Exclure la Russie du système bancaire mondial : le réseau Swift en six questions

Le revirement de la France, sur l'exclusion de la Russie du système bancaire SWIFT, était inattendu. En seulement quelques heures, le ministre de l'Economie Bruno Le Maire a réévalué sa position passée de simple "option" au déclenchement imminent de cette "arme nucléaire financière" pour sanctionner Moscou contre son invasion de l'Ukraine. La Tribune fait le point sur ce réseau de transaction bancaire international et ses enjeux, en six questions.
(Crédits : REUTERS/Chris Helgren)

Alors que les troupes russes continuent leur avancée en Ukraine, et que les Occidentaux ont engagé un premier train de sanctions à l'encontre de Moscou, une autre mesure de rétorsion stratégique agite de nouveau les débats. Pour accentuer la pression en asphyxiant l'Etat russe, des voix, dont celle du président ukrainien Volodymyr Zelensky, s'élèvent pour débrancher la Russie du système mondial de transaction bancaire, à travers le réseau Swift.

Après avoir déclaré vendredi matin que l'exclusion de la Russie de Swift était « la toute dernière option », le ministre français de l'Economie a finalement réévalué sa position quelques heures plus tard. Désormais, la France est ouvertement en faveur de l'exclusion de la Russie de Swift, a affirmé Bruno Le Maire.

"Certains États membres ont fait part de réserves, la France ne fait pas partie de ces États (...) Il faut qu'il y ait un consensus européen" a-t-il poursuivi pour justifier le non-recours à cette "arme nucléaire financière", a déclaré le ministre au cours d'une conférence de presse dans le cadre d'une conférence rassemblant les ministres des Finances de l'UE.

Autrement dit, le locataire de Bercy se démarque du président américain Joe Biden, lequel a affirmé jeudi que couper la Russie du réseau bancaire restait « une option ».

L'Autriche, dont le pays achète 70 à 80% de son gaz à la Russie et qui jusqu'ici y était opposé, a finalement adopté également cette position : "nous plaidons en faveur d'une exclusion de la Russie de Swift", a déclaré le chancelier Karl Nehammer,

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  • Qu'est-ce que le système Swift ?

Fondé en 1973, Swift est l'un des plus importants réseaux de messagerie bancaire et financier mondiaux. Ce réseau, créé presque en même temps que la fin des accords de Bretton Woods (1971) qui actait la fin de la parité du dollar avec l'étalon-or, est l'acronyme de Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication. Cette création, faite à Bruxelles, est une des pierres fondatrices de la financiarisation de l'économie, désormais décorrélée de la référence au précieux métal.

A l'aube de la révolution de l'information, elle est mise en œuvre pour remplacer la technologie vieillissante du Télex. Le société assure plusieurs tâches, telles le transit des ordres de paiement entre banques, les ordres de transferts de fonds de la clientèle des banques, les ordres d'achat et de vente de valeurs mobilières, etc. Le tout grâce à une messagerie standardisée, permettant une communication rapide, confidentielle et peu coûteuse entre établissements financiers.

Elle est notamment à l'origine du code BIC, qui permet d'identifier une banque via un code unique composé de 8 à 11 caractères, prenant en compte le nom de la banque, son pays d'origine, sa localisation et l'agence ayant traité l'ordre en question.

Non coté, Swift est organisé sous forme de coopérative de banques. La société se présente comme neutre.

  • Quel est le poids de la Russie dans Swift ?

Au total, la société revendique "plus de 11.000 organisations bancaires et de titres, infrastructures de marché et entreprises clientes dans plus de 200 pays et territoires".

Un réseau dans lequel Moscou est omniprésent. Selon le site de l'association nationale russe Rosswift, la Russie serait le deuxième pays après les États-Unis en nombre d'utilisateurs avec quelques 300 banques et institutions russes membres du système. Plus de la moitié des organismes de crédit russes sont représentés dans Swift.

Moscou a cependant mis en place ses propres infrastructures financières, que ce soit pour les paiements (carte "Mir", voulue comme l'équivalent de Visa et Mastercard), la notation (agence Akra) ou les transferts, via un système baptisé SPFS.

