"Arrêtons de vouloir taxer l'économie numérique"

En France, la fiscalité a historiquement joué un rôle de premier plan : redistributive, compensatrice ou régulatoire. L'économie numérique, de par son caractère transnational et immatériel, s'accommode, mal à l'instar de la finance, des exigences de ce modèle. L'élaboration de taxes sectorielles, plus ou moins alambiquées, n'étant ici finalement qu'un autre symptôme du même mal : notre difficulté à assurer la pérennité de notre modèle dans un contexte mondialisé.
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En février dernier, le sénateur Philippe Marini et la Fédération Française des Telecoms avaient convié, avec le soutien du Conseil National du Numérique, l'ensemble des représentants de l'économie numérique pour leur présenter leurs propositions en faveur d'une fiscalité du numérique rénovée. En cause alors, la distorsion fiscale entre secteur numérique et secteur traditionnel, mais surtout entre opérateurs d'infrastructures et fournisseurs de contenus ou encore entre acteurs locaux de l'internet et grands acteurs transnationaux tels Google, Amazon, Apple ou Facebook.

Quand l'industrie réclame des taxes...pour les autres

Si bien que c'est une forme d'unanimité qui prévalait devant la nécessité de corriger ce déséquilibre fiscal, voire de créer de nouvelles taxes. L'exercice était il est vrai pour le moins cocasse et inédit : une industrie, dénonçant sa "surfiscalisation", et proposant, dans le même temps, de nouveaux mécanismes élaborés par des fiscalistes, pour taxer l'industrie numérique.

Cocasse en effet, mais pas sans motifs sérieux: la formidable création de richesses suscitée par le développement d'Internet a bousculé les chaînes de valeur existantes et remis en cause les positions acquises. Et dans ce grand chambardement, les opérateurs telecoms ont l'impression d'être "les oubliés de la croissance". Leurs revenus d'infrastructures se tassent, les nécessités d'investir dans le très haut débit se font pressantes et ces derniers versent chaque année des contributions significatives au financement de la création. Dans une tribune du journal Le Monde, les dirigeants des opérateurs Orange, Bouygues Telecom et Free s'étaient donc quelques semaines auparavant prononcés à l'unisson pour une nouvelle fiscalité numérique. C'était dit ! Et les acteurs visés, sans êtes nommés, étaient bien identifiables... Les opérateurs pointent du doigt les grands acteurs de l'Internet, dits « Over the top », qui ne participent pas à ce financement et assument une fiscalité très allégée en Europe. Bien plus, ils remettent véritablement en cause le "business model" historique d'Internet et la place qui y est réservée aux opérateurs d'infrastructures.

Le "business model" de l'internet remis en cause ?

Le "business model" de l'Internet est grossièrement celui d'un marché biface, composé d'une part d'une face contenus et services, et d'autre part, d'une face utilisateurs/internautes. Ces deux faces sont a priori économiquement découplées, les internautes rémunérant en fait les opérateurs d'infrastructures pour pouvoir accéder aux contenus.

C'est ce modèle qui a assuré jusqu'à présent le formidable développement du réseau, son foisonnement de contenus et de services innovants. C'est également ce modèle qui a encouragé l'équipement massif des internautes en box et services triple play. Aujourd'hui les opérateurs d'infrastructures constatent un tassement de leurs revenus de bande passante dans les pays industrialisés et dans le même temps un essor continu de la création de valeur sur le réseau qu'ils administrent par les fournisseurs de contenus et services. Les opérateurs souhaitent alors remédier à cette situation selon deux axes stratégiques. Le premier consiste à développer leurs propres offres de services (musique, vidéo...) sur le réseau, quitte à les intégrer de façon préférentielle au sein de leur offre généraliste. Le second axe consiste à remettre en question le business model historique d'Internet en proposant d'instaurer un internet « à péage », visant à monétiser aussi la seconde face (les fournisseurs de contenus) en leur demandant de payer pour accéder au réseau (outre les frais d'hébergement dont ils s'acquittent déjà). Ce deuxième axe s'est cristallisé autour des débats sur la neutralité du net car l'instauration d'un Internet à péage aurait créé de facto des phénomènes d'exclusivité et de discrimination sur le réseau en contradiction totale avec le modèle natif qui en avait assuré son développement.

