Le 21e siècle est vertigineux !

#30ansLaTribune - La Tribune fête ses 30 ans: à cette occasion, sa rédaction imagine les 30 événements qui feront l'actualité jusqu'en 2045. Et choisit d'interroger cinq spécialistes qui ont réfléchi à ce futur qui nous attend. Entretien avec Laurent Alexandre (*) qui s'interroge - et nous interroge - sur la montée du mouvement transhumaniste qui conduit certains acteurs de la Silicon Valley à travailler sur l'immortalité, l'intelligence articielle et l'hybridation entre l'homme et la machine.
Laurent Alexandre Président de DNAVision et fondateur du site Doctissimo

LA TRIBUNE - L'enfant qui vivra 1 000 ans est né, affirmez- vous dans votre livre « La mort de la mort »... Enfin, presque... D'ici à 2050, quelles seront les révolutions médicales ? Quelles maladies auront disparu et lesquelles seront sous contrôle ?

LAURENT ALEXANDRE - La mort de la mort semble absurde. Pourtant, c'est une conviction dans la Silicon Valley, notamment parmi les dirigeants de Google : le futurologue Ray Kurzweil, ingénieur en chef de la firme californienne, est à l'avant-garde de l'idéologie transhumaniste qui vise à « euthanasier la mort ».

D'ici 2050, la plupart des maladies seront sous contrôle sauf une, la dernière : la mort ! Mais la révolution biotechnologique pourrait permettre l'impensable en accélérant progressivement le grignotage de la mort. Le recul de la mort ne date pas d'hier. L'espérance de vie a déjà plus que triplé : elle est passée en France de 25 ans en 1750 à plus de 80 ans et croît désormais de trois mois par an. Il existe tout de même un mur biologique naturel : l'âge atteint par Jeanne Calment (122 ans, 5 mois et 14 jours) constitue une limite. La dépasser suppose de modifier notre nature humaine par des interventions technologiques lourdes en utilisant la puissance des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives). Bien sûr, il est difficile de prédire le déroulé exact des ruptures technologiques. Trois vagues technologiques vont affecter notre espérance de vie : l'hybridation croissante de notre corps avec des composants électroniques, la démocratisation de l'ingénierie cellulaire tissulaire, dont la première étape est la généralisation du décryptage de notre génome et sa réécriture, et enfin le développement de la nanomédecine, qui vise à manipuler à l'échelle du nanomètre nos constituants cellulaires.

Un enfant qui naît aujourd'hui n'aura que 85 ans au début du XXIIe siècle et bénéficiera de toutes les innovations biotechnologiques - prévisibles et imprévisibles - du siècle en cours. Il aura probablement déjà une espérance de vie nettement plus longue... de quoi atteindre 2150 et avoir accès à de nouvelles vagues d'innovations biotechnologiques et, peut-être, de proche en proche, atteindre 1 000 ans. Oui, le 21e siècle est vertigineux.

Jusqu'où doit-on laisser les technologies NBIC transformer notre corps ?

Sommes-nous en route vers une nouvelle renaissance, pour le plus grand bénéfice de l'être humain ? Ou bien allons-nous vers la mort de l'Homme tel que nous le connaissons ? Le débat sur les limites de notre pouvoir démiurgique fait déjà rage. Une polémique oppose les partisans de l'interdiction de la modification des embryons humains à des groupes favorables à ces manipulations. Faudra-t-il se limiter à corriger des anomalies génétiques responsables de maladies ou, comme le souhaitent les transhumanistes, augmenter les capacités, notamment cérébrales, de la population ?

Une enquête internationale menée par l'agence de communication BETC révèle des différences considérables entre pays à propos de l'acceptation de l'« eugénisme intellectuel ». Les Français sont ultra bioconservateurs : seulement 13 % jugent positive l'augmentation du quotient intellectuel (QI) des enfants en agissant sur les foetus. Chez les jeunes Chinois branchés, ce pourcentage atteint 50 %. Les Chinois sont de fait les plus permissifs en ce qui concerne ces technologies et n'auraient aucun complexe à augmenter le QI de leurs enfants par des méthodes biotechnologiques.

Le développement des NBIC repose sur des progrès spectaculaires de l'informatique. Mais ne risque-t-on pas de voir la loi de Moore connaître un coup de frein ?

A force de doublement tous les dix-huit mois, on dénombre désormais plusieurs milliards de transistors sur un microprocesseur qui réalise 1 000 milliards d'opérations par seconde. Effectivement, la loi de Moore ralentit en ce moment : le doublement de puissance informatique ne se fait que tous les 2 ans et demi. Mais cela ne va pas freiner la révolution technologique. Le problème n'est plus la puissance informatique brute : on en regorge déjà ! Le levier de demain, c'est la qualité des algorithmes : nous entrons dans le monde de l'Intelligence Artificielle.

L'arrivée de l'intelligence artificielle « forte » suscite beaucoup d'espoirs chez les uns et de peurs chez les autres. Est-ce que nous la verrons avant 2050 ?

