Ne jamais rien oublier

HOMO NUMERICUS. Le Web n'oublie jamais rien. Des milliards de données sont stockées, enregistrées, classées... Seule la notion juridique de « droit à l'oubli » permet de s'affranchir de cette mainmise du numérique sur nos vies. Par Philippe Boyer, directeur de l’innovation à Covivio.
Philippe Boyer
L'artiste autrichien Martin Kunze s'est donné pour mission de ne jamais rien oublier et ainsi devenir un peu le « bibliothécaire de l'humanité ».
L'artiste autrichien Martin Kunze s'est donné pour mission de ne jamais rien oublier et ainsi devenir un peu le « bibliothécaire de l'humanité ». (Crédits : Martin Kunze / via Wikipédia (CC BY-SA 4.0))

Hallstatt[1] est certainement l'un des villages les plus pittoresques d'Autriche. Niché dans les Alpes, il attire chaque année des milliers de touristes qui viennent non seulement admirer les rives du lac Hallstättersee mais aussi découvrir le site mondialement connu de Salzwelten, une ancienne mine de sel dotée d'un lac salé souterrain. L'extraction a commencé il y a plus de 7.000 ans sur ce site exceptionnel devenu une source de découvertes archéologiques. C'est aussi dans ce haut-lieu touristique que, depuis 2012, l'artiste autrichien Martin Kunze s'est donné pour mission de ne jamais rien oublier et ainsi devenir un peu le « bibliothécaire de l'humanité ». En l'espèce, il a entrepris de rassembler et de sauvegarder le meilleur des connaissances humaines sur des tablettes d'argile enfouies dans cette mine de sel. Ce projet, baptisé « MOM » pour « Memory of Mankind[2] » (« Mémoire de l'humanité ») ayant pour objectif de sauvegarder le savoir essentiel de nos civilisations.

Morceaux d'argile

Gravé sur des morceaux d'argile, matériau capable de résister à l'épreuve du temps et accessoirement aux radiations nucléaires, textes et images sont retranscrits à l'encre céramique, le tout étant ensuite fixé par traitement thermique sur de minuscules tablettes d'argile. Imitant en cela les supports sumériens qui ont assuré la survivance de l'écriture cunéiforme pendant plus de cinq mille ans, chaque tablette incorpore plusieurs millions de caractères. Pour Martin Kunze[3], « Le numérique est une solution pratique pour accéder en permanence à l'information mais, à long terme, c'est une option risquée. Les formats de fichier, le matériel et les logiciels changent en permanence, ce qui rend les contenus rapidement obsolètes ».

175 zettabits

La chose la moins aisée pour l'artiste est de savoir quoi conserver tant le numérique produit de gigantesques bases de données de toutes natures ; beaucoup d'entre elles parfaitement futiles et donc inutiles à l'avenir de l'humanité. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : le volume mondial de données que nous traitons actuellement avoisine les 35 zettabits, c'est-à-dire 35.000 milliards de milliards de données. Partant de l'hypothèse que ce volume double tous les dix-huit mois, il devrait atteindre près de 175 zettabits dans cinq ans et de manière quasi-certaine 300 zettabits ou plus à horizon 2030 lorsque la 5G et ses versions ultérieurs, le Big Data, l'internet des objets et l'intelligence artificielle seront intégrés à nos moindres faits et gestes. Outre la question politique et environnementale relative à l'exploitation et au stockage de ces futurs gisements massifs de données, il faudra souhaiter bonne chance à l'artiste autrichien et à ses disciplines pour poursuivre ce travail de sélection d'informations réellement indispensables au genre humain. Plus largement, cette question de la profusion des données numériques constitue également un réel enjeu de souveraineté numérique. Thierry Breton, le nouveau commissaire français, rappelait récemment que l'Europe doit fixer ses propres critères en la matière au moyen de « règles qui permettront à l'Europe de la donnée de se développer et de prospérer[4]».

Droit à l'oubli

La numérisation de nos existences et des sociétés est désormais une réalité. Presque plus rien n'échappe au numérique, celui-ci capable de tracer le moindre de nos comportements individuels et collectifs. Dans cette ère de la transparence généralisée (le sociologue Eric Sadin utilise l'expression de « data-panoptisme" pour évoquer l'emprise du numérique de nos existences[5]) il importera de plus en plus de se protéger de ces risques « de dérive de la donnée » en se fiant à un encadrement juridique respectueux des principes fondamentaux. Il faut se réjouir que l'Europe soit à la pointe de combat pour la protection des données individuelles. Outre le fameux RGPD, texte de référence en matière de protection des données à caractère personnel, adopté par le Parlement européen au mois d'avril 2016, il faut également se féliciter de la création, dès 2014, d'un « droit au déréférencement », aussi appelé « droit à l'oubli », par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Institué pour qu'une personne puisse légalement demander à l'exploitant d'un moteur de recherche de déréférencer des informations la concernant, ce « droit à l'oubli », d'abord destiné à protéger la vie privée sur internet, est une incontestable avancée du droit face à des outils numériques qui n'oublient rien.