Les opérateurs n'ayant pu à ce jour modifier cette relation dans ce qu'elle a de plus visible (le marché de l'interconnexion échappe lui parfaitement à la vue du régulateur) en instaurant une terminaison d'appel data, ils semblent alors avoir décidé de transposer le sujet du déséquilibre de revenus qu'ils dénoncent sur le terrain de la fiscalité

De la difficulté de taxer ce qui est numérique

A priori, l'économie numérique a vocation à être taxée comme les autres. Mais elle renferme trois caractéristiques qui pourraient y contrevenir et rendent dans tous les cas son appréhension complexe. Elle est immatérielle, transnationale et difficile à valoriser. Son caractère immatériel lui confère la possibilité d'être commercialisée de façon abstraite depuis n'importe quel territoire avec une qualité de service constante. Il lui vaut aussi le fait d'être assimilée à une prestation de service immatérielle et donc de se voir appliquer une TVA en conséquence et non celle qui est appliquée aux biens culturels matériels comme dans le cas du livre par exemple (avant la réforme du 1er janvier 2012). Son caractère transnational en découle et conduit les prestataires de services électroniques à localiser leurs plates-formes en fonction des contraintes fiscales et réglementaires appliquées. La création de valeur étant multiforme et transnationale sur Internet, il est enfin difficile de la mesurer et donc de la taxer.

On se trompe de cible : le dumping fiscal européen en cause

Actuellement, le taux de TVA applicable en Europe aux services électroniques (musique, video, logiciels...) est celui du pays de localisation du prestataire. Si bien que de nombreux prestataires de services électroniques se sont installés à l'instar d'Apple au Luxembourg qui pratique l'un des taux le plus bas d'Europe avec 15% et n'applique qu'un taux de 3% sur la partie droit d'auteur (75% de la valeur). Fort également d'un taux d'imposition sur les sociétés attractif, le Grand-Duché est ainsi devenu une terre d'élection pour les grands acteurs du web. 200 millions d'euros : ce serait le montant du manque à gagner en TVA pour les autres économies européennes. Une situation qui devrait connaître un terme car à partir de 2015, la TVA sera progressivement appliquée et collectée dans le pays preneur du service.

Concernant l'impôt sur les sociétés, de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer les niveaux d'imposition des géants du web, avoisinant pour certains les 3% seulement de leurs bénéfices ...Ces cris d'orfraie laissent perplexes quand on sait que ces niveaux sont le résultat des mécanismes d'optimisation fiscale légaux, mis en place par les gouvernements eux-mêmes, et qui bénéficient également aux acteurs du CAC 40 qui ne se privent pas d'en user. En outre, les pays qui font les « frais » de cette collecte d'impôts réduite, sont en réalité les Etats-Unis, pays d'origine des acteurs visés, contraint de voter des exonérations massives pour obtenir les rapatriements des capitaux de leurs acteurs. Enfin, si ces acteurs ne paient quasiment pas d'impôts sur les sociétés en France en dépit des bénéfices qu'ils y engrangent, c'est l'application mécanique des conventions fiscales qui ne permettent pas à l'Etat de consommation du service de taxer. Là encore, c'est le défaut d'harmonisation fiscale européenne qui est en cause et fait que certains de nos voisins pratiquent un dumping préjudiciable aux finances publiques françaises.

L'inventivité française à l'?uvre... en matière fiscale

Toujours est-il que la France s'est faite championne d'une fiscalité sectorielle vouée à préserver, à stimuler ou à corriger les évolutions économiques souhaitées. Ce fut bien entendu le cas pour préserver son exception culturelle. Selon l'étude comparative des systèmes fiscaux dans le domaine de la culture réalisée par le cabinet Ernst & Young, la France arrive en tête, de très loin, avec 14 taxes de nature culturelle et 48 mesures fiscales incitatives...

Il n'y avait donc pas de raison que la distorsion que vit notre économie numérique y échappe. D'aucuns échafaudent alors des dispositifs censés remédier à cette situation tel « l'octroi numérique » évoqué lors du même colloque mais qui se heurterait inévitablement aux règles de l'OMC comme s'y heurte déjà son mécanisme inspirateur, l'octroi de mer qui taxe dans les départements d'outre-mer la production non locale. Le Conseil National du Numérique s'est également penché sur la question, proposant la création d'un établissement stable virtuel. Une proposition qui laisse perplexe Maître Franck le Mentec " Pourquoi ne pas dénoncer unilatéralement les conventions fiscales si elles nous déplaisent ? Ça s'est déjà vu entre le Danemark et la France en 2008. " Même objectif avoué pour la taxe improprement dénommée « taxe Google », défendue en 2010 par le sénateur Philippe Marini, qui visait d'une part à remédier à la distorsion avec le secteur des médias traditionnels dont les activités publicitaires sont spécifiquement taxées et d'autre part à imposer les revenus des grands acteurs du web retirés des activités de publicité en ligne. Écartée par les députés, cette taxe pourrait revoir le jour à l'instigation du sénateur Marini qui souhaite désormais taxer les régies, invitées dès lors à se doter d'un représentant fiscal et à y déclarer leurs revenus locaux, sur le modèle très encadré des services de paris en ligne.

