Après-midi d'été à Tobolsk : le songe du Tsar

La dacha était située à quelques verstes du mur d'enceinte du Kremlin, dont les tours dominaient le paysage environnant, dans un dialogue séculaire avec les clochers de la cathédrale Sainte Sophie. A partir des hauteurs surplombant Tobolsk, la terrasse, à l'arrière de la résidence d'été du Président, offrait une vue imprenable sur la courbe de l'Irtych qui traversait la ville érigée par les cosaques d'Ermak à la fin du 16° siècle, à la confluence du grand fleuve sibérien et d'un de ses affluents venu du fond des steppes, le Tobol, et dont les eaux se mêlaient dans l'ancienne capitale de l'immense Sibérie. Par André Yché, Président du conseil de surveillance chez CDC Habitat.

La chaleur de l'été écrasait la nature tandis que la blancheur des murs et l'or des coupoles des édifices religieux éblouissaient le regard ; de la plaine montaient des tourbillons de chaleur portés par une brise brûlante qui assommait la ville basse, à laquelle conduisaient deux centaines de marches d'un escalier en bois, dans la lourde torpeur de cette après-midi caniculaire.

Enfoncé dans les coussins de son fauteuil, une carafe de vodka glacée à portée de main, intouchée, à côté d'une traduction de « Michel Strogoff », le Tsar reposa une reproduction du « Memorandum Czartoryski », ministre des Affaires Etrangères d'Alexandre Premier et s'abandonna doucement au sommeil qui le gagnait, lui offrant enfin un refuge inespéré contre les soucis de l'existence. Reconnaissant pour la grâce que lui accordait ainsi la Providence, il s'endormit.

Dans son rêve naissant, à l'image vivace de la forteresse juchée sur les rives de l'Irtych, se superposa celle d'une autre place-forte dressée au sommet d'une colline dominant le cours de la Volga, celle de Kazan et soudain, un spectre effroyable, au regard terrifiant et halluciné, s'imposa au premier plan : Ivan le Terrible sortait des enfers pour s'adresser à son successeur.

« Il est vraiment temps que tu m'écoutes, mon Vladimir. Tu es le fils que j'aurais aimé avoir, au lieu de celui, tellement stupide, qu'il m'a fallu le tuer pour lui éviter, après ma disparition, le destin des héritiers déchus. Et cependant, ton comportement, parfois, m'inquiète.

D'abord, souviens-toi que le peuple russe ne respecte que le despotisme et n'aime que des maîtres cruels : mon père par exemple... Pour l'avoir un moment oublié, mes plus proches conseillers eux-mêmes, les Adachev et les Kourbski, ont cru pouvoir me condamner au monastère : après les avoir laissé se découvrir, mon châtiment est tombé, tout comme sur les villes ralliées aux rebelles, Novgorod par exemple.

Ensuite, n'oublie pas qu'on n'affermit son pouvoir que par la conquête et par les victoires : celles de Kazan, d'Astrakan, et par l'asservissement des peuples vaincus, les Tatars par exemple, engeance démoniaque qui renaît toujours de ses cendres ; ils sont encore nombreux parmi tes sujets. Poursuit mon œuvre, efface-les de la surface de la Terre, comme tu as fait à Grozny... Grozny, quel beau nom, le mien !

Et n'oublie pas de t'assujettir l'Eglise, celle de la Troisième Rome, la tienne : martyrise quelques prélats récalcitrants et accompli aussitôt de bruyantes pénitences ; crois en tes paroles au moment où tu les prononces, et oublie-les sur le champ !

Restaure tes pleins pouvoirs sur les lieux d'agitation, à Moscou ou ailleurs : applique-leur l'« opritchnina » que j'ai inventée et qui témoigne de mon génie, celui du Mal. Mais la perfection dans le Mal n'est-elle pas la meilleure façon de célébrer l'immense miséricorde de Dieu ?

