Ce que veut dire le boom des ventes entre particuliers

Le boom des échanges entre particuliers, via internet, est à l'origine d'un nouveau système de valeurs: tous deviennent peu ou prou amateurs-experts de leurs objets Par Michel Puech, Université Paris-Sorbonne, Philosophie
Il y a quelques années j'ai acheté le scooter d'occasion de mes rêves, à un particulier qui habite à quelques rues de chez moi, dans notre petite ville de banlieue. Je l'avais repéré... sur Le Bon Coin, le site d'annonces en ligne. J'étais sûr du juste prix parce que j'avais eu sous les yeux toute l'offre d'occasion du moment, avec ses prix, expertise gratuitement mise à ma disposition d'acheteur. Ce vendeur a exercé une expertise unique (et gratuite) pour localiser un acheteur de proximité. Comme amateurs, nous sommes devenus « pro » et c'est le vendeur de deux-roues professionnel avec son minuscule parking de véhicules qui est en position de faiblesse. Ce qui m'a frappé est la puissance concrète d'une idée centrale en philosophie de la technologie contemporaine : la proximité du global, son insertion dans l'ordinaire et l'intime de nos vies, et les effets de potentialisation de l'individu qui en résulte.
 

Un savoir faire numérique largement partagé

Ce savoir-faire numérique n'est pas réservé à une élite. Au contraire, une étonnante étude de l'IFOP, réalisée pour le système de paiement en ligne PayPlug (Petites annonces et ventes en ligne : les Français tous commerçants?) montre que c'est une large majorité de Français qui utilise pour acheter (84%) ou vendre (65%) les sites Internet d'annonces ou les petits sites marchands indépendants. 
 
Comme il arrive de plus en plus souvent, le rythme de l'évolution réelle dépasse la conscience que nous en avons - tous autant que nous sommes, prétendus « experts » ou simples utilisateurs. C'est justement cette distinction qui est en train de céder. Les esprits chagrins dénonçaient un « culte de l'amateur » dû à Internet, ses forums, ou Wikipédia, auxquels les utilisateurs accorderaient plus de confiance qu'aux experts transmetteurs officiels du savoir, les journalistes et les enseignants notamment.
Dans la micro-économie réelle, il s'agit aussi de confiance mais à un niveau très concret, qui implique des savoir-faire complexes, la fixation du prix ou la sécurisation raisonnable du paiement, par exemple. Les amateurs sur les petits sites marchands semblent y réussir autant que les ordinateurs géants des grands acteurs du Web qui traquent impitoyablement nos données. L'amateur, finalement, retrouve son étymologie : « celui qui aime », et qui est compétent parce qu'il est passionné, mû par des émotions et des valeurs, comme dans « l'amateur de cigares » ou de thé. 
 

Un nouveau système de valeurs

La désintermédiation marchande est aussi un système de valeurs : les citoyens vendent aux citoyens, les usagers revendent à de nouveaux usagers. Au lieu d'un système marchand physique et centralisé, sur le modèle de l'hypermarché, on achète et on vend dans une économie en ligne et disséminée, dont chacun est acteur. Une multitude de centres de micro-décisions produit une adaptation de l'offre, du service et du prix qui n'est en fait que l'une des expressions du fonctionnement même d'Internet : l'émergence collaborative de la performance.
 

Les trois formes d'organisation du pouvoir

Dans le stade actuel de son développement, l'organisation de cette économie semble atteindre la troisième forme d'organisation institutionnelle. La première forme est la centralisation, inventée dès la préhistoire : un seul commande, tous les autres obéissent. Certains régimes politiques, certaines entreprises, certains systèmes d'information en sont restés là. Une grande partie de la réussite des civilisations modernes est pourtant due à la deuxième forme, la distribution du pouvoir, relayé par des centres de décision délocalisés (un député, un cadre, un revendeur, un serveur de réseau local). Les pays démocratiques, les organisations à hiérarchie intermédiaire, les réseaux de vente traditionnels et les systèmes d'information « distribués » sont sous cette forme, qui est dominante.
La dissémination est la troisième forme, elle correspond à la promotion de chaque nœud de réseau en un centre d'action et de décision, coordonné avec les autres de manière partiellement procédurale et partiellement immanente. Les groupes collaboratifs, dont Internet lui-même et ses communautés collaboratives (Wikipédia, le logiciel libre), ont adopté cette nouvelle logique et démontrent son efficacité.
Sur le marché du commerce ordinaire, cette économie dispersée, informelle, non institutionnelle, prospère dans l'infosphère ou grâce à l'infosphère. Elle est son écosystème parfait, non seulement techniquement, mais probablement aussi parce que les acteurs de l'infosphère sont animés par un système de valeurs discret mais puissant, mi-utopique mi-résistif, et qui est quasiment la seule dynamique sociale restante. 
 
Michel Puech - Université Paris-Sorbonne, Philosophie
 

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Commentaires 3
à écrit le 28/05/2014 à 9:41
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Moins d’intermédiaires, pro qui achète bas prix et revend avec une marge à un particulier, tous si retrouvent sauf le pro (idem dans les produits alimentaires, directement aux producteurs)

à écrit le 28/05/2014 à 7:15
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Comme le troc, les vide-greniers, les marchés ou le producteur vend aux consommateurs, les affichettes "à vendre" sur les voitures, le co-voiturage. Pratiquement tout paye en liquide, et NON TAXE. Ce qui doit donner des boutons à nos technocrates.

à écrit le 27/05/2014 à 17:31
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On dirait que la révolution internet est, enfin!, vraiment en marche.

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