Il existe deux types d'IA. L'IA forte serait capable de produire un comportement intelligent, d'éprouver une impression d'une réelle conscience de soi, de sentiments, et une compréhension de ses raisonnements. L'IA faible, elle, vise à construire des systèmes autonomes, des algorithmes capables de résoudre des problèmes techniques en simulant l'intelligence. Nous ne sommes pas certains de disposer d'une IA forte d'ici à 2050, mais l'IA faible est déjà capable de réaliser beaucoup de tâches humaines mieux que des cerveaux biologiques. L'IA faible est révolutionnaire : la Google Car conduit de façon plus sûre que n'importe quel humain ; les robots chirurgicaux opéreront mieux que n'importe quel chirurgien en 2035. Deux pétitions récentes sur les dangers de l'IA ont recueilli plus de 1 000 signatures de scientifiques renommés. La crainte est qu'une superintelligence artificielle, devenue forte à notre insu, devienne hostile.

Elon Musk, le créateur de Tesla et de SpaceX, estime que nous serons les labradors de l'IA : les plus empathiques d'entre nous, du point de vue de l'IA, deviendront des compagnons domestiques. Une chose est sûre, si elle voit le jour, l'IA forte aura accès au Net. Or, il existe des milliers d'articles où nous, humains, expliquons qu'il faudra interdire les IA fortes, les museler ou les débrancher. Toute espèce intelligente (biologique ou artificielle) a comme premier objectif sa survie. Dès lors, on peut craindre que l'IA forte se prémunisse contre notre volonté de la supprimer en cachant ses intentions agressives dans les profondeurs du web. Comme l'ordinateur HAL 9000 dans « 2001 : l'odyssée de l'espace ».

Les sociétés humaines pourront-elles s'adapter à un allongement important de la durée de vie ?

Personne n'est prêt. Pas même, le corps médical. L'entrée de Google et des transhumanistes dans la santé est un choc inattendu pour le corps médical, un changement radical de perspective. Aucun médecin n'a jamais voulu tuer la mort, Google oui ! Max Weber expliquait : « La révolution n'est pas un carrosse dont on peut descendre à volonté. » C'est vrai aussi pour celle des NBIC. Nous, médecins, sommes des petits-bourgeois qui ne voyons pas arriver les révolutionnaires de la Silicon Valley. Cette révolution va balayer beaucoup de nos certitudes politiques.

Comment les politiques et les institutions vont s'adapter à des changements aussi radicaux ?

Cela va dépendre des pays. La Californie va accepter beaucoup de trangressions biotechnologiques. La Chine encore plus. La première manipulation génétique portant sur 86 embryons humains a d'ailleurs été menée en avril par des scientifiques chinois, qui ont publié leurs travaux juste après la médiatisation d'une pétition internationale opposée à ces expérimentations ! Un sujet est plus troublant : l'IA pourrait entraîner la disparition de l'argent. Dans nos sociétés méritocratiques, ce sont principalement les différences de capacités intellectuelles qui légitiment les écarts de revenu et de capital. Or, cette clé se trouvera brisée par l'IA. L'intelligence humaine sera à terme ridicule face aux capacités des machines : acceptera-t-on des écarts de revenu de 1 à 1 000 dans ce nouveau monde ? C'est l'IA, et non Thomas Piketty, qui supprimera les inégalités de revenus. Le capitalisme ne survivra pas aux machines intelligentes.

Va-t-on vers une nouvelle ligne de fracture politique entre pro-transhumanistes et bioconservateurs ?

Les NBIC sont de plus en plus spectaculaires et transgressives, mais la société les accepte avec une facilité croissante. Nous devenons, sans en être conscients, des transhumains, c'est-à-dire des hommes et des femmes technologiquement modifiés. La plupart d'entre nous accepteront cette biorévolution pour moins vieillir, moins souffrir et moins mourir ! L'échiquier politique se reconfigure selon un axe nouveau. Le clivage gauchedroite semble dépassé au XXIe siècle. Demain, l'opposition entre bioconservateurs et transhumanistes pourrait structurer l'espace biopolitique. Dans ce nouvel axe, des rapprochements inattendus apparaissent. Ainsi, José Bové était jusqu'à présent un militant d'extrême- gauche. Dans le nouvel ordre biopolitique, il se retrouve, avec les catholiques intégristes, parmi les ultra bioconservateurs. Il est contre la fécondation in vitro (FIV) pour les couples hétérosexuels stériles ou homosexuels et il s'oppose aux thérapies géniques pour le traitement des maladies génétiques. José Bové est plus conservateur que Ludovine de La Rochère, la présidente de La Manif pour tous, favorable à ces technologies.

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Voir aussi le Débat Quelle place pour l'homme dans la transition digitale ?

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(*) Président de DNAVision, une société qui travaille sur le séquençage de l'ADN humain, fondateur du site Doctissimo qu'il a revendu au groupe Lagardère, actionnaire de La Tribune, le docteur Laurent Alexandre est un chirurgien-urologue qui s'intéresse aux conséquences de la révolution NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) sur la longévité. Il est l'auteur de plusieurs livres dont « La mort de la mort, comment la technomédecine va bouleverser l'humanité », « La défaite du cancer » et récemment « L'homme qui en savait trop » (avec David Angevin), un roman sur l'inventeur de l'informatique, Alan Turing. Il s'interroge et nous interroge sur la montée du mouvement transhumaniste qui conduit certains acteurs de la Silicon Valley à travailler sur l'immortalité, l'intelligence articielle et l'hybridation entre l'homme et la machine.

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