Portée juridique

Dans une série de décisions rendues au mois de décembre dernier[6], le Conseil d'État a réaffirmé ce « droit à l'oubli » tout en limitant sa portée. En clair, et pour donner suite à treize demandes de déréférencement faites par des particuliers auprès de Google pour que leurs données personnelles exposées sur le Web soient purement et simplement effacées, la juridiction administrative ayant rappelé que si le déréférencement d'un lien est un droit, ce dernier n'est pas absolu. En d'autres termes, et au cas le cas, il importe d'examiner la nature des données personnelles de la requête du plaignant afin que deux libertés fondamentales puissent être en permanence garanties : celle du droit à la vie privée du requérant et de l'autre, le droit à l'information du public. En d'autres termes, le seul et unique motif de refus à une demande de déréférencement sera celle qui a trait à l'information du public.

Trois mois avant cette salve de décisions, la CJUE[7] ouvrit le bal en redéfinissant le cadre juridique de ce droit à l'oubli rappelant d'une part que celui-ci ne s'applique qu'au sein de l'Union Européenne, et que d'autre part, que ce droit à l'oubli dépend de la nature même des informations indexées par le moteur de recherche. Seules les données dites « sensibles » (celles faisant apparaître les opinions politiques, philosophiques, religieuses...) entrant dans le champ de ce droit au déférencement. La Cour précisant par ailleurs qu'il revient au moteur de recherche de vérifier, « au titre des motifs d'intérêt public important », si le lien vers la page web est « nécessaire» au droit à l'information des internautes.

Pour les concepteurs du Web, tout doit être conservé, stocké, archivé... peu importe que cela puisse (ou pas) servir un jour. Nous sommes très loin des vues exprimées par le scientifique Francis Eustache, neuropsychologue, et auteur de « Mémoire et oubli[8] » pour qui ces deux termes « sont loin de représenter deux fonctions antagonistes. Ils répondent aux mêmes objectifs, car l'oubli est indispensable au bon fonctionnement de la mémoire". Internet n'a que faire de ces considérations-là. Sa logique est tout autre, presque « nietzschéenne » quand le philosophe Friedrich Nietzsche écrivait que « L'homme de l'avenir est celui qui aura la mémoire la plus longue ».

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NOTES

1 https://www.austria.info/fr/activites/idees-de-circuits/les-incontournables-de-l-autriche/hallstatt-une-ville-historique

2 https://www.memory-of-mankind.com/

3 https://www.youtube.com/watch?v=lACQknq4sFI

4 https://www.lesechos.fr/monde/europe/thierry-breton-pour-acceder-au-marche-europeen-il-faudra-accepter-nos-regles-1161004

5 https://www.lemonde.fr/idees/article/2015/04/13/combattons-politiquement-la-numerisation-de-nos-vies_4614668_3232.html

6 https://www.conseil-etat.fr/ressources/decisions-contentieuses/dernieres-decisions-importantes/conseil-d-etat-6-decembre-2019-13-decisions-relatives-au-droit-a-l-oubli

7 https://www.dalloz-actualite.fr/flash/cjue-importantes-precisions-sur-portee-du-droit-l-oubli-numerique#.XiQs93tCc2x

8 https://www.editions-lepommier.fr/memoire-et-oubli

Philippe Boyer

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Commentaires 2
à écrit le 23/01/2020 à 15:42
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Oui le net n'efface rien sauf si on lui demande de le faire ! C'est un vrai problème pour la vie privée et pour le surfing sur le net ! On est contrôlé de partout. Oui à une web plus sur , plus securisé ! Non au dark net aux réseaux de drogue et d'ar...

à écrit le 23/01/2020 à 9:09
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Je trouve sympa que ma fille de 18 ans génération internet à fond les ballons me dise qu'au final sur facebook le plus intéressant ce sont les images de l'INA ! "Tout action exige l’oubli, comme la vie des êtres organiques exige non seulement la ...

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