  • Quelles seraient les conséquences de part et d'autre du conflit ?

Côté russe, couper l'accès d'une banque au réseau Swift, c'est lui interdire de recevoir ou d'émettre des paiements via ce canal. Par ricochet, c'est aussi interdire à des établissements étrangers de commercer avec cette banque.

Côté Occidentaux, les pays se sont, pour l'instant, gardés de couper la Russie de Swift. Pourquoi ? « Opérationnellement, ce serait un vrai casse-tête », affirme Guntram Wolff, directeur du centre de réflexion Bruegel interrogé par l'AFP.

Concrètement, couper les banques russes reviendrait à empêcher les clients de payer leurs fournisseurs, notamment en gaz. Plus largement, ce sont tous les échanges économiques qui seraient gelés. Les pays déclarés opposés à cette idée sont d'ailleurs notoirement dépendants au gaz russe : l'Allemagne, dont les importations en gaz proviennent à 55% de la Russie, un chiffre en hausse de 15 points depuis 2012, selon le dernier rapport "Statistic Review of World Energy", mais aussi le refus de l'Italie, la Hongrie et Chypre.

Au-delà de ces pays dépendants au gaz russe, la flambée des cours du pétrole dans la foulée des sanctions va impacter l'ensemble des économies.

Aussi, "l'absence de sanctions sur le pétrole et le gaz russes et la décision de ne pas exclure le pays du réseau de paiement Swift ont permis au marché de pousser un soupir de soulagement", estime Neil Wilson, de Markets.com.

De même, en coupant Swift, l'UE commencerait à rompre des liens économiques avec la Russie. Moscou reste en effet le cinquième marché d'exportations pour l'Union européenne, avec 81,5 milliards d'euros de janvier à novembre 2021. La Russie est aussi le troisième plus gros fournisseur du continent derrière la Chine et les Etats-Unis, selon Eurostat, avec 142 milliards d'euros de marchandises sur les 11 premiers mois de 2021.

  • La mesure est-elle vraiment efficace ?

Alors que le président Zelensky juge les sanctions des alliés de l'Otan insuffisantes, l'exclusion de Swift est-elle une arme économique léthale ?

« Sur (le système bancaire) Swift, à mon avis, la portée serait limitée en raison des réserve de changes », observe  Christopher Dembik, responsable recherche et stratégie pour la Saxo Bank interrogé par l'AFP. Si on regarde les réserves de la banque centrale russe, (...), il y a eu un vrai processus de diversification. (Avec) du yuan et surtout beaucoup d'or, ce qui rend l'économie russe beaucoup moins dépendante du système dollar. la Russie avait anticipé l'hypothèse d'un durcissement des sanctions ».

D'autre part, selon d'autres experts, sortir un pays aussi important que la Russie pourrait accélérer le développement d'un système concurrent, avec la Chine par exemple.

  • Y-a-t-il déjà eu un précédent dans l'histoire ?

Les Occidentaux avaient déjà évoqué l'exclusion de la Russie du système Swift peu après l'annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014.

En novembre 2019, dans le cadre des sanctions décidées par les États-Unis contre l'Iran, Swift a "suspendu" l'accès de certaines banques iraniennes à son réseau. Le secrétaire au Trésor de l'époque Steven Mnuchin avait promis de soumettre la société "à des sanctions américaines (si elle fournissait) des services de messagerie financières à certaines institutions financières iraniennes".

Pourtant soumis au seul régulateur belge, Swift n'avait mis que quelques jours à obtempérer, jugeant dans un communiqué la mesure "regrettable" mais conforme "à l'intérêt de la stabilité et de l'intégrité du système financier mondial dans son ensemble".

L'Iran avait déjà été déconnecté du système de 2012 à 2016.

Le rôle de Swift déborde aussi le cadre de la finance : un accord signé mi-2010 par les Etats-Unis et l'Union européenne permet officiellement aux services américains du Trésor d'accéder aux données bancaires des Européens via le réseau, au nom de la lutte antiterroriste.

A la suite de la reprise de l'Afghanistan par les Talibans à l'été 2021, des banques afghanes avaient également été coupées du réseau international, empêchant "même les structures de l'ONU" d'envoyer de l'aide financière.

