Jusqu'où ira Poutine ?

Par Philippe Mabille  |   |  1174  mots
(Crédits : VALENTYN OGIRENKO)
VOTRE TRIBUNE DE LA SEMAINE. Vladimir Poutine avait visiblement prévu son attaque sur l'Ukraine de longue date. L'Occident tente de rouvrir la voie des négociations tout en frappant fort sur les sanctions, y compris en visant au portefeuille le président russe et les oligarques. Cela suffira-t-il pour empêcher l'escalade de la guerre en Europe ?

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La guerre à 2000 kilomètres de Paris. 3 heures d'avion. Des scènes d'exode des populations civiles, comme l'Europe n'en avait pas connu depuis la 2ème guerre mondiale. Pour tous les enfants nés dans « l'après-guerre », les boomers comme les X, les Y ou les Z, qui ont vécu près de 80 ans de paix, parfois chaude pendant la « guerre froide » jusque la chute de l'URSS en 1991, la date du 24 février 2022 restera comme celle de la fin d'une ère, celle de la Pax Europa. En envahissant l'Ukraine, la Russie de Poutine vient de bouleverser l'ordre du monde, à commencer par celui qui prévalait en Europe depuis la fin de l'empire soviétique. En montrant que la guerre est une possibilité et que l'Occident n'y était absolument pas préparé, il nous a pris de court.

A ce stade, nul ne sait où s'arrêtera Vladimir Poutine. Après l'Ukraine, voudra-t-il étendre l'influence russe dans d'autres territoires de l'ancienne URSS comme la Roumanie ou les Etats baltes ? Alors que l'autocrate russe n'hésite pas à brandir l'arme nucléaire pour montrer ses muscles face à l'Occident, l'OTAN prend ce risque suffisamment au sérieux en prévoyant d'y envoyer des troupes. A l'évidence, l'Occident a fait preuve d'une grande imprévoyance en refusant de croire en ce que disait depuis des années le président russe. Aurait-on pu éviter cette guerre en écoutant la demande de Poutine de ne pas envisager de faire rentrer l'Ukraine dans l'OTAN ? Cela aurait été la voix de la sagesse, répètent en coeur Hubert Védrine ou François Fillon (qui a démissionné sur le tard vendredi de son mandat dans l'entreprise pétrochimique russe qu'il avait rejoint).

En fait, depuis la révolution orange de 2004 qui a fait de l'Ukraine une démocratie, le scénario d'une intervention russe est peu à peu devenu un engrenage infernal. L'obsession sécuritaire de Poutine face à l'encerclement de la Russie n'a pas été prise au sérieux par les Etats-Unis qui de Bush Junior à Obama ont traité la Russie comme une puissance moyenne. Tout laisse entendre que l' « opération spéciale » déclenchée par Vladimir Poutine était prévue de longue date. Pas seulement par la mobilisation massive de 180 divisions aux frontières de l'Ukraine. Mais aussi par son calendrier. Poutine, qui a pris soin de s'assurer de la neutralité de Xi JinPing, le président chinois, en se rendant à l'ouverture des JO d'hiver à Pékin, a su attendre la fin de ceux-ci pour déclencher son offensive. Il a aussi habilement assoiffé l'Europe, en particulier l'Allemagne, en rationnant ses livraisons de gaz, ce qui a accéléré la flambée des prix de l'énergie et accentué le rapport de forces en sa faveur.

La surprise de l'attaque du 24 février a littéralement vitrifié la campagne présidentielle française. Elle place Emmanuel Macron en position de force, en apparence, en forçant à l'unité nationale et oblige les défenseurs de Poutine à changer de ligne, qu'il s'agisse de Mélenchon, de Zemmour ou de Le Pen. Mais, comme l'écrit aussi notre chroniqueur politique, Marc Endeweld, cette guerre aux portes de la Pologne est aussi un symbole du déclassement de l'Europe devenue en quelque sorte à son tour la périphérie du monde, incapable d'assurer sa propre sécurité, et de se mettre d'accord sur l'arsenal des sanctions à infliger au régime de Poutine.

Certes, le dictateur russe va payer cher sa décision. Ses avoirs et ses actifs en Occident seront gelés. Mais il est probable qu'une bonne partie de sa fortune est bien cachée... y compris en cryptomonnaies. L'efficacité de cette mesure anti-oligarques reste à démontrer mais pourrait fissurer le soutien interne au président russe. Signe de la difficulté de parvenir à un consensus sur les sanctions, sur l'éventuelle coupure de l'accès au système de paiement internationaux SWIFT, l'Allemagne, qui tient à ses livraisons de gaz, ne semble pas d'accord. Les sanctions destinées à assécher le financement de l'économie russe seront cependant sévères, a indiqué le ministre français de l'économie, Bruno Le Maire.

Mais ces sanctions dures se retourneront aussi contre nous. La France a en effet des relations économiques importantes en Russie, avec la présence d'entreprises importantes qu'il s'agisse de TotalEnergies, de Société Générale ou de Renault. Le conflit russo-ukrainien fait aussi flamber le cours de matières premières notamment ceux du blé et représente une menace pour l'agriculture française qui réouvre son salon à un mois et demi du premier tour de la présidentielle.

Certes, les sanctions contre Poutine feront mal au pouvoir d'achat des Russes via l'impact sur l'inflation et la désorganisation du commerce, mais ceux-ci en ont pris l'habitude depuis 2014 et se sont largement autonomisés. En outre, Poutine a sans doute préparé l'adaptation de la Russie aux sanctions, en négociant une possible alliance commerciale avec la Chine, la moins vocale pour dénoncer son attaque. Pour l'heure, quoi qu'il en soit, les livraisons de gaz de la Russie ne sont pas concernées par les sanctions.

Vendredi soir, il restait encore un petit espace à la négociation mais l'éventuelle neutralisation de l'Ukraine à l'occasion des rencontres prévues à Minsk pour revoir les accords de 1997 ne peut être, dans l'esprit de Poutine, qu'une capitulation. Il a d'ailleurs appelé l'armée ukrainienne, où il aurait placé des hommes, à renverser le président Zelensky à l'occasion d'un coup d'Etat pour mettre à la place un gouvernement fantoche à la solde de Moscou.

Mais Poutine, s'il parvient à ses fins sans provoquer un bain de sang dans les populations civiles, ce qui n'est pas encore certain vu la forte résistance héroïque de l'Ukraine, ne s'arrêtera pas là. Son objectif affiché désormais clairement est bien plus vaste : revenir à la situation qui prévalait avant 1997. Le monde est donc entré dans une déstabilisation durable avec une Europe devenue l'épicentre d'une guerre chaude en son coeur.

L'économie n'en sortira pas indemne. Le jeudi noir sur les marchés financiers, certes plus calmes vendredi, en donne la mesure, même s'il est pour l'heure impossible de chiffrer cet impact. Pour les entreprises comme pour les consommateurs, une période durable de trouble s'annonce. Emmanuel Macron ne l'a pas caché : cette crise aura des conséquences, directes et indirectes, « sur nos vies, nos économies et notre sécurité ». Vendredi soir, l'OTAN a indiqué qu'elle prendra toutes les mesures nécessaires pour défendre tous les membres de l'alliance.

Pierre Manière a analysé l'un des risques potentiels d'un conflit majeur avec la Russie, en dehors du danger nucléaire et de la cybersécurité : la fragilité des câbles sous-marins par lesquels passent les liaisons internet. Se voir couper l'accès à internet, un scénario cauchemar pour les Européens.