Albert Rivera et le problème national espagnol

Quelle est la vraie nature du parti des Citoyens, nouvelle coqueluche des média espagnols, en troisième position dans le sondages? Par Nicolas Klein, doctorant en espagnol à l'université d'Aix-Marseille

L'ascension de deux nouvelles formations politiques en Espagne, Podemos et le parti Citoyens, à la faveur de la crise économique qui sévit dans le pays, a largement capté l'attention des médias. Après les élections européennes de 2014, c'est le parti de Pablo Iglesias qui a concentré l'essentiel des commentaires. Pourtant, suite à l'échec de Podemos aux élections catalanes, à la reddition de Syriza en Grèce et aux brouilles au sein de la gauche espagnole, c'est le parti Citoyens qui est la coqueluche des médias.

Un sondage réalisé par GAD3 pour le quotidien ABC donne désormais Albert Rivera en troisième position aux élections générales de décembre, à moins de trente sièges du PSOE. Le Parti populaire pourrait alors conserver le pouvoir en transigeant avec Citoyens, l'alliance entre le PSOE et Podemos étant insuffisante pour gouverner .
Il convient certes de s'armer de prudence à l'égard des sondages. Toutefois, il est indéniable que Citoyens a le vent en poupe. La jeunesse de son dirigeant et la relative nouveauté de sa formation ne peuvent tout expliquer.

Albert Rivera fait valoir l'existence d'une solution modérée et harmonieuse, ainsi que le fait remarquer  Romaric Godin. L'analyse de ce dernier a le mérite de situer historiquement le débat en expliquant que Citoyens défend une ligne proche du régénérationnisme de la fin du XIXe siècle mais aussi une recentralisation de l'organisation territoriale espagnole. Allons un peu plus loin dans le parallèle : le parti d'Albert Rivera entend, de manière plus ou moins explicite, devenir une alternative à la corruption et à l'incompétence supposée qui gangrènent le monde politique outre-Pyrénées, alors que l'Espagne vit sa pire crise depuis 1898.

De 1898 à 2008 : deux crises comparables

1898 est une année noire dans l'histoire espagnole puisqu'elle s'achève par le traité de Paris, qui consacre la fin de l'empire transocéanique espagnol. La défaite humiliante contre Washington dans la Guerre hispano-américaine, la sclérose du monde politique (l'alternance entre conservateurs et libéraux étant assurée par un trucage électoral massif), le décalage économique avec le reste de l'Europe et la remise en cause du modèle territorial ou de la forme monarchique du régime confluent en une large contestation.

Face à de tels problèmes, l'opposition aux partis de gouvernement propose une alternative visant à régénérer non seulement les institutions mais le pays tout entier. Toute ressemblance avec la situation actuelle est loin d'être fortuite : bien que le débat autour de la monarchie ait été apaisé grâce aux efforts de Philippe VI, la situation économique et politique de l'Espagne de 2015 restent tendues. La défaite de 1898 avait aussi donné aux nationalismes périphériques (Catalogne, Pays basque et Galice) un nouveau souffle, la situation étant alors exploitée par des hommes comme Sabino Arana ou Enric Prat de la Riba. Là encore, la comparaison raisonnée est éclairante, dans le sens où le président de la Généralité de Catalogne, Artur Mas, tente de tirer parti de la dégradation de la situation.

Des axes politiques en rupture ?

Face à ces défis, les principes directeurs du parti Citoyens semblent clairs : simplification administrative, amenuisement du poids de l'État pour relancer l'économie, défense de l'intégrité de l'Espagne, rupture avec le modèle territorial en vigueur. Sur ces deux derniers points, Albert Rivera peut apparaître comme un homme de droite dans le panorama espagnol contemporain : il s'oppose à la solution fédérale prônée par le Parti socialiste (et au « droit à l'autodétermination » que défend Podemos) et cherche à redonner l'initiative à l'État central. Il est aussi défavorable au statu quo auquel s'accroche désespérément un Parti populaire idéologiquement désorienté. La méthode qui consiste à transférer toujours plus de compétences et d'argent aux communautés autonomes en général et à la Catalogne en particulier (qui dispose de plus de 190 compétences propres) a en effet échoué à maintenir la cohésion de la nation espagnole. Et si l'Espagne n'est pas de jure une fédération, elle a depuis longtemps dépassé le cadre proposé en 1978, devenant plus fédérale que bien des pays européens, notamment d'un point de vue économique.

Il convient de ne pas confondre la recentralisation que semble défendre Albert Rivera avec toute forme de néo-franquisme. Le rapprochement sera évidemment fait par tous ceux qui, à gauche et dans le camp séparatiste, essayent de disqualifier leurs adversaires sans autre forme de débat. En revanche, le dirigeant de Citoyens apparaît aux yeux des électeurs comme une planche de salut car il critique à juste titre la politique conciliante des conservateurs et des socialistes à l'égard des régionalistes. Tant José María Aznar que José Luis Rodríguez Zapatero, pour ne citer qu'eux, ont eu à gouverner avec le soutien respectif de Convergence et Union et de la Gauche républicaine de Catalogne, cédant à leurs exigences pour obtenir une majorité à Madrid. En ce sens, ce n'est pas l'hypertrophie du pouvoir central et le regain du nationalisme espagnol qui ont amené Barcelone ou Vitoria à se radicaliser. C'est l'affaiblissement du gouvernement de Madrid et les tabous concernant la défense de la nation espagnole qui ont favorisé la réémergence de discours alternatifs. La nature a horreur du vide.
Après quasiment quatre décennies de régime constitutionnel, les résultats de cette politique sont désastreux. C'est pourquoi, lors des dernières élections catalanes, les électeurs « unionistes » ont majoritairement fait confiance à la liste de Citoyens, conduite par Inés Arrimadas, plutôt qu'au Parti populaire. Les promesses de ce dernier en matière d'intégrité du territoire ne sont plus crédibles.

Une rupture très imparfaite

Deux problèmes se posent cependant au parti Citoyens : le caractère flou ou contestable des mesures concrètes pour parvenir à ses fins et, plus encore, son européisme bon ton. Il ne se distingue en ce sens ni du PP, ni du PSOE, ni même de Podemos (ce dernier cherchant à approfondir l'intégration européenne). Or, la reprise en main de la situation par Madrid, dans le cadre d'une (légère ?) redéfinition des rôles entre pouvoir central et communautés autonomes, ne sera possible que par une prise de distance à l'égard des contraintes venues de Bruxelles. Cette leçon vaut aussi pour l'économie.

L'échec de la politique européenne

Par ailleurs, si la crise de 1898 avait amené les intellectuels à réclamer un rapprochement de l'Espagne avec le reste de l'Europe, la situation actuelle consacre plutôt l'échec de la politique européenne menée depuis les années 70. Il ne s'agit pas seulement de questionner l'appartenance de l'Espagne à l'Union européenne mais aussi d'envisager l'Espagne dans un cadre plus riche et complexe, conforme à son histoire et au caractère tricontinental (Europe, monde arabo-musulman, Amérique) de son identité.
L'un des derniers représentants du mouvement de 1898, le philosophe José Ortega y Gasset, aimait à déclarer que l'Espagne était le problème et l'Europe, la solution. Albert Rivera est peut-être l'un de ses disciples les plus zélés. Mais les temps ont changé. Une véritable alternative peut émerger en Espagne. Pourtant, en l'état actuel, le parti Citoyens n'apporte pas de réponses durables au problème national espagnol.

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