  • Quelles conséquences indirectes face au blocage du sytème bancaire ?

Les sanctions appliquées à l'encontre d'un Etat et de son système bancaire, impliquent des conséquences indirectes. Ainsi, en Iran, en Afghanistan mais aussi en Russie, les particuliers ont tendance à se tourner vers des moyens de paiement alternatifs, telles les cryptomonnaies. Ces actifs répondent aux besoins d'anticiper soit la dévaluation de leur monnaie nationale, soit de parer au blocage de comptes ou de saisies de l'épargne par leurs gouvernants.

A Kiev, jeudi 24 février, jour de l'attaque russe, les Ukrainiens se ruaient sur les distributeurs automatiques de billets, plusieurs supermarchés refusant désormais le paiement par carte bancaire face à la menace du gel des avoirs. Plusieurs vidéos postées sur Twitter montraient ces files d'attente.

La monnaie ukrainienne, la hryvnia, a atteint son plus bas niveau en quatre ans, de quoi nourrir l'inflation et plomber le pouvoir d'achat. Elle à peine au-dessus des 30,8714 hryvnias pour un dollar.

« Les Ukrainiens vont chercher à s'approvisionner en dollars. Ensuite, les gens vont se rabattre sur les cryptos ; on peut se déplacer plus facilement avec du bitcoin dans la poche qu'avec de l'or ! Surtout, les Ukrainiens n'ont pas confiance dans leurs politiques à cause de la corruption présente dans le pays à tout les niveau depuis la chute de l'URSS. Même les élus possèdent des sommes importantes en cryptomonnaies », observe Frédéric Ocana, expert en cryptomonnaies ayant travaillé sur le sujet en Russie.

Le phénomène est présent à chaque crise ou risque inflationniste majeur. « C'est la même chose en Russie. Avec la crise et les sanctions, les Russes s'étaient déportés sur les crypto depuis plus longtemps », poursuit l'expert en cryptomonnaies ayant travaillé sur le sujet en Russie.

Le nouvel ordre financier, qu'une coupure de Swift pourrait venir exacerber, est pris très au sérieux par les gouvernements. La Russie planche sur un crypto-rouble, la Chine qui expérimente l'e-yuan, cherchent les moyens de garder le pouvoir monétaire entre leurs mains.

(Avec AFP)

Lire aussi 14 mnLa Russie attaque l'Ukraine : les sanctions imposées à Moscou en six questions

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Commentaires 7
à écrit le 27/02/2022 à 6:51
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Cela va tout simplement accélérer la partition du monde (Heartland : Russie-Chine-Haute Asie-Iran contre thalassocraties anglo-saxonnes et nous, du Rimland, tiraillé entre les deux)... La Russie et la Chine vont mettre en place de nouvelles structur...

à écrit le 27/02/2022 à 6:49
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Cela va tout simplement accélérer la partition du monde (Heartland : Russie-Chine-Haute Asie-Iran contre thalassocraties anglo-saxonnes et nous, du Rimland, tiraillé entre les deux)... La Russie et la Chine vont mettre en place de nouvelles structur...

à écrit le 27/02/2022 à 1:41
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Funeste decision qui ne fera que renforcer Poutine dans son projet. Il peut tres bien se passer de ce systeme cree par les usa.

à écrit le 26/02/2022 à 18:44
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Swift sera surtout un symbole plutôt qu'une réelle menace. En ce sens, c'est pour marquer le peuple Russe qui va finir par se poser des questions, malgré des médias verrouillés. Plus de compétitions internationales, plus de contacts culturels, des r...

à écrit le 26/02/2022 à 14:02
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Les transactions transiteront par une banque intermédiaire chinoise ou indienne, en moins de 3 mois, la seule gène sera de rémunérer l'intermédiaire. Taxer ou interdire les exportations russes seraient plus courageux... mais aussi plus gênant pour no...

le 26/02/2022 à 14:35
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Courageux? Vous demandez de courage des dirigents europiennes? Ils vendrait leurs mamans pour sauver leur propre peau.

à écrit le 26/02/2022 à 9:10
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Tiens tiens SWIFT, un loup que la guerre fait sortir du bois, encore un.

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