Enfin, méfie-toi des Anglais, toujours prêts à la trahison ! J'en sais quelque chose ! Ainsi, cette Elisabeth, leur reine, héritière d'un grand roi qui avait su se débarrasser de cinq épouses, et dont j'avais demandé la main pour que, régnant ensemble sur les deux royaumes, nous puissions écraser, moi les Polonais et les Baltes et elle les Français. Pour lui faire honneur et rendre hommage à la tradition familiale de la grande lignée des Tudor, j'avais moi-même éliminé mes six premières épouses et j'étais prêt à livrer au bourreau la septième ! C'est cette anglaise, impitoyable juge de sa cousine Stuart, qui a récusé ma proposition au nom de ma barbarie ! Maudits soient les Anglais ! »

Fixant le Tsar de son regard dément, l'ombre s'effaça dans la lueur rougeoyante de Novgorod en flammes, tandis que se dessinait, au-dessus de la Néva, la silhouette élancée de la flèche de la forteresse Pierre et Paul de Saint Pétersbourg, image familière qui réjouissait le cœur du Tsar. Un personnage impressionnant de très haute stature s'imposa alors dans son champ de vision, le dominant d'une bonne tête : Pierre-le-Grand venait d'entrer sur scène.

« Bonjour Vladimir, je ne sais quels conseils t'a donnés le dément assoiffé de sang que j'ai croisé en venant, mais je les devine : ceux de la Terreur, qui peut présenter des avantages, et ceux de la déraison qui ne comporte que des inconvénients ! J'ai connu, moi aussi, complots et meurtres, ourdis par ma sœur elle-même ; ainsi que le massacre de ma parentèle par une foule déchaînée excitée par des agitateurs sans scrupules : ma sœur Sophie a fini au couvent, son amant Golitsyne la tête sur le billot ; quelques milliers de Strelitz ont payé de leur vie leur trahison, les autres n'ont reçu que le knout! J'ai toujours pensé que la rigueur allait de pair avec une certaine modération, dictée par la Raison ! Car l'essentiel est ailleurs.

La Russie, en dépit de son immensité et peut-être du fait de son immensité, n'est pas un pays isolé, mais encerclé de toutes parts par des envahisseurs potentiels : ceux venus d'Asie qui ont asservi notre peuple pendant plus de deux siècles ; les Polonais et les Baltes qui ont occupé Moscou pendant deux ans ; les Germains, descendants des Teutoniques et des Porte-Glaives ; et au Sud, les Tatars, alliés aux Turcs, tandis que les Zaporogues de la Sitch sont des adeptes du double-jeu. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que tous sont convaincus de leur supériorité sur les Slaves de l'Est, même les Polonais ! Et malheureusement, de mes voyages en Europe, j'ai ramené la conviction qu'ils n'ont pas tort ! Parce que la société russe est immobile, avec ces barbes hirsutes et ces vêtements de serfs, que je ne supporte pas ! Voilà les symboles provoquants de la tradition opposée au Pouvoir, à mon Pouvoir, à notre Pouvoir ! Tu me comprends...

Sans profiter des avantages de l'isolement, la Russie souffre de son enclavement, privée d'accès aux océans par où transitent désormais les richesses... des stratèges occidentaux clairvoyants ont théorisé cette situation scandaleuse : comment maintenir notre nation dans une servitude perpétuelle ? En la privant d'accès au grand large, c'est-à-dire à 80% de la surface du Globe !

Donc, tu dois reconstruire une grande marine, comme après moi, quelques ministres ont tenté de le faire : comme ce français, Traversay, qu'Alexandre avait enlevé à Napoléon, ou surtout celui qui partage désormais mes parties d'échecs, SergueÏ Gorchkov, devenu mon meilleur ami.

