Qu'allons-nous faire de tout ce temps libre  ?

HOMO NUMERICUS. L'avènement de l'intelligence artificielle rebat les cartes de la productivité. En libérant du temps, elle nous forcera à nous réinterroger sur le modèle de société que nous voulons. Par Philippe Boyer, directeur relations institutionnelles et innovation à Covivio.
Philippe Boyer
(Crédits : DR)

Est-ce parce que nous nous savons mortels que le temps est l'un des sujets les plus étudiés de la philosophie ?

Depuis la nuit des temps, l'étude de ce passé qui n'est plus et qui se confond avec ce présent fuyant vers ce futur qui n'existe pas encore, ont passionné les penseurs qui ont tous essayé d'appréhender ce concept insaisissable par nature. Il fallut attendre la révolution industrielle pour qu'une vision utilitaire de cette notion émerge - la célèbre formule «Time is money » serait due à Benjamin Franklin en 1748 - et ce jusqu'à la mesure toujours plus fine de la productivité.

Le temps, valeur économique qui se mesure et s'échange

De Marx à Milton Friedman, les économistes de tous bords ont fait du « temps » un concept central pour expliquer et décrire la vie marchande. On l'a presque déjà oublié, mais n'y a pas si longtemps, la question de l'instauration d'un revenu universel a électrisé les débats politiques. Le sous-jacent étant que la production de biens et de services, de plus en plus liée à la place omniprésente des machines, permettrait de distribuer les gains de la robotisation à une population devenue oisive.

Au fond, et au centre de ces débats, les notions de temps (épargné) et de productivité (améliorée) : ces deux facteurs prémonitoires d'un avenir marqué par un reflux du travail. Nombre d'entrepreneurs de la Silicon Valley, à commencer par Elon Musk et Sam Altman, patron d'OpenAI, ne se cachent pas d'affirmer que l'avènement de cette société de loisirs rétribuée par un revenu universel laissera à terme une super-élite et les intelligences artificielles (IA) créer la valeur du monde de demain ; sorte de combo peu amène entre Marx et Darwin.

L'IA libérateur de temps

Sans tomber dans cette caricature digne d'un mauvais film de science-fiction, il n'empêche que la généralisation de l'intelligence artificielle a fait ressurgir cette idée que l'automatisation de nombreuses tâches allait mécaniquement permettre de libérer un supplément de temps. Nul besoin d'être expert pour comprendre que l'émergence de ces nouveaux outils technologiques ultrapuissants seront en effet de nature à faire accomplir d'indéniables gains de productivité.

Dans un rapport récent sobrement intitulé « IA : notre ambition pour la France », ce sujet du « temps gagné » grâce aux apports de la machine apparait à plusieurs reprises. Ici, pour souligner que « l'intelligence artificielle peut être un incroyable booster pour notre économie. Bien utilisée, elle peut au-delà d'un grand bond en avant en matière de productivité sur nos tâches existantes, nous permettre de développer plus rapidement et pour moins cher de nouveaux produits et services ».

Là, en mentionnant que « Les entreprises risquent toutefois de se retrouver confrontées à un dilemme. Libérer tout le potentiel de l'IA, c'est accepter d'engager de vastes coupes dans ses effectifs pour rester compétitif face à des concurrents internationaux qui, eux, trancheront dans le vif. Mais ne rien faire si les autres avancent, c'est prendre le risque d'être totalement décrochés. »

Société malade de son temps libre

Même si quelques rares études récentes détonnent dans le sens où elles estiment que les gains de productivité liés à l'IA seraient largement surestimés, nous sommes sans doute à l'aube d'une révolution dans nos façons de travailler. Avec l'automatisation des tâches répétitives et l'optimisation de process liés à cette nouvelle donne, le recours de plus en plus généralisé à l'IA promet de transformer en profondeur les métiers, y compris les tâches manuelles du fait des récents progrès spectaculaires de la robotique humanoïde dopée à l'IA.

