. De là, autant de nouvelles sources d'innovations rendues soudainement possibles grâce au numérique et à sa capacité à transformer le monde.

En français, nous disons « j'ai fait un rêve », comme si nous étions pour quelque chose dans l'apparition de ces étranges pensées pendant notre sommeil. Or, et pour ne prendre que le simple cas de la réalité virtuelle, nous « faisons un rêve » chaque fois que nous mettons sur nos yeux un casque de ce type. Si notre conscience nous assure que rien n'est authentique dans ce que nous voyons, notre perception, elle, se révèle incapable de distinguer cette virtualité de la réalité perceptible.

Les industriels (logiciels, construction-immobilier, automobile, aéronautique, santé....) qui capitalisent sur ces réalités virtuelles pour créer un supplément de valeur ont compris que le numérique avait aussi ce pouvoir de transformer le monde grâce à cette dose d'imaginaire. Cette dernière étant à la source de nouveaux suppléments de valeur capables d'enrichir une offre commerciale comme de créer de nouveaux produits.

Pour penser l'avenir, rien ne sert d'affronter la technologie mais d'avancer avec elle. Bref, de regarder la technologie comme de la littérature avec sa part d'imaginaire et de rêve sans pour autant oublier de dénoncer ses parts d'ombres. Bref, son « Anomalie ».

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NOTES

1 « L'Anomalie», Hervé Le Tellier, Gallimard, 332 pages, 20 €

2 Hervé Le Tellier fait partie du mouvement littéraire OuLiPo pour (Ouvroir de littérature potentielle).Il s'agit d'un groupe de littérature innovante qui naît au XXᵉ siècle et qui a pour but de découvrir de nouvelles potentialités du langage et de moderniser l'expression à travers des jeux d'écriture.

Philippe Boyer

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Commentaire 1
à écrit le 14/12/2020 à 8:53
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"Nos vies fragmentées sur les réseaux sociaux en sont les meilleures preuves." En effet internet permet de se retrouver en face de ce que l'on était permettant de prendre un recul particulièrement instructif sur soi et sur l'humanité dans son ens...

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