Et puis, tu dois absolument préserver notre accès aux mers chaudes : la Baltique, la Mer Noire, et ce couloir stratégique qui les relie par les territoires baltes, le Belarus, l'Ukraine... Ah, l'Ukraine, méfie-toi de ces gens ! Le Russo-Ukrainien Gogol les connaissait bien, et son personnage légendaire, Tarass Boulba, exprime bien leur duplicité à travers sa descendance : un fils tué en combattant les Polonais et l'autre, en devenant leur complice ! C'est sur leurs terres, à Poltava, qu'en 1709, j'ai réglé leur compte aux Suédois qui m'avaient donné tant de fil à retordre à Narva, quelques années plus tôt... Et où crois-tu que leur roi, le jeune Charles (douzième du nom me semble-t-il), dont l'histoire a été racontée par un français ami de ma bonne Catherine, (qui en collectionnait beaucoup) se soit réfugié ? En Crimée, chez les Turcs ! Et naturellement, grâce au soutien clandestin des Zaporogues, pas fâchés de maintenir cette épine plantée dans mon pied !

A cet instant, un nouveau personnage s'invita dans la conversation, une grande et belle dame qui s'exprimait en français avec un fort accent allemand : « J'ai cru comprendre qu'on parlait de moi, cher « Petro Primo » ! Et puis, tous les rêves que tu évoques, c'est moi qui les ai réalisés : j'ai découpé la Pologne en rondelles et j'ai conquis la Crimée, alors que tu n'avais pas réussi à dépasser Azov. C'est donc moi qui ai ouvert la route de Constantinople, pour préparer l'annexion de la « Deuxième Rome », par la Troisième ! Tel est le sens de l'Histoire. Sache toutefois que je n'ai guère apprécié ton persifflage égrillard à propos de mes prétendues relations avec ce petit Monsieur Arouet, que mon associé Frédéric de Prusse, jamais complètement remis de l'exécution de son ami Katte, a bien mieux connu que moi, et pour cause ; ne l'avait-il pas congédié sur ces mots : « Monsieur, sachez que vous paraissez beaucoup plus grand vu de loin que de près » !

Enfin, Cher Pierre, nous en avons vu d'autres : souviens-toi de ce jeune Custine, venu un siècle trop tard pour prendre une place de choix dans ton entourage, si tu suis ma pensée ! Oublions donc ce faux-monnayeur de talent qui, rêvant d'égaler Chateaubriand, ne put que tenter d'imiter Tocqueville ! Ainsi, ne sois pas trop dur avec les Français, une nation qui ressemble beaucoup à la nôtre : le goût de la culture, l'amour de la gloire, l'attrait de l'absolutisme... Un peuple de paysans, jamais vraiment urbanisé... Et souviens-toi que c'est à moi et à l'un d'entre eux, un certain Falconet, que tu dois l'image de ta gloire immortelle dans ta chère Saint Pétersbourg en même temps que proclamant ta primauté, elle illustre ma magnanimité : « Petro Primo, Catharina Secunda ! »

C'est alors qu'un nouveau personnage s'immisça dans la conversation, par une remarque narquoise : « Je vois que décidément, en dépit de tous mes efforts, le « Vieux Monde » n'en finit pas de mourir ou que du moins, il renaît constamment de ses cendres ! » Petit, le teint cireux, le visage marqué par la variole et barré par une épaisse moustache, un rien d'asiatique dans l'allure, mais un regard extraordinairement perçant et cruel qui fascinait ses interlocuteurs, Vassili Djougachvili, dit « Koba », dit Staline venait rompre le cours de la conversation.