Au-delà de ces chiffres et prévisions sur ces futurs et hypothétiques gains de productivité, la question philosophique qui se pose avec acuité est celle de l'usage de ce supplément de temps disponible. De tous temps, les Hommes se sont efforcés à réduire leur peine et partant d'optimiser leur temps : plus de bon temps et plus longtemps. Avec l'avènement des nouvelles technologies qui nous déchargerons, il nous faudra faire des choix : soit sombrer dans une société « malade de son temps libre* », comme le décrit l'essayiste Olivier Babeau dans, La Tyrannie du divertissement, soit prendre notre destin en main en tournant à notre avantage ce nouveau temps libre créé par la machine.

L'heure des choix

Bien plus qu'une simple technologie, l'IA s'apparente à une révolution anthropologique qui nous impose de définir comment nous voulons utiliser cette nouvelle ressource à notre disposition. Plusieurs pistes se profilent :

  • D'abord, et si nous ne voulons pas subir ces technologies, il faudra consentir à des investissements massifs dans la formation. L'enjeu central consistant à aider les personnes à se projeter vers de nouvelles compétences, de nouveaux métiers plus qualitatifs, plus émancipateurs... Au fond, faire en sorte que l'IA soit synonyme de collaboration et non de contrainte,
  • Ensuite, rêvons que ce surplus de temps puisse aussi être investi dans des activités bénévoles, contribuant à renforcer le tissu social. Dans un monde où les jeunes générations répètent à l'envie qu'elles aspirent à un supplément d'âme, ce surplus de temps dégagé pourrait ainsi permettre de redonner un sens au-delà d'un travail rémunéré. Dans son récent ouvrage « Fraternité ! », Michel de Rosen, rappelle que « dans notre société narcissique, il existe un profond besoin de fraternité, notamment du côté des jeunes ». Si l'IA pouvait permettre de faire apparaître cette dimension fraternelle, nos sociétés s'en porteraient assurément mieux,
  • Enfin, et pour aller un cran plus loin, à l'instar du philosophe et mathématicien anglais Bertrand Russell qui dans "Éloge de l'oisiveté" soutenait que le travail n'est pas toujours un but en soi et que l'oisiveté pouvait aussi être une source d'épanouissement personnel et de créativité, imaginons que la réduction du stress au travail liée à la présence de l'IA puisse offrir une opportunité de se concentrer sur sa santé, son bien-être et partant sa créativité. L'histoire est riche d'œuvres extraordinaires conçues en dehors d'un temps de travail administré.

Quelle que soit l'option que l'on retiendra, il est évident que les bouleversements technologiques que nous commençons à peine à entrevoir auront pour conséquence de changer l'usage et la perception que nous nous faisons de cette ressource rare et précieuse qu'est le temps.

Au fond, l'IA ayant ce mérite de mettre sur le devant de la scène cette notion complexe qui, qu'on le veuille ou non, nous forcera à décider comment nous voudrons vivre.

____

(*) Un homme de 1841 travaillait 70 % de sa vie éveillée: ce chiffre tombe à 12 % en 2015. En cinquante ans, nous avons gagné 500 heures de loisir.

Philippe Boyer

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Commentaires 5
à écrit le 19/04/2024 à 21:53
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L'IA nécessite beaucoup d'énergie ( beaucoup d'électricité). À mon avis ( avis d'ingénieur), elle ne se répandra pas tant que cela ou alors la consommation d'électricité va beaucoup augmenter. Est ce raisonnable à une heure où l'on nous demande de la...

à écrit le 19/04/2024 à 14:23
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Keynes prédisait une semaine de travail de 15h par semaine à l'horizon 2000 du fait des gains de productivité que permettaient la mécanisation de l'agriculture et le taylorisme dans l'industrie, mais cette prédiction a été pattue en brèche pas tant d...

à écrit le 19/04/2024 à 13:29
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En rêvant j'imagine que le temps dégagé permettrait de reprendre possession de sa vie sans avoir une pendule dans la tête et de faire soi même tous ces biens et services achetés , en premier lieu cuisiner et consommer des produits frais et de saison ...

le 19/04/2024 à 22:01
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@Idx : c'est ce que ne veulent surtout pas les néolibéraux car ce sont généralement des professionnels de l'économie immatérielle, c'est d'ailleurs pour ça qu'ils sortent souvent des énormités dès qu'on les sort de leur bulle...

à écrit le 19/04/2024 à 11:16
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Que l'on sache, l'homme de Cro-Magnon avait beaucoup de temps libre et c'est créé un Dieu ! ;-)

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