Derrière la fiscalité du numérique, l'enjeu de notre projet européen

En France, la fiscalité a historiquement joué un rôle de premier plan : redistributive, compensatrice ou régulatoire, elle a longtemps constitué un instrument majeur entre les mains de l'action publique pour assurer l'efficacité de notre modèle républicain. Aujourd'hui mis à mal par les conséquences de la mondialisation, ce modèle ne peut plus se penser de façon autonome. L'économie numérique ne peut pas échapper à cette exigence, pointant même, à l'instar de la Finance, nos incohérences et inconsistances de façon éclatante. L'élaboration de taxes sectorielles, plus ou moins alambiquées, n'étant ici qu'un autre symptôme du même mal : notre difficulté à assurer la pérennité de notre modèle dans un contexte mondialisé. En voulant soutenir à tout prix les économies de rentes de nos acteurs historiques, nous empêchons la nouvelle génération innovante d'éclore. En conservant une politique centrée sur les grands groupes, nous n'offrons pas de perspectives aux PME qui souhaitent atteindre la taille critique leur permettant de partir à la conquête des marchés mondiaux. En stigmatisant les acteurs mondiaux qui profitent de l'inconsistance de notre projet européen, nous manquons une nouvelle occasion de le reformer et d'en faire, non pas le garant, mais le héraut de notre exception culturelle.

 

Article paru en version intégrale dans le n°675 de la Jaune et la Rouge, revue de l'Association des anciens élèves et diplômés de L'Ecole Polytechnique.

 

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Commentaires 8
à écrit le 28/04/2012 à 16:09
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Pourquoi ne pas tout simplement rétablir un protectionnisme intelligent pour se préserver des effets néfastes de la mondialisation dont on ne cesse de se plaindre. Un banal contrôle des mouvements de capitaux permettrait de mettre fin à ce chantage d...

à écrit le 27/04/2012 à 23:12
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L'état Français est un ogre qui ne calme jamais sa faim. Il lui faut chaque jour sa ration d'impôts pour assouvir ses besoins grandissants de dépenses. Et le numérique n'échappe naturellement pas à l'appétit de l'ogre Français. Mais cette stratégie à...

à écrit le 26/04/2012 à 10:42
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Et si l'on arrêtait de taxer tout ce petit monde pour le cinéma et la musique. les artistes etaient des troubadours qui touchaient ce que les gens leurs donnaient. Ils peuvent, à notre époque, envoyer les intermédiaires sur les roses. Et le cinéma en...

à écrit le 26/04/2012 à 10:23
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"certains de nos voisins pratiquent un dumping préjudiciable aux finances publiques françaises" : ERREUR ! Ces voisins vivent très bien avec leurs rentrées fiscales, ce qui prouve que le problème n'est pas un soi-disant "dumping" (action de vente à p...

à écrit le 26/04/2012 à 10:20
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"Quand l'industrie réclame des taxes...pour les autres" : rien de surprenant à cela tout le monde passe son temps à réclamer des taxes pour les autres ! "L'État, c'est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens ...

à écrit le 25/04/2012 à 19:45
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Quand on dépense plus que l'on ne collecte, il faut bien imaginer des nouvelles sources de financement. A mon avis, ce n'est pas le numérique qui est le premier en danger, mais l'épargne. Les Français épargnent beaucoup, ça tombe bien la dette est be...

à écrit le 25/04/2012 à 17:54
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la france est championne pour coller des impots sur les entreprises d'avenir pour etre sur(e) qu'elles ne viennent pas , ou qu'elles n'y restent pas! ca permet de financer les canards boiteux a court terme ( nids a syndicalistes et consors...)

à écrit le 25/04/2012 à 16:28
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Nous on taxe tous les revenus sans distinction, à commencer par ceux des multinationales étrangères pour le fric qu'elles gagnent grâce à notre marché, et bien sûr des multinationales françaises pour ce qu'elles gagnent aussi en dehors de nos fronti...

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