Affichant un souverain mépris, les deux autocrates tournèrent le dos au géorgien et s'éclipsèrent, sans prendre la peine d'une réponse. Celui-ci haussa les épaules : « J'espère que tu ne perds pas ton temps avec ces vieilles barbes, tout juste bonnes à ressasser le récit enjolivé de leurs exploits en gommant leurs échecs et leurs fautes. Figure-toi que même ici, depuis soixante-dix ans, ils m'ont mis en quarantaine et sais-tu pourquoi ? Non pour mes crimes dont ils sont secrètement admiratifs, mais parce qu'ils me traitent de moine défroqué ! Et pourtant, c'est bien moi qui ai sauvé la Sainte-Russie, et c'est le pauvre Joseph qui a dû achever leur travail bâclé ; prends, par exemple, la liquidation de la Pologne : lors de mon arrivée au pouvoir, tout était à refaire ; il a bien fallu que j'apporte ma touche finale, à Katyn, ma signature d'artiste, en quelque sorte ! Et Trotski ! Il a fallu le rattraper à Mexico ! Il est vrai que je disposais pour m'épauler du NKVD, autre chose que ton FSB formé de jeunes séminaristes ; mon fidèle Iejov, que vous appelez « le nabot diabolique », était d'une autre trempe et il n'aurait jamais laissé le GRU lui faire de l'ombre ! Méfie-toi des militaires, décime-les régulièrement, si tu ne veux pas qu'un jour, ils te remplacent. C'est mon bon Laurenti, je veux dire Beria, bien sûr, qui m'a convaincu de cette loi fondamentale, la seule qui vaille, en pensant que du coup, j'omettrais de le surveiller ! Malheureusement pour lui, ses collègues s'en chargeront...

Prends donc exemple sur Erdogan, un véritable chef d'Etat, celui-là ! Seulement, c'est un Turc, qui trafique avec les Américains... Viendra un jour où vous vous trouverez nécessairement face à face, comme chez moi, en Géorgie, ou comme en Arménie, lorsque leurs dirigeants imbéciles, fascinés par les médias américains, comprendront enfin que leur salut ne peut venir que de Moscou, et pas de Washington.

Le plus important, c'est que les Occidentaux sont des faibles. S'ils m'avaient écouté, l'Allemagne serait une nation de paysans, moitié moins nombreux qu'aujourd'hui. Et les Français, qui ont été un grand peuple, ne retrouvent le chemin de la gloire qu'une fois par siècle, lorsqu'ils croisent un grand homme : certains des anciens rois ou de talentueux ministres : Louis IX, Philippe IV, Louis XI, Richelieu, Louis XIV ; et puis Bonaparte, Clémenceau et Charles de Gaulle que j'ai sous-estimé et qui me le rappelle souvent ! C'est de lui que je tiens ma récente connaissance de l'histoire de France... Il faut dire qu'il ne parle que de ça ! Quant aux Américains, ils confondent les affaires internationales et la politique locale dans un comté du Middle West ! C'est ce que j'ai compris en rencontrant à Potsdam un marchand de chaussures devenu Président des Etats-Unis.

En revanche, prends garde aux Jaunes : Japonais, Indiens qui ont préféré soutenir les Anglais au cours de leur « Grand Jeu » plutôt que de nous accueillir en libérateurs ; Chinois, surtout, que les richesses de notre Sibérie désertique ne peuvent qu'attirer, au-delà d'un fleuve qui porte bien mal son nom, l'Amour.

A ce propos, et tel sera mon dernier conseil, n'oublie jamais qu'à notre époque, et particulièrement à la tienne, les mots comptent plus que la réalité : qualifie une purge de mouvement de concorde nationale et une invasion de rétablissement de la paix ; tout opposant est un criminel et les oligarques que tu fais liquider, des spoliateurs des biens publics ; et les comparses que tu élimines après les avoir utilisés, fais-en des Héros de l'URSS... pardon, de la Sainte Russie ! »

Après quelques secondes de silence, jetant sur son interlocuteur un regard ironique, il ajouta, en s'éloignant : « A très bientôt, Vladimir ! »

A cet instant, le Tsar se réveilla en sursaut, trempé de sueur, égaré entre deux mondes, celui du songe et celui de la réalité, sans pouvoir distinguer clairement entre les deux. Reprenant lentement ses esprits, il saisit la carafe de vodka et emplit généreusement le verre de cristal qu'il porta à ses lèvres. Sa décision était prise : il avait six mois devant lui pour préparer la guerre, non, plutôt une « opération militaire